Élisabeth Badinter et Yaël Braun-Pivet : « La République et ses valeurs méritent d’être défendues »

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La philosophe et la présidente de l’Assemblée nationale s’inquiètent du manque de courage des institutions. Elles appellent à défendre fermement les valeurs républicaines.

Yaël Braun-Pivet et Élisabeth Badinter ont en partage nombre de combats. À l’occasion de la sortie du livre de la présidente de l’Assemblée nationale, À ma place (1), Le Point a organisé une rencontre entre les deux femmes, qui représentent, chacune à sa manière, la République, la défense de la liberté, de l’égalité entre les sexes. L’échange a lieu au domicile parisien d’Élisabeth Badinter, à l’heure du thé.

Dans son bureau, niché à l’étage d’un appartement qui surplombe le jardin du Luxembourg, le souvenir de Robert Badinter est partout. Le président de la République vient d’ailleurs d’annoncer que l’ancien garde des Sceaux serait panthéonisé, le 9 octobre, date anniversaire de la promulgation de la loi abolissant la peine de mort. Ces deux personnalités se livrent aussi sur leurs déceptions, notamment politiques. Et confrontent leurs points de vue, sur la laïcité, l’État de droit et l’avenir de nos sociétés.

Le Point : Vous êtes deux femmes engagées, deux républicaines. Qu’est-ce que vous devez, l’une et l’autre, à la République ?

Élisabeth Badinter : Je dois à la République de m’avoir donné, dès l’enfance, le goût de l’école. J’ai continué, depuis, de rêver que tous les enfants puissent profiter d’un professeur qui les « embarque », auquel ils sont attachés. L’école républicaine est pour moi le symbole le plus fort de la République.

Yaël Braun-Pivet : La République pour moi est celle qui accueille, celle qui protège, qui donne sa chance, quel que soit le parcours, le vécu. C’est ce qui s’est produit pour chaque génération dans ma famille. Mon grand-père [d’origine polonaise, NDLR] est arrivé en France à la fin des années 1920, seul. Il a rencontré ma grand-mère, qui fuyait l’Allemagne nazie. Il a construit sa vie ici en se battant pour un pays qui n’était pas le sien, au sein de la Légion étrangère, puis dans la Résistance. Mon grand-père, ma grand-mère et mon père ont été naturalisés. La République, c’est aussi celle qui protège, c’est ma mère qui est accueillie à la DDASS pour la protéger de parents maltraitants. La République, c’est celle qui donne la chance de choisir son destin, même quand on n’est pas bien né.

É. B. : On ne doit pas omettre la liberté. La liberté intellectuelle, la liberté d’aller et venir, de penser. C’est une caractéristique encore plus forte. La République française ne peut pas se dissocier de la liberté.

Y. B.-P. : Justement. Notre Constitution protège cette liberté. Et ce sont ces protections qu’on affaiblit quand on s’attaque à l’État de droit.

Plusieurs conceptions s’opposent au sujet de l’État de droit. Pour certains, l’État de droit entrave l’action politique.

Y. B.-P. : L’État de droit, c’est beaucoup de choses, notamment la hiérarchie des normes. Lorsque l’abolition de la peine de mort intègre la Constitution, c’est pour qu’une simple loi ne puisse pas revenir dessus. C’est très sain d’avoir des normes supérieures.

É. B. : J’ai beaucoup apprécié que vous ayez constitutionnalisé l’avortement. Je pense qu’il y a à présent, concernant la loi sur la fin de vie, un décalage avec la précédente Assemblée. Pour nombre de députés, les convictions religieuses l’emportent sur tout et l’on sent bien qu’ils cherchent à y mettre des freins. Pourtant, pas plus que nul n’est forcé d’avorter, le droit d’être aidé à mourir quand l’heure nous semble venue est une liberté essentielle et non une contrainte pour tous.

Y. B.-P. : Je porte ce combat depuis longtemps. En France, nous sommes parfois en retard. Je pense au droit de vote des femmes par exemple, notre pays a été l’un des derniers parmi les grandes démocraties à l’avoir autorisé. À l’abolition de la peine de mort, évidemment. Sur la fin de vie, il est temps d’avancer quand tant d’autres pays ont pu légiférer de manière apaisée.

Si Marine Le Pen ne peut pas se présenter, qu’en pensez-vous ?

É. B. : Je suis mal à l’aise. J’ai l’impression qu’on lui a réservé un traitement particulier. On ne peut pas être indifférent au destin de 11 millions de Français.

Y. B.-P. : La justice doit être la même pour tous et elle doit être respectée. Marine Le Pen est une justiciable comme tous les citoyens. Les juges appliquent les lois que le Parlement a successivement votées pour répondre au souhait des Français de pouvoir élire des responsables politiques intègres, irréprochables, exemplaires. Il faut laisser le processus suivre son cours avec la saisine de la cour d’appel.

