Boris Cyrulnik : «On est passé de l’amour en CDI au sexe en CDD»

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Comment transformer l’euphorie de la rencontre en relation durable ? Le grand neuropsychiatre détaille avec finesse cette métamorphose de l’amour qui donne naissance au couple. Tout en soulignant la réticence des jeunes aujourd’hui à se projeter dans une relation durable.

Entre l’amour triomphant, spectaculaire, et l’attachement, qui se tisse au jour le jour, nous évoluons sans cesse. Pour qu’un couple dure, il nous faut passer de l’un à l’autre, démontre avec brio le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans son nouvel essai, Quand on tombe amoureux, on se relève attaché.

Madame Figaro. – Vous écrivez que «l’amour est le plus joli moment pathologique d’un être humain normal». En quoi est-ce fou ?
Boris Cyrulnik.– Il n’est pas nécessaire d’être psychotique pour délirer. N’est-il pas délirant de tomber fou amoureux de quelqu’un à qui on n’a jamais parlé, avec qui il ne s’est rien passé ? En quelques minutes celui-ci devient la personne la plus merveilleuse, celle avec qui on aimerait passer tout son temps… Tout se déroule comme s’il y avait un dysfonctionnement du cerveau. On ressent une sorte de familiarité avec un individu sans aucun fondement. C’est ce que j’appelle «moment pathologique.» Le pédiatre Donald Winnicott avait évoqué la «folie amoureuse maternelle» que l’on situe à peu près dans les cent premiers jours de la vie de l’enfant.

Il y a une explication : ce sentiment amoureux serait le réveil d’une trace mnésique lointaine dans notre cerveau.

La foudre ne tombe jamais par hasard. C’est l’écho d’une familiarité très ancienne, probablement à un stade préverbal, avant la troisième année, au moment où la mémoire n’est pas effective. En ce sens, nous, psychothérapeutes, différencions la trace du souvenir. Le sentiment amoureux, s’il est fulgurant, s’établit donc sur du connu dont nous n’aurions pas la mémoire. Descartes évoquait son attirance pour les femmes qui avaient une coquetterie dans l’œil… Or, il avait été élevé tout petit, à la grande époque des nourrices, par une femme qui louchait… Toujours est-il que le simple fait de voir l’être aimé nous plonge dans un état de bien-être. Tout comme la mère avec son nouveau-né. On s’échange des petits mots doux, des regards…

Que se passe-t-il dans le cerveau à ce moment-là ? Peut-on établir par la neuro-imagerie une cartographie amoureuse ?

Il s’agit d’une déflagration. L’hyperstimulation du circuit de la récompense s’accompagne d’une extinction des circuits neuronaux en jeu dans les «zones de punition.» Le réseau neuronal responsable de la critique ou de la nuance – bref, le jugement – est éteint. Cela fait écho à ce proverbe bien connu : l’amour est aveugle ! L’être aimé est le plus beau, le plus intelligent, même si objectivement ça n’est pas le cas. Le cerveau fonctionne à l’opposé de la cartographie cérébrale du mélancolique. Dopés par la suractivation neuronale, les amoureux sont moins sensibles au froid, à la faim, à la fatigue… L’ivresse est très proche de l’emprise – une situation que le nouveau-né connaît bien, et qui lui est nécessaire pour survivre, lui qui naît dans un état de vulnérabilité totale. Cette emprise néonatale cède logiquement vers 2-3 ans, au moment de l’âge du « non », ce qui permet à l’enfant d’évoluer. En revanche, l’emprise amoureuse à l’âge adulte ne débouche pas sur la prise d’autonomie. Au contraire. On aime parfois cette prison dorée, qui permet de se laisser bercer sans subir l’angoisse du choix et de la responsabilité. Cet amour pour un demi-dieu nourrit une forme de pensée paresseuse, ce qui est assez confortable…

