
Le géopolitologue publie un livre à rebrousse-poil : le scénario d’une troisième guerre mondiale relève de la chimère. Nous l’avons rencontré.
Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, abandonner votre bunker et reléguer à la cave couvertures de survie et lampes torches à piles : le scénario d’une guerre mondiale relève de la chimère. C’est, en tout cas, ce qu’affirme avec assurance Frédéric Encel, géopolitologue chevronné, dans La guerre mondiale n’aura pas lieu, publié aux éditions Odile Jacob. L’auteur, avec énergie et pugnacité, s’attache à exposer les sept raisons qui, selon lui, nous prémunissent contre un sinistre « remake » des conflits de 1914-1918 et 1939-1945, malgré l’imprévisibilité de Donald Trump et la brutalité avérée de Vladimir Poutine.
Cette posture, d’un optimiste frisant l’insolence, pourrait passer pour complètement hors-sol à l’heure où les discours anxiogènes et apocalyptiques rencontrent un écho sans limite. Pourtant, les arguments avancés par Frédéric Encel pourraient bien convaincre même les esprits les plus sceptiques, à condition qu’ils acceptent l’exigeant exercice de penser à rebours de leurs certitudes. Entretien.
Le Point : Sommes-nous, comme on l’entend parfois, à l’aube d’une nouvelle guerre mondiale ?
Frédéric Encel : Moins que jamais ! Ce questionnement reflète une posture anxiogène et apocalyptique qui ne correspond pas à la réalité très empirique du moment. Certes, la période contemporaine est marquée, malheureusement, par plusieurs conflits régionaux. Mais ces conflits, en plus d’être globalement moins létaux, sont également bien moins nombreux qu’au cours des trois derniers siècles.
La raison fondamentale qui éloigne le spectre d’une guerre mondiale repose sur le maintien de la dissuasion – pas uniquement nucléaire – entre des États potentiellement hostiles ou anciennement cobelligérants à leurs frontières. La guerre coûte toujours bien plus cher en vies humaines, en matériel et en finances que ce qui est initialement estimé, y compris pour le vainqueur. Cette dissuasion s’exerce aujourd’hui de manière incontestable à l’échelle planétaire.
Rares sont les populations à adopter une posture « va-t-en guerre ». Est-ce le meilleur pare-feu contre un conflit mondial ?
La réticence massive des populations, visible lors de manifestations, sur les réseaux sociaux, dans les sondages et les enquêtes, réduit encore la perspective d’un conflit mondial. Le rejet de la guerre est particulièrement fort aux États-Unis, où la population reste extrêmement réticente à s’engager dans de nouvelles aventures militaires extraterritoriales. Cette réticence, moins connue, existe également dans la plupart des régimes autoritaires, comme la Turquie
Le même constat s’observe dans les pays en conflit. Au Proche-Orient, des manifestations courageuses contre le Hamas ont éclaté à Gaza, tandis qu’en Israël, une partie de la population proteste depuis des mois contre la poursuite du conflit. De plus, aussi bien les Russes que les Ukrainiens peinent à mobiliser des hommes sur les champs de bataille.
Vous affirmez que les régimes les plus dangereux se montrent souvent « déraisonnables », mais rarement « suicidaires ». Vladimir Poutine ne mettrait donc pas à exécution ses menaces nucléaires, synonymes de conflit mondial ?
C’est exact. Le président russe entretient un corpus de représentations impérialistes, fondé sur une rancœur victimaire et une instrumentalisation du religieux au profit du politique. Vladimir Poutine est brutal, assurément, mais pas suicidaire. En trois ans de guerre en Ukraine, il a brandi à quatre reprises le spectre de ce qu’il appelle « l’apocalypse ». Pourtant, jamais le chef du Kremlin n’a déclenché ne serait-ce qu’une pré-alerte nucléaire ! La raison en est simple : il agit uniquement selon de stricts rapports de force. Or, le poids de l’Otan face à la Russie l’oblige à la prudence, à moins que le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ne nous fasse basculer dans un autre paradigme.
L’Histoire nous enseigne cependant qu’un emballement reste peu probable. Certes, Vladimir Poutine a démontré qu’il est capable d’ordonner des opérations extrêmement sanglantes en Syrie ou en Géorgie. Mais jamais – je dis bien jamais – ces opérations n’ont présenté un risque réel pour la Russie, que ce soit pour son pouvoir personnel ou pour la sûreté du pays.
Croyez-vous que le caractère imprévisible de Donald Trump puisse faire basculer le monde dans un conflit généralisé ?
L’imprévisibilité du président américain, d’une part, et sa volonté farouche – et pour le coup prévisible – de rejeter totalement l’envoi de soldats américains hors des frontières, d’autre part, constituent deux réalités incontestables de sa politique. Ces deux aspects peuvent faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre…
Cela dit, nous pouvons raisonnablement imaginer que son imprévisibilité, qu’elle soit organisée ou chaotique, pousse les adversaires des États-Unis à davantage de prudence. C’est une constante géopolitique depuis les premières cités sumériennes : face à l’incertitude, les adversaires agissent avec retenue.
