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Depuis l’attaque du 7 octobre 2023, les établissements consacrés à l’art et à la culture juifs connaissent des baisses de fréquentation qui s’ajoutent aux difficultés financières.
Rachida Dati a grillé la politesse à la maire de Paris, Anne Hidalgo. Le 27 janvier, à l’occasion des 80 ans de la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau – et à quelques heures de ses vœux au monde de la culture –, la locataire de la Rue de Valois annonçait un soutien de l’Etat de 6,5 millions d’euros au projet d’extension et de réaménagement du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ), situé dans le Marais, à Paris. Quatre jours plus tard, l’édile (Parti socialiste) de Paris révélait à son tour une contribution exceptionnelle de 9 millions d’euros au chantier, ainsi que la mise à disposition d’une ancienne école rue des Blancs-Manteaux pour y loger les bureaux et la bibliothèque du musée. La région Ile-de-France, enfin, complète le tour de table avec 3 millions d’euros, portant la contribution publique à 18,5 millions d’euros, sur un coût total de 22 millions.
Au moment où les crédits culturels sont sabrés de toutes parts, un tel élan est inespéré. Mais l’heure est grave : jamais l’antisémitisme n’avait atteint, ces dernières décennies, pareille intensité en France – avec 1 570 actes dénombrés en 2024. Dans les collèges et les lycées, les atteintes antisémites ont doublé en un an, selon le Conseil représentatif des institutions juives de France. Directeur du MAHJ, Paul Salmona ne s’étonne pas de cette flambée, « à la jonction inédite de la critique anticapitaliste, de l’antisémitisme racialiste et d’un antijudaïsme du monde arabo-musulman ». Et malgré deux mille ans d’histoire partagée, « le judaïsme demeure une tache aveugle dans l’histoire de France », ajoute l’intellectuel.
Les manuels scolaires mentionnent bien l’affaire Dreyfus et la Shoah. Rien en revanche sur la présence juive depuis l’époque gallo-romaine, sur l’expulsion des juifs par les rois capétiens ou leur émancipation à la Révolution française. Rien surtout sur leur contribution à la société française, que le MAHJ s’efforce de raconter depuis son ouverture, en 1998. « Ce musée permet une double compréhension : l’histoire des juifs en France et inversement l’histoire de France avec les juifs, l’idée que le récit national n’est pas complet sans les juifs », résume l’historien Ivan Jablonka.
Débats de haut vol
Des expositions originales aux débats de haut vol organisés dans l’auditorium, cet universitaire aime à peu près tout au MAHJ, qui abrite la troisième plus grande collection au monde d’art juif après le Musée d’Israël, à Jérusalem, et le Jewish Museum de New York. « Mais la muséographie est devenue désuète, reconnaît-il. Il y a trop de judaïca, des objets de culte, des images pieuses du XIXe siècle, qui ne sont qu’une toute petite partie de l’art et de l’histoire du judaïsme. »
Faute de place, la présence des juifs de France y est tronquée – la chronologie s’achève en 1914, leur rôle dans la politique, le sport ou la chanson est relégué aux seules expositions temporaires. Les objets aussi sont insuffisamment contextualisés. Quant à la collection d’art contemporain et à l’important fonds photographique, notablement enrichis ces dix dernières années, ils sont montrés avec parcimonie.
Dès son arrivée aux manettes, en 2012, Paul Salmona a milité pour repousser les murs de l’hôtel de Saint-Aignan, mis à disposition par la Ville. Un premier projet prévoyant de creuser des salles sous le jardin Anne-Frank, qui jouxte le bâtiment, a été abandonné pour des raisons écologiques : dans le quartier sauvegardé du Marais, les terres naturelles ne peuvent être artificialisées.
Remodeler l’existant
Le nouveau chantier, prévu entre 2027 et 2030, envisage de remodeler l’existant, en augmentant d’un tiers le parcours permanent. Un gain d’espace qui permettra de traiter de l’immigration juive dans l’entre-deux-guerres, des résistances juives sous l’Occupation, et, dans l’après-guerre, de l’arrivée des communautés d’Afrique du Nord.
