Wajdi Mouawad : le départ prématuré d’un directeur engagé

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Nommé à la tête du théâtre national en 2016, le metteur en scène libano-québécois a annoncé ce mercredi 12 mars qu’il mettrait fin à ses fonctions en mars 2026, soit un an avant la date prévue. Son bilan est marqué par des prises de position politiques fortes et un rajeunissement considérable du public du théâtre de l’Est parisien.

«Ecrire, c’est échapper à la dictature du sens. Expliciter, c’est égorger l’intuition. L’aventure de l’écriture ne consiste pas à maîtriser une idée, mais à découvrir ce qu’on ignore de soi. On est des immeubles habités par des locataires dont on ignore tout. Ecrire, c’est faire en sorte que ces locataires choisissent ce qu’il advient des personnages.»

On sort du Collège de France où Wajdi Mouawad, le directeur du théâtre de la Colline, vient de donner une enthousiasmante leçon intitulée «Puzzle sans image du verbe choisir», dans son séminaire sur les verbes de l’écriture ; et le lendemain, on apprend qu’il quitte le théâtre national dont il avait été nommé à la tête, il y a presque dix ans, le 6 avril 2016. Son départ sera effectif en mars 2026, un an avant la fin de son mandat. On poursuit le séminaire qui porte justement sur la difficulté pour un humain de changer par lui-même sans qu’une force extérieure, une catastrophe, ne l’y oblige. Nous frappe qu’il s’astreint au mouvement, malgré, vient-il d’expliquer dans son séminaire, «l’impossibilité de se voir dans la partie creuse de la cuillère et de retourner cette cuillère». Wajdi Mouawad donne un exemple qui parle à tous : «Pourquoi est-il si difficile de se résoudre à changer de métier alors qu’il est si simple pour notre patron de nous mettre à la porte ? “Moscou, Moscou un jour j’irai”, répète Irina dans les Trois Sœurs de Tchekhov alors qu’il y a une gare.» C’est donc lui, Wajdi Mouawad, qui prend le train pour une destination dont il ignore tout. Tout juste peut-on dire, selon les formules usuelles, qu’il se consacrera à d’autres projets artistiques, l’écriture d’un roman, son travail de metteur en scène, mais aussi, c’est un scoop, l’écriture et la conception d’un premier long métrage. Autre annonce : Wajdi Mouawad présentera pour les 70 ans du festival d’Athènes-Epidaure, une création, le Serment d’Europa, les 1er et 2 août. Avec entre autres Juliette Binoche !

Prises de position fortes

L’attention aux auteurs qu’il recherchait et invitait avant même de savoir celles et ceux qui mettraient en scène leur texte marque son mandat dans ce théâtre de l’est parisien dédié, il faut le rappeler, aux écritures contemporaines. On songe à l’autrice, metteuse en scène et actrice Isabelle Lafon, dont on a beaucoup aimé Cavalières, les Imprudents et Je pars sans moi, à Léonora Miano – autrice beaucoup lue, mais qu’on ne voyait pas beaucoup sur un plateau – mais aussi à sa fidélité à Valère Novarina, 77 ans, dont le directeur de la Colline a à chaque fois présenté des créations, des œuvres inédites.

Durant sa décennie, le public s’est considérablement rajeuni. Il suffit de regarder autour de soi dans la grande salle de 650 places pour s’en convaincre, et on est à chaque fois surprise et étonnée de son étonnement. Cette jeunesse raffole particulièrement des propres spectacles du directeur, auteur, metteur en scène, et bientôt cinéaste, puisque pour Racine carrée du verbe être, durant les 47 représentations de cet automne, ils formaient 45 % des 24 000 spectateurs. C’est beaucoup.

Wajdi Mouawad, c’est aussi du silence et des prises de parole publiques, politiques, des positions fortes et évidentes. Mais aujourd’hui, même les évidences sont courageuses. Mardi 11 mars, au Collège de France, invités à discuter sur la réconciliation, sont assis côte à côte l’ex-Premier ministre israélien Ehud Olmert, l’ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autorité Palestinienne Nasser al-Qidwa, et Anne-Claire Legendre, conseillère Afrique du Nord et Moyen-Orient auprès de l’Elysée. Et bien sûr lui-même, libanais de naissance, exilé d’abord au Canada, puis en France. Rappelons qu’Ehud Olmert est le Premier ministre qui opérait pendant la guerre qui opposait Israël au Liban en 2006 – la pire année pour les Libanais. Wajdi Mouawad : «Mon pays m’interdit d’être en lien avec les Israéliens. Ce n’est pas chose facile. Tellement de morts, tellement de territoires envahis, tellement de violence, qu’être assis ensemble autour d’une table, c’est déjà un choix.»

La nouvelle directrice ou le nouveau venu arrivera un an avant les élections présidentielles de 2027. Il est possible que Wajdi Mouawad y ait pensé en écourtant son mandat d’un an, donnant ainsi le temps aux autorités de mettre en place une direction, et éviter de laisser la place vide deux mois avant des échéances électorales cruciales.

par Anne Diatkine