
Première ministre pendant vingt mois, Elisabeth Borne est la deuxième femme à avoir dirigé un gouvernement sous la Vᵉ République. Une expérience amère durant laquelle elle a dû faire face à de nombreuses attaques sexistes, souvent venues de son propre camp.
3 avril 2023. Ce jour-là, elle égale la longévité d’Edith Cresson, seule femme à avoir exercé la fonction de cheffe de gouvernement avant elle sous la Ve République. Pendant les près de vingt mois qu’elle passe à Matignon, du 16 mai 2022 au 9 janvier 2024, Elisabeth Borne est sans cesse renvoyée à cette date symbolique. Qu’elle soit restée en fonction plus longtemps que Bernard Cazeneuve ou Pierre Bérégovoy est, en revanche, complètement occulté. « Maintenant, vingt mois, ça paraît très long », ironise aujourd’hui l’ex-Première ministre, en référence au sort qu’a connu Michel Barnier, tombé trois mois après sa nomination.
Durant tout son bail rue de Varenne, celle qui est aujourd’hui ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a dû lutter contre des attaques sexistes, souvent venues de son propre camp. Car lorsqu’une femme accède aux plus hautes responsabilités politiques, certains hommes se sentent « légitimes » pour la renverser et prendre sa place.
Si une femme vous demandait de lui décrire le monde politique actuel, que lui diriez-vous ?
Elisabeth Borne J’ai forcément un regard particulier puisque j’avais une vie avant de faire de la politique. J’ai été préfète de région et cheffe d’entreprise [elle a notamment dirigé la RATP entre 2015 et 2017], des fonctions où vous êtes davantage jugée sur vos résultats. Dans le monde politique, il y a moins cette culture du résultat, donc le sexisme est plus fort. C’est une défense assez naturelle des hommes politiques pour conserver leurs postes. Tant que vous restez à votre place au sein d’un gouvernement, tout va bien, mais si vous voulez accéder aux plus hautes fonctions, alors vos collègues masculins considèrent que vous allez un peu loin. Il y a une limite à ne pas dépasser, sinon on s’expose à des croche-pieds de ses camarades.
Ce qui me frappe, en ayant échangé avec des élues locales, c’est qu’au sein d’un conseil municipal, vous êtes également victime de sexisme. On a instauré depuis longtemps une parité avec des listes alternées aux élections municipales, mais vous avez 80 % d’hommes parmi les maires. Et beaucoup de conseillères municipales le disent : si vous voulez accéder à des fonctions d’adjoints, ça devient compliqué. Et si vous y parvenez, c’est plutôt sur les sujets « petite enfance ».
Comment expliquez-vous ce blocage ?
Je pense que les hommes sont bien implantés et ne sont pas décidés à laisser leur place. On voit que les lois sur la parité jouent imparfaitement : les hommes ont par exemple plus tendance à obtenir des circonscriptions gagnables lors des élections législatives. Le fait que les postes décisionnels, en l’occurrence le choix des investitures, soient tenus par des hommes a un impact. En 2017, Emmanuel Macron a fait la parité des candidats dans les circonscriptions gagnables, mais ce n’était plus le cas en 2022. Parce qu’on est dans un monde politique masculin, c’est la force d’un système qui reste profondément sexiste.
Quand vous regardez les domaines dans lesquels il y a vraiment des inégalités femmes-hommes, on tombe sur la politique et les métiers scientifiques. Dans les deux cas, les femmes, donc la moitié de l’humanité, sont découragées avant même d’y entrer, pour laisser plus de chance aux hommes d’y réussir. Les partenaires sociaux nous donnent des leçons sur cette question, quand on voit que ce sont deux femmes qui dirigent la CGT et la CFDT. Le monde politique n’est vraiment pas en avance et n’évolue pas très vite. On est très loin d’un monde politique qui donne l’exemple à la société, je pense qu’il est bien placé en queue de peloton. Le fait que l’action politique soit davantage jugée sur la capacité à communiquer plutôt qu’à obtenir des résultats, ça a certainement sa part de responsabilité. Quand on disait que j’étais « techno », c’était une manière de dire que, si je suis compétente sur le fond, je ne peux pas être politique. Ça en dit long sur la vision de la politique.
Lors de votre discours en arrivant à Matignon, vous dédiez votre nomination à « toutes les petites filles ». Vous aviez conscience d’être un symbole en devenant Première ministre ?
Oui, forcément. Il y a encore beaucoup d’autocensure chez les jeunes filles, je le vois en permanence en tant que ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Souvent, quand vous discutez avec l’une d’elles qui réfléchit à son orientation professionnelle, elle vous dit vouloir être aide-soignante ou infirmière. Et pourquoi pas médecin ? Moi, je suis fière de mon parcours. D’abord, j’ai fait des sciences, un domaine où l’écart entre les hommes et les femmes s’accentue. Ensuite, j’ai pu intégrer des écoles d’ingénieurs prestigieuses. Donc, j’ai envie de partager mon expérience et de porter ce combat de la méritocratie. Cela vaut pour les filles, pour qui aucune fonction ne doit être considérée comme inatteignable. Y compris en politique. Je pense plus largement que c’est le rôle de la République de permettre à chaque jeune fille de réaliser son rêve.
Quand je suis nommée Première ministre, je me sens d’abord Première ministre. Mais je me souviens d’une interview où les journalistes me demandent si j’ai réfléchi à la date du 3 avril. Je dis non et demande ce qu’il s’y passera : c’était le jour où j’aurais tenu plus longtemps qu’Edith Cresson [première femme Première ministre, entre le 15 mai 1991 et le 2 avril 1992]. Tout au long des vingt mois que j’ai passés à Matignon, des gens m’ont renvoyé à cette date. Mais il y a d’autres Premiers ministres qui ont moins duré : Bernard Cazeneuve, Pierre Bérégovoy… Il n’y a pas deux catégories de Premier ministre !