Comment défendre les valeurs de la République et d’où vient le danger ?

Y. B.-P. : Nos démocraties sont menacées. On pensait qu’avec la perestroïka, la chute du mur de Berlin, on aurait un règne démocratique qui ne ferait que s’étendre. C’est tout l’inverse auquel on assiste. On vit une régression des droits des femmes dans un certain nombre de pays. Lorsqu’on s’attaque à l’État de droit, il faut bien voir qu’on s’attaque à la liberté entre les hommes et les femmes, à la liberté d’expression, de manifestation. Il y a besoin de vigies et de Marianne qui se lèvent et se dressent pour se battre, car la République et ses valeurs méritent d’être défendues.

É. B. : Je suis bien d’accord, d’autant qu’on assiste à la montée en puissance de l’islam politique et radical. Depuis quelques années, la liberté d’expression est remise en cause dans les écoles. Le mot « offenser » y est d’ailleurs très répandu. Quand je suis allée avec Riss dans un lycée pour parler des caricatures, les jeunes disaient : « Il ne faut surtout pas offenser. » Il y a là une censure religieuse, morale qui n’est pas compatible avec la liberté d’expression. Ce que je trouve grave, c’est qu’on entend maintenant, dès le primaire, des enfants qui répercutent le langage, les convictions de leur entourage et de leurs parents. Il y a là un combat qui se mène, qui est loin d’être gagné.

Ce combat est-il bien mené ?

É. B. : Il est bien mené par certains professeurs. Ce n’est pas facile, il faut être courageux. De nombreux professeurs ne sont pas formés. Je ne vois pas de barrières solides contre ça. Je suis stupéfaite que tant de gens aient peur de dire ce qu’ils pensent en termes choisis.

Y. B.-P. : Il ne faut pas non plus laisser porter cette charge d’enseigner les valeurs de la République à la seule Éducation nationale. On a tous un rôle à jouer : parents, associations, élus. Le problème, c’est qu’aujourd’hui on a le sentiment d’être de moins en moins nombreux à les défendre. Or c’est le fondement de notre société.

É. B. : Les parents ne sont pas toujours à même de comprendre à quel point c’est important, pour être bien intégré dans la République, de parler aux enfants des valeurs qui peuvent entrer en contradiction avec leurs traditions. Quand j’entends dire qu’il faut laisser le voile porté par des sportifs si ça correspond à leurs convictions, je me dis : « Quel aveuglement ! » Comment allons-nous distinguer les filles qui veulent porter le voile sans intention de prosélytisme de celles qui sont des militantes de l’islamisme ? On ne peut pas les distinguer ! Donc, c’est non au voile dans le rapport à l’école. Mais c’est tellement plus facile de dire « oui » que « non » !

Êtes-vous d’accord Yaël Braun-Pivet ?

Y. B.-P. : J’ai une position légèrement plus nuancée. Dans un club sportif, il faut laisser les filles porter le voile si elles le souhaitent. En revanche, dès qu’on veut représenter une équipe ou un club en compétition, le voile ne doit pas être autorisé, au nom de la neutralité.

Cette République n’a-t-elle pas été dans le même temps source et cause de déceptions ?

É. B. : Ma grande déception de la République remonte à la période qui a suivi l’affaire des foulards de Creil. Nous étions cinq à l’époque à signer un appel pour la laïcité, contre le « Munich de l’école ». La réponse du gouvernement fut la lâcheté. J’ai vu un récent sondage qui indique que près d’un salarié de 18 à 24 ans sur deux considère que c’est acceptable de refuser de s’asseoir là où une personne de l’autre sexe se serait assise avant. On en est là. Les politiques, les institutions ont manqué de courage. La République aussi, que je croyais pourtant forte de ses convictions. En 1905, elle osait affronter le catholicisme. Aujourd’hui, elle baisse le ton devant l’islamisme.

Y. B.-P. : Sur le plan de l’égalité hommes-femmes, je regrette que nous n’y soyons pas encore. En 2025, nous n’avons pas d’égalité de salaire, pas d’égalité politique. Il n’y a aucun secteur, aucun niveau d’élection où nous avons atteint l’égalité. Nous venons de voter une loi pour la parité dans les élections locales dans les petites communes de France. On a encore entendu des saillies stupéfiantes dans l’Hémicycle ! Les lois sur la parité sont indispensables mais pas suffisantes. Elles ne permettent pas d’accéder aux plus hautes fonctions, qui s’acquièrent par le combat politique. Aujourd’hui, les trois plus grandes institutions de la République – la Cour des comptes, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État – n’ont toujours pas été présidées par des femmes. Je sais que vous n’étiez pas très favorable, Élisabeth, aux lois de parité…

É. B. : Non, mais je vous le dis franchement : j’ai sûrement eu tort du point de vue stratégique.