Vous évoquez sur ce point le fanatisme quasi amoureux pour Hitler, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Freud a suggéré que la relation d’amour entre deux personnes est de même nature que la ferveur du peuple pour un meneur de foule. Dans une société désorganisée, sans aucun lien social, les quidams errants sont avides d’un chef autoritaire, comme d’une bouée de secours. Sa rhétorique, sa gestuelle, son récit… provoquent des émotions qui court-circuitent le cerveau comme dans une relation amoureuse. Si l’on pouvait passer à l’IRM le cerveau d’un fanatique de Hitler, dans les années 1930-1940 en Allemagne, on y retrouverait la même cartographie que celle d’un amoureux…

Pour qu’un amour dure, il doit donc basculer vers un lien d’attachement. Or, c’est loin d’être automatique…

Amour et attachement sont d’une nature tout à fait opposée. Ce sont les deux pôles vers lesquels naviguent tous les couples. Il leur faut l’un et l’autre : la sécurité du foyer mais la folie de l’ailleurs. John Bowlby, dès 1951, a évoqué ce nécessaire lien d’attachement qui permet très paradoxalement de s’éloigner de l’objet aimé. L’attachement nous sécurise et nous permet d’aller explorer le monde extérieur. L’amour est hyperconscient (on se rend tous compte quand on tombe amoureux), alors que l’attachement se tisse dans l’ombre, de façon invisible. Nous, psychothérapeutes, avons élaboré quatre profils d’attachement. Le profil «secure» (70 % des individus) est le plus harmonieux. Les «évitants», carencés affectivement dans la petite enfance, peuvent être terrorisés par l’amour, ressenti comme une menace. Cela donne des individus qui fuient par crainte d’être rejetés, par exemple. L’«ambivalent» va demander des preuves d’amour incessantes pour être rassuré. Quant au profil «désorganisé», à cause de ses réactions incontrôlables, on a du mal à l’aimer. Tout petit, il est puni plus souvent que ses camarades, ce qui ne fait que renforcer son mal-être et sa désorganisation.

Diriez-vous qu’il faut s’occuper des mille premiers jours de nos enfants pour faire d‘eux des profils «secure», soit de futurs amoureux épanouis ?

C’est une évidence. Il faut développer les niches affective et sensorielle, construire autour du petit l’équivalent d’un «village.» Nous savons depuis peu de temps que plusieurs relations sont bien plus bénéfiques pour un bébé qu’une seule. Si l’on apprend tout jeune qu’il y a plusieurs façons d’aimer, on peut se relever plus vite d’une rupture amoureuse à l’âge adulte. On devient un adulte amoureux épanoui, résilient, si l’on a été «assez bien» aimé pendant l’enfance, pour reprendre les mots de Winnicott.

Pourquoi y a-t-il chez les jeunes une difficulté à s’investir dans un lien durable ?

Les jeunes, qui souffrent de nombreuses crises, politique, sanitaire, climatique… ne voient plus l’intérêt de s’investir dans une relation ou une profession durable. Le long terme a-t-il encore un sens au moment de l’effondrement climatique ? D’où leur appétence pour un lien léger, qui s’est renforcé avec les applis de rencontre. Sont-ils pour autant plus épanouis en amour charnel ? Ça n’est pas sûr. Jadis, le mariage, qui n’était pas que d’amour, était un levier pour construire la société. Aujourd’hui, dans notre civilisation de l’individu-roi, le plaisir est devenu princeps. On est passé d’une tyrannie, celle du couple et de la famille, à une autre. On est passé ainsi de l’amour en CDI au sexe en CDD. La sexualité a perdu de son aspect transcendantal pour devenir sans lendemain. Ces injonctions au plaisir éclair affadissent le désir. Sans doute faudrait-il réinventer une forme contemporaine du fin’amor , de l’amour courtois, quand le chevalier partait guerroyer avec le ruban ou les couleurs de sa belle en signe d’allégeance ou d’engagement. L’amour gagne en valeur, s’il est toujours à conquérir…

Source lefigaro