Jacques Attali : « Plus le politique et le spirituel sont séparés, mieux nous nous portons »

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DIEU DANS LES YEUX. L’intellectuel éclectique, ex-conseiller de François Mitterrand, se confie sur la quête spirituelle qu’il poursuit depuis l’enfance.

Échange en surplomb avec l’hyperactif et éclectique Jacques Attali. Polytechnicien, énarque, haut fonctionnaire, économiste, conseiller d’État, professeur d’université, cet intellectuel aujourd’hui octogénaire – il est né le 1er novembre 1943 à Alger – fut, on s’en souvient, la plume, le sherpa, le mémorialiste de François Mitterrand et le « découvreur » d’Emmanuel Macron. Cet homme de feu et de glace, qui peut être onctueux et cassant, captivé par la vie et la mort des grandes civilisations et les innovations postmodernes, partageant sa vie dans l’étude de grandes traversées du temps long et un agenda calibré à la minute sur l’instant présent est l’auteur de quatre-vingt-six livres, essais, romans, encyclopédies, sur tous les sujets. Des ouvrages dans lesquels les questions spirituelles tiennent une bonne place… Pourquoi ? Confidences.

Le Point : Diriez-vous que vous poursuivez une quête spirituelle ?

Jacques Attali : Oui, depuis mon enfance, par la formation religieuse que j’ai reçue de mes parents, qui étaient eux-mêmes très érudits. Mes études scientifiques ne m’ont pas éloigné de l’appréhension du mystère, de l’émerveillement devant la capacité du cerveau à donner une représentation mathématique de la nature, avec des mathématiques de moins en moins intuitives, en particulier à partir du moment où la théorie de la relativité introduit l’idée de la courbure de l’espace.

Cette quête, je l’ai traduite dans de nombreux livres, en particulier dans la ligne directrice d’un roman qui me tient particulièrement à cœur La Vie éternelle, roman dans lequel je raconte l’histoire d’un peuple coupé de tout sur une étoile lointaine, qui revit l’histoire des hommes depuis les origines et en retrouve tous les fondements spirituels, comme un grand invariant de toute vie, aussi immuable que les lois de la physique. Cette quête spirituelle est aussi la matrice de mon travail sur Blaise Pascal, sur Gandhi, sur Ibn Rushd, sur Maïmonide, sur Thomas d’Aquin, sur le lien entre la foi et la raison. Cette quête m’a poussé à accomplir un tour du monde des lieux sacrés, qui m’a fait voyager de Vézelay à Varanasi, de l’Île de Pâques au Bhoutan, d’Angkor à Samarcande, des collines des Hopis aux Jains d’Ahmedabad, de Jérusalem à Palenque, de Bamyan à Fès et tant d’autres lieux.

Quels enseignements avez-vous tirés de votre tour du monde des lieux mystiques ?

Je ressens partout la même épaisseur du silence… Et je retrouve cet élan spirituel, comme beaucoup de gens, dans la musique. En l’écoutant, en en jouant. En en dirigeant. Toutes sortes de musiques. Plus particulièrement, quand je dirige l’Ave verum corpus, ce motet sublime de Mozart, je ressens très intensément comme un lien qui se tisse et qui monte avec quelque chose d’autre que la vie, telle que nous la connaissons.

Ce lien, le nommez-vous de façon particulière ?

Non, je ne le nomme pas. Je ne parle pas d’un Dieu. Pour moi, il s’agit d’une immanence, d’une présence intense et mystérieuse, à l’opposé de la transcendance. De ce point de vue, je me sens assez proche de la pensée de Spinoza, même si je n’identifie pas cette immanence avec la nature, comme on le fait dire, à tort, à Spinoza. L’immanence, c’est une présence à laquelle je suis liée, à chaque instant. Je ne veux pas croire qu’il n’existe rien d’autre dans l’univers qu’un amoncellement d’atomes composant des milliards d’individus perdus sur une planète, tournant autour d’une des milliards d’étoiles d’une galaxie, au milieu de milliards de galaxies. Mais je ne crois pas qu’il existe quelque part un monsieur en barbe blanche qui surveille chacun de nos gestes, nous jure son amour éternel et nous menace de brûler dans les flammes d’un enfer.

Vous avez évoqué l’éducation religieuse de vos parents. Que vous ont-ils transmis ?