Quand je suis arrivée à Matignon, mon premier combat a été de faire écrire « la Première ministre » au lieu de « le Premier ministre ». J’ai demandé à changer le papier à en-tête et l’administration ne trouvait pas ça évident à faire… Il a fallu se battre pour féminiser le titre, ce qui me paraissait aller de soi. Il y a aussi le fait d’être en permanence jugée sur des codes masculins. Quand j’ai visité le Salon de l’Agriculture, on a noté que je buvais moins de bière et que je mangeais moins de têtes de veau que Jacques Chirac. En effet, on ne mange pas exactement pareil ! Quand vous êtes une femme, vous ne pouvez pas rentrer dans ces codes masculins. Il ne faut pas se plier à l’image qu’on attend que vous donniez, il ne faut pas singer les hommes. Je pense qu’il faut assumer qui on est, car sinon il y a peu de chance que ça marche.
Après, il y a aussi eu les commentaires sur le fait qu’Emmanuel Macron trouvait beaucoup plus sympa de partager une côte de bœuf avec Jean Castex [son prédécesseur à Matignon]. Mais aussi la petite phrase disant que je mangeais des graines. Pour les femmes, vous avez des commentaires sur leur façon de s’habiller, sur leurs pratiques alimentaires, sur leur poids… Personne ne se serait permis de dire qu’un homme politique aurait pris du ventre ! Je pense aussi que les atteintes à ma vie privée ont été bien plus fortes que pour les hommes. Il y a eu les rumeurs sur ma supposée homosexualité, une attaque à laquelle je ne m’attendais pas. Les photos volées aussi, c’était incroyable ! Aucun de mes prédécesseurs et successeurs n’en a eu. Certains commentaires étaient gratinés : la légende d’une photo volée de mon compagnon dans « Paris Match » qui dit « qui est ce monsieur machin qui la suit partout », c’est affreux ! Vous imaginez que l’on dise ça de la femme d’un homme politique ? Tout ça était très désagréable. J’ai fait le choix de continuer ma vie privée comme avant ma nomination, et je ne voulais pas exposer mes proches.
D’où sont venues les pires attaques ?
Elles viennent du monde politique. Et même plutôt de mon camp, donc des personnes qui devaient avoir du mal à m’attaquer sur le fond. Ce sont des petites phrases de « l’entourage », d’un « visiteur »… Très souvent des hommes. Dans la vie professionnelle, on a plutôt l’habitude de se défendre sur ses résultats, sur son bilan. Quand vous êtes à la tête d’une entreprise, vous êtes moins attaqué sur votre vie privée. En vous attaquant sur des sujets personnels, ces personnes essaient de vous déstabiliser.
Quand le président demande votre démission après une réforme des retraites et une loi immigration très compliquées à adopter, avez-vous l’impression que cela ne se serait pas passé ainsi si vous étiez un homme ?
Je ne sais pas. Je pense que ça a d’abord été un choix du président de renouveler l’équipe pour aborder dans de bonnes conditions les élections européennes à venir. C’était un pari… Sur le moment, je me suis dit que j’avais porté des réformes difficiles et que je partais sur un sentiment d’inachevé. J’aurais peut-être pu faire un bras de fer en disant que je n’avais aucune envie de partir, quand j’entends que François Bayrou a tapé du poing sur la table pour être nommé ! (Rires)
Il y a une partie des responsables politiques, essentiellement des hommes, qui sont toujours dans le coup d’après. Quand une femme est aux plus hautes responsabilités, ils considèrent que ça serait mieux si c’étaient eux. Ils se sentent légitimes de prendre sa place. Les noms qui circulaient pour me remplacer n’étaient que des noms d’hommes, j’ai trouvé ça extravagant. C’est comme si on se disait qu’une femme est passée à Matignon, une promesse du président, on coche la case et on est tranquille pour les trente prochaines années. C’est la même chose pour l’élection présidentielle : je me souviens d’une couverture de magazine des potentiels candidats où il n’y avait que des hommes. Même en fouillant bien, ils n’ont pas trouvé une seule femme !
Comment est-ce qu’on peut arriver à changer le monde politique pour qu’il soit paritaire et inclusif ?
Je crois beaucoup au travail que les femmes peuvent faire en réseau. Je pense qu’on doit se serrer les coudes. Au gouvernement, il y avait de la sororité entre les femmes ministres et on pouvait se partager ce qu’on vivait. Quand on a un parcours politique derrière soi, c’est aussi important de repérer des jeunes femmes qui ont du talent et les aider à surmonter les embûches. Je crois vraiment au mentorat, à l’accompagnement.
Il y a aussi des évolutions législatives à mettre en œuvre. Pour l’instant, il n’y a pas de règle de parité dans les intercommunalités ou dans les postes d’adjoints au maire par exemple. On l’a fait sur les entreprises en imposant un objectif de 40 % de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises. Quand la loi Copé-Zimmermann a été votée en 2011, certains se disaient : « Mon Dieu, on va avoir des femmes incompétentes ». Plus de dix ans après, plus personne ne se pose ce genre de question, tout simplement parce qu’une décision paritaire est une meilleure décision. Donc, forcer le destin de cette façon-là, c’est indispensable. Je ne crois pas que le changement se fera tout seul. Je pense aussi qu’il est important d’imposer des règles de parité dans les cabinets ministériels, la tendance naturelle étant d’avoir des cabinets masculins.