Il fut un temps béni où un vieux proverbe yiddish disait « Gliklekh vi a yid in Frankraych », autrement dit, « Heureux comme un Juif en France ».
Ce temps semble bel et bien révolu au beau pays des Droits de l’homme. Les derniers chiffres publiés par le Ministère de l’Intérieur (février 2019) révèlent en effet que les actes antisémites ont bondi en France de 74% sur l’année 2018. Des chiffres d’autant plus inquiétants qu’ils n’incluent pas les actes n’ayant pas donné lieu à un dépôt de plainte, pas plus que les propos antisémites qui font florès sur internet ne reflétant ainsi que très partiellement la réalité d’un antisémitisme français aux multiples visages.
Rappelons les faits les plus récents : sur le seul week-end du 10 février, les deux arbres plantés en mémoire du jeune Ilan Halimi sauvagement assassiné en 2006 par le bien-nommé Gang des Barbares parce qu’il était juif, ont été sciés ; les effigies de Simone Veil qui ornaient les boîtes à lettres devant la mairie du XIIIème arrondissement de Paris ont été recouvertes de croix gammées ; de nombreux tags antisémites ont été relevés dans la capitale dont un à la peinture jaune sur la vitrine d’une boutique Bagelstein, « Juden », comme aux heures les plus sombres du nazisme. Des faits d’une grande violence, qui témoignent de la banalisation des actes antisémites en France depuis une vingtaine d’années.
Francis Kalifat, le Président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, a appelé immédiatement à travers un communiqué « à un sursaut national contre l’antisémitisme », rappelant « qu’au-delà d’être une menace pour les Juifs, l’antisémitisme constitue un signal de l’affaiblissement démocratique de nos pays ».
Mais la communauté juive de France n’est hélas pas la seule visée, loin de là. Quelque chose s’est passé, assurément, depuis les six millions de morts de la Shoah, et de toute évidence pas seulement en France. Partout en Europe un renouveau de l’antisémitisme s’exprime et se lâche aujourd’hui sans complexe, des réseaux sociaux jusqu’à la rue. Où que l’on se tourne, du Nord au Sud, y compris chez nos voisins scandinaves toujours enclins à donner des leçons de bien-vivre ensemble et de démocratie, dans une Europe en proie à la crise économique, à la montée des partis extrémistes et racistes et face à une immigration non maîtrisée, la haine la plus ancienne du monde s’épanouit à nouveau, plus de soixante-dix ans après le génocide qui a failli anéantir la totalité des Juifs d’Europe, leur culture, leur langue.
Il y a quarante ans, la ville de Malmö, en Suède, comptait 6 000 habitants juifs. Aujourd’hui, la moitié d’entre eux est partie suite aux harcèlements physiques et verbaux répétés, aux profanations de leurs cimetières, aux intimidations permanentes de toutes sortes. Idem aux Pays-Bas où l’on a noté ces dernières années de nombreuses agressions physiques graves et répétées contre des membres de la communauté juive au point que certains politiciens, tel l’ancien Commissaire européen Frits Bolkestein pour ne pas le citer, se sont sentis autorisés de conseiller aux « Juifs conscients de partir de leur plein gré puisqu’il n’y avait plus d’avenir possible pour eux aux Pays-Bas » et qu’ils pouvaient immigrer en Israël ou aux Etats-Unis…( Décembre 2010) Des propos surréalistes qui avaient suscité à l’époque une forte polémique jusqu’au Parlement et qui furent à l’origine d’un échange, non moins kafkaïen, avec Geert Wilders, leader de l’Extrême-droite populiste hollandaise qui lui rétorqua alors que « ce ne n’étaient pas les Juifs mais les Marocains coupables d’antisémitisme qui devaient quitter le pays ».
En Grande-Bretagne, on estimait la communauté juive à environ 340 000 membres au début des années 1990. Ils seraient 100 000 de moins aujourd’hui.
L’enquête menée en 2013 par le Centre sur l’Holocauste d’Oslo en Norvège éclairait de manière fort intéressante les éventuelles motivations de cet antisémitisme : elle révélait que 26% des Norvégiens pensaient que « les Juifs se considéraient supérieurs aux autres ». La même proportion estimait que les Juifs instrumentalisaient la mémoire de l’Holocauste pour en retirer des avantages. 12% pensaient que les Juifs étaient responsables de leur propre persécution. Et environ 10% reconnaissaient ne pas souhaiter avoir un ami ou un voisin juif… Une éventualité qui s’est sans doute encore raréfiée depuis avec les nouveaux départs massifs d’Oslo, de Copenhague, de Toulouse, de Paris et ailleurs vers Israël. Mais la raison primordiale de cet exode massif des Juifs de France comme des Juifs de Belgique, de Norvège, de Suède, de Hongrie ou encore du Danemark, c’est bien la nouvelle montée de l’antisémitisme partout dans ces pays, partout en Europe.
La France a une histoire ancienne, riche et forte avec la communauté juive, qui constitue la première communauté d’Europe et la troisième au monde après Israël et les Etats-Unis. Ils ne comptent pourtant pour pas plus de 1 % dans la population française… Partout, les responsables de ses communautés tirent depuis des années la sonnette d’alarme devant les agressions qui se multiplient à la sortie des synagogues ou des écoles et les départs vers Israël, le Canada ou les Etats-Unis, en vain.
Combien de victimes assassinées parce que juives faudra-t-il encore dans ce pays pour que la belle maxime « heureux comme un Juif en France » retrouve toute sa valeur ?
Ugo Peressini