Ils nous ont transmis le judaïsme qu’ils pratiquaient dans l’Algérie française des années cinquante, en respectant les rites et une tradition immémoriale, sans verser dans une orthodoxie, dans le respect des autres croyances et de ceux qui ne croyaient pas. Mon père parlait parfaitement l’hébreu. Il connaissait une grande partie des textes par cœur. Sa première langue était l’arabe, la seconde l’hébreu et la troisième le français. Il avait eu une formation de rabbin puis il était devenu laïque. Quant à ma mère, elle était professeur d’hébreu. Ils nous ont transmis l’importance de la famille, de la transmission, du devoir, de l’exigence à l’égard de soi-même, de la foi en une force qui nous transcende.

Vous restez imprégné par cette éducation ?

Oui, bien entendu. J’ai aussi beaucoup travaillé pour continuer à apprendre la théologie juive, à essayer de comprendre la liturgie du mieux possible ; j’ai essayé de transmettre ces connaissances dans mon Dictionnaire amoureux du judaïsme, et dans deux ouvrages, écrits avec un ami théologien, Pierre-Henry Salfati, sur les relations entre les pensées juive, grecque et hindouiste.

Les attaques du 7 Octobre vous ont-elles renforcé dans votre identité juive ?

Cela n’a rien à voir ! Pour moi, Israël devrait rester ce qu’il était à sa création, c’est-à-dire un État laïque ; et j’en veux beaucoup à Netanyahou, qui a trahi cet idéal. Je me considère comme sioniste, c’est-à-dire partisan de deux États, juif et palestinien, vivant en bonne intelligence. Des États laïques et démocratiques. Cela n’a aucun rapport avec mon rapport à la foi.

Quelles sont les grandes figures spirituelles qui vous ont marqué ?

J’ai été très marqué par l’œuvre et le chemin de Blaise Pascal, cette flamme intense qui le brûlait, cette foi si puissante qui ne l’empêchait pas d’être un très grand scientifique ; par de grands talmudistes que j’ai pu croiser, tel Isaac Luria, à qui l’on doit une théorie de la naissance de l’Univers aussi puissante que les découvertes les plus récentes de la cosmologie.

J’ai appris aussi de mystiques Indiens à Varanasi, d’un professeur de théologie à Fès, et de tant d’autres. Dont le cardinal Lustiger, avec qui j’ai beaucoup parlé du Messie, de sa venue, de son retour, de ce qu’il signifie conceptuellement dans la trajectoire humaine, toujours en attente d’une réponse à l’angoisse de la mort, qui est derrière toute réflexion métaphysique. Ces conversations m’ont d’ailleurs inspiré un roman, Il viendra, dans lequel le Messie apparaîtrait aujourd’hui sous les traits d’un chanteur pop.

Dans le bouleversement mondial actuel, quelles réflexions vous inspirent les relations entre le politique et le spirituel ?

Plus le politique et le spirituel sont séparés, mieux nous nous portons. Voilà pourquoi je suis très en colère contre Netanyahou. Voilà aussi pourquoi je suis pour une laïcité très exigeante, à l’égard de toutes les religions, quelles qu’elles soient. Et pourtant, aujourd’hui, le spirituel revient, partout. Cela ne me gêne pas, évidemment, si chaque être humain est habité par une foi.

Cela m’inquiète si cette foi est le support de manipulation politique par des sectes de toutes natures. Dans un monde de plus en plus troublé et instable, il faut s’attendre à ce que beaucoup de gens trouvent une réassurance dans la foi, et dans des églises. C’est respectable et magnifique. Aussi longtemps que celles-ci ne se mêlent pas d’imposer leurs règles en politique. Elles ont fait assez de mal, on le découvre tous les jours, en particulier aux femmes et aux enfants.

Vous qui êtes un homme hyperactif, engagé dans votre siècle et soucieux de la mise en perspective des événements dans le temps long, l’étude spirituelle vous permet-elle de la sérénité ?

La sérénité, comme le bonheur, n’est pas pour moi une fin en soi. L’étude spirituelle me ramène à un grand invariant à ne jamais oublier : la gratitude. C’est d’ailleurs le sujet de mon prochain livre.

Propos recueillis par Jérôme Cordelier

Source lepoint

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