Il est important de rappeler, par ailleurs, que lorsqu’une puissance capable de projeter des forces destructrices à l’échelle mondiale choisit de ne pas le faire, cela éloigne mécaniquement le spectre d’un affrontement avec une autre puissance équivalente. C’est le cas ici.
Une situation comparable à l’été 1914, avec le déclenchement des systèmes d’alliance, condition importante d’un conflit mondial, vous semble aujourd’hui improbable. Pourquoi ?
Plus qu’improbable, impossible. À cette époque, l’Europe était prise dans un enchevêtrement d’alliances militaires très serrées : la triple Entente (Royaume-Uni, France et Russie) et la triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie). Chaque camp était lié par des engagements qui obligeaient les alliés des premiers belligérants – en l’occurrence l’Autriche-Hongrie – à intervenir, même pour des différends mineurs. Ce que j’appelle le « syndrome de l’été 1914 », c’est précisément cet entrelacement d’alliances militaires qui a rendu la guerre inévitable.
Or, ce schéma n’existe plus aujourd’hui. Si l’on cherche des alliances militaires multilatérales sérieuses et intégrées, on ne trouve que l’Otan. Et encore, cette organisation est affaiblie avec le retour de Donald Trump. Les autres groupements d’États existants – il y en a une quinzaine dans le monde – ne sont pas de nature militaire. Même lorsqu’ils incluent un volet politique, comme l’Organisation de coopération de Shanghai, ceux-ci restent peu crédibles. Par exemple, cette organisation regroupe des États qui sont techniquement en conflit, comme l’Inde et la Chine au Cachemire.
Vous affichez un optimisme remarquable en cette période sombre. Faut-il pour autant rester sourds aux trompettes de l’Apocalypse ?
Au contraire, il est crucial de ne pas y rester sourd ! Si nous – les Européens – ne relevons pas le défi du rapport de force, ce qui nous menace n’est pas tant l’Apocalypse qu’une forme de soumission à des puissances dont les intérêts et les valeurs ne seraient pas les nôtres. De ce point de vue, l’Europe doit rompre avec l’inepte concept de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama et se réapproprier le droit à l’usage du politique, et donc du militaire.
L’Union européenne est une réussite économique, comme l’avaient voulu ses fondateurs. Mais l’économique n’est qu’une des deux dimensions de la puissance, et la moindre. La seconde, le politique, est primordiale. Il est urgent de bâtir une « Europe-puissance ». Cela réduirait considérablement le risque d’un affrontement global. La dissuasion, depuis la fin du néolithique, est au cœur des dynamiques géopolitiques. Le pacifisme est le pire ennemi de la paix…
Dans ce livre, vous démontez point par point les arguments d’une sommité de la géopolitique, Samuel Huntington, et son fameux « choc des civilisations ». Pourquoi teniez-vous à le faire ?
Je ne pense pas que Samuel Huntington puisse être considéré comme une sommité. Il a développé un concept extrêmement paresseux, fondé sur des critères flous et mal définis. Certes, les civilisations existent, ou plutôt des manifestations de réalités civilisationnelles – qu’elles soient vestimentaires, gastronomiques, spirituelles, religieuses, linguistiques, ou, dans une certaine mesure, géographiques.
Cependant, Huntington a tracé des contours simplistes et grotesques, parfois moralement problématiques. Par exemple, il considère que l’ensemble du continent africain constitue une seule civilisation. Or, l’Afrique compte 54 États, des centaines de langues, plusieurs religions subdivisées en diverses confessions et des milliers de clans et tribus. Ces réalités, marquées par des rivalités, des guerres ou des génocides – comme celui du Rwanda en 1994 – rendent son concept de civilisation totalement inopérant. Franchement, c’est absurde, et cela me met en colère en tant que géopolitologue.
Si l’on vous suit, le critère civilisationnel ne constitue-t-il pas un facteur précipitant la guerre ?
Non, mais on peut l’instrumentaliser comme le fait par exemple Vladimir Poutine. Avant même l’invasion de l’Ukraine, il pointait du doigt la prétendue décadence de la « civilisation » européenne. Pourtant, il s’attaque non pas à l’Occident, mais à des Ukrainiens qui partagent, pour l’essentiel, la même couleur de peau, le même mode vestimentaire, la même alimentation, et essentiellement la même religion que les Russes. Ils possèdent également la même géographie et, dans une large mesure, la même langue. Ce concept de guerre civilisationnelle, tel qu’il est utilisé, n’a aucune valeur analytique saine. Seuls les naïfs et les extrémistes y croient. Redevenons sérieux.