Et sur le plan politique, la gauche vous a déçue…

É. B. : Oui, bien sûr. Il a fallu attendre quarante ans pour qu’une partie de la gauche, aux responsabilités au moment de l’affaire de Creil, regrette de ne pas avoir été ferme. Je me faisais une autre idée de la défense de la République.

Depuis, les forces du NFP assument un clientélisme électoral à l’égard des populations arabo-musulmanes. En partant du principe qu’on va les conquérir en les essentialisant…

É. B. : Je n’arrête pas de me dire que nous descendons la pente. On laisse tomber nos acquis républicains les plus précieux.

Cela se déroule sur fond de retour brutal de l’antisémitisme.

Y. B.-P. : L’antisémitisme ne disparaît jamais totalement d’une société. La rapidité et l’ampleur avec lesquelles il se réveille sont absolument sidérantes. Dans le même temps, j’ai été très frappée par la solidarité immédiate que j’ai reçue de la part de grands républicains au moment de la marche contre l’antisémitisme et pour la République, organisée avec Gérard Larcher. Cet appel, qui n’était pas un appel politique et qui a eu un fort écho, m’émeut encore. Et vous y étiez, Élisabeth…

É. B. : Oui. Je suis comme vous très surprise de la vitesse à laquelle tout cela prospère. Dans la plus jeune génération, il y a une vraie hostilité à l’égard d’Israël. Ce qui me fait peur, c’est que si on sort l’antisémitisme de la boîte de Pandore, je ne sais pas comment on l’y remet.

Comment en est-on arrivé là ?

É. B. : C’est lié au discours de l’extrême gauche : on disait que l’antisionisme et l’antisémitisme, ce n’était pas la même chose. Le silence inouï qui a succédé au 7 Octobre à gauche, et pas seulement à l’extrême gauche, était incroyable. Cela a alimenté cette jeunesse qui réagit dans ce qu’elle croit être la justice car elle ne connaît pas l’Histoire. Pour tant de jeunes, le bon combat, c’est le Hamas.

Y. B.-P. : Beaucoup de jeunes ne savent pas ce qu’est la Shoah et se font manipuler. Et j’en veux à ceux qui font ça. LFI a une responsabilité majeure.

É. B. : Je voudrais qu’on revienne à la source de tout ça. À l’école, dans plein d’endroits, on ne peut plus enseigner la Shoah. Or, l’école, c’est le terreau qui décide de tout. Comment fait-on ? Vous avez sanctionné ce député brandissant son drapeau de la Palestine [Sébastien Delogu, NDLR]. Vous devez sans cesse faire la part des choses entre la liberté d’expression et ce qui est inadmissible. Ce n’est pas simple. Et c’est une femme qui le fait !

Y. B.-P. : Il faut toujours peser les choses. Je prends ces décisions en tant que présidente de l’Assemblée nationale. Il ne faut pas se laisser envahir par des motivations qui seraient personnelles. J’arrive à dissocier. Je suis une femme de droit.

Yaël Braun-Pivet, vous racontez dans votre livre votre déception du  macronisme… On vous sent d’ailleurs davantage marcheuse que macroniste.

Y. B.-P. :(Rires) C’est justement parce que je suis la plus marcheuse des macronistes que je peux me permettre de regretter que nous ayons exercé le pouvoir de manière trop verticale.

Vous parlez toutes les deux de la charge mentale. Élisabeth Badinter pour expliquer qu’on n’arrivera pas à l’égalité réelle entre les sexes tant qu’on n’aura pas réglé ce sujet de la répartition des tâches, et Yaël Braun-Pivet parce que vous racontez que votre mari a pris le relais à la maison…

Y. B.-P. : Il a pris le relais car il était contraint et forcé par les événements ! J’espère qu’avec la génération qui arrive ce sera une évidence. J’ai l’impression que vous êtes moins optimiste que moi, Élisabeth !

É. B. :(Rires) J’aurais envie de nuance. Je vois des changements, notamment dans la classe moyenne. Les couples partagent plus quand ils ont des conditions similaires de travail, de niveau de vie. C’est le contraire dans les classes moins favorisées et les plus favorisées. Je suis optimiste pour le changement, mais à long terme.

1. « À ma place », de Yaël Braun-Pivet (Buchet-Chastel, 224 p., 22 €).

Propos recueillis par Mathilde Siraud et Valérie Toranian

Source lepoint