En faisant sa mue, le MAHJ ne rompt pas avec son ADN : célébrer résolument la vie plutôt que la mort et les siècles de barbarie dont ont été victimes les juifs. « Nous voulons éviter ce que l’historien Salo Baron nommait l’“histoire lacrymale du judaïsme” et mettre en lumière une collectivité historique parfaitement intégrée », explicite Paul Salmona. Un parti pris que revendique aussi sa présidente, la sociologue Dominique Schnapper : « Ce qui est spécifique chez nous, c’est le côté positif de cette histoire, une vérité historique que la mémoire collective a oblitérée. »
Une vérité percutée de plein fouet par le 7 octobre 2023. En libérant les discours de haine, le carnage perpétré par le Hamas en Israël a ébranlé l’écosystème de ces lieux mémoriels. « Les musées juifs ne sont plus des lieux neutres, regrette Emile Schrijver, directeur du quartier culturel juif d’Amsterdam, dont le Musée de l’Holocauste, a été inauguré en mars 2024. On a beau être des lieux d’art et de culture, organiser des expositions, des concerts, on attend de nous qu’on réponde à l’actualité, qu’on donne une opinion. C’est épuisant, et ça nous rend vulnérables. »
« Boycott total »
Selon une enquête de l’Association européenne des musées juifs, publiée fin 2024, 81 % des musées juifs en Europe et aux Etats-Unis ont subi des attaques antisémites depuis le début du conflit. Les actes de malveillance sont de toute nature : tirs sur le bâtiment du Mémorial de la Shoah, à Drancy (Seine-Saint-Denis), en mars 2024, alerte à la bombe en mai au Polin, à Varsovie, injures sur les réseaux sociaux, tags antisémites…
D’après cette étude, alors que les dépenses en sécurité de ces lieux mémoriels ont triplé en un an, leur fréquentation a dégringolé en moyenne de 38 %. A Bruxelles, le Musée juif de Belgique, qui accueillait environ 30 000 visiteurs par an, accuse même une chute de 70 % de sa fréquentation depuis le 7 octobre 2023. « On a subi un boycott total du public et de la presse », se désole sa directrice, Barbara Cuglietta, soulagée d’avoir fermé son musée pour travaux en septembre 2024.
Même l’exposition du photographe Erwin Blumenfeld, qui avait été un succès quelques mois plus tôt au MAHJ, a été boudée par le public bruxellois. « Les gens ont peur, ce musée porte des plaies qui se sont ravivées », ajoute Barbara Cuglietta, en référence à l’attentat commis en 2014 par Mehdi Nemmouche, qui a fait quatre morts dans l’enceinte de l’établissement.
Un autre sentiment s’ajoute au désarroi : celui d’une profonde solitude. « Le plus troublant, c’est l’attitude de certains partenaires avec lesquels on voulait s’associer, déplore Barbara Cuglietta. On nous a sommés de nous positionner par rapport au conflit, de nous déclarer antisionistes. »
« Un besoin accru de formation »
Le MAHJ a échappé à de telles avanies. « Nous sommes un musée républicain et non une institution communautaire, justifie Dominique Schapper. Le MAHJ est de fait moins identifié par les ennemis des organisations juives. » L’institution parisienne a depuis longtemps atténué son image confessionnelle, en ouvrant le samedi, jour du shabbat, à partir de 2016, et plus encore à travers des thèmes d’expositions temporaires autour de figures populaires comme l’humoriste Pierre Dac, qui inspira Coluche et Pierre Desproges, ou le dessinateur Joann Sfar.
Quoique fermé le samedi, le Mémorial de la Shoah, qui gère sept lieux à Paris et en province, répugne à se définir comme un musée juif. « Nous travaillons sur une page de l’histoire de l’Europe et de la France », corrige son directeur, Jacques Fredj, rappelant que d’autres génocides, arménien, rom, tutsi ou herero (commis entre 1904 et 1908 par le IIe Reich allemand dans l’actuelle Namibie), y sont régulièrement abordés.
Ces trois derniers mois, l’institution du Marais a constaté une hausse de 20 % de la fréquentation et surtout un record de visites scolaires – soit 140 000 élèves rien qu’à Paris en 2024. « On sent un besoin accru de formation des enseignants, débordés par les questions et les amalgames soulevés dans leurs classes », constate Jacques Fredj.
Dans l’angle mort des mécènes
L’effort de pédagogie n’est pas superflu à l’heure de la désinformation entretenue par les réseaux sociaux. Mais l’argent manque. Le Mémorial de la Shoah, qui ne perçoit que 2,5 millions d’euros de l’Etat, à peine 15 % de son budget, accusait en 2023 des pertes de 500 000 euros, liées notamment à l’inflation. Et le déficit devrait être du même ordre en 2024. « On espérait que le plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme nous apporterait des moyens supplémentaires, de l’ordre de 2 millions d’euros, mais ça n’a pas été le cas », confie Jacques Fredj, regrettant un « décrochage entre la parole publique et la réalité des moyens alloués ».
Aujourd’hui, le Mémorial de la Shoah doit réduire la voilure. Autrement dit, moins d’expositions, moins de stages à destination des enseignants et probablement l’instauration progressive d’une billetterie payante. « Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie dans un moment comme celui-ci, où baisser la garde est impensable ? », alerte Jacques Fredj.
Hetty Berg, directrice du Musée juif de Berlin, déplore elle aussi le hiatus entre « les discours des politiques contre l’antisémitisme et leur mise en pratique ». Sur le papier, certes, tout va bien : le musée, l’un des plus visités de la capitale allemande en partie pour son architecture signée Daniel Libeskind, a accueilli 653 000 visiteurs en 2024. Et son budget de plus de 20 millions d’euros, abondé par l’Etat fédéral, n’a pas été rogné cette année. « On nous dit qu’on est chanceux, mais on a le même budget depuis trois ans et, avec l’inflation, on doit désormais faire des choix », explique Hetty Berg. L’établissement a de fait réduit son amplitude horaire d’une heure et supprimé l’une des deux grandes expositions qu’elle organisait chaque année. Pis, la directrice se voit obligée de refuser les demandes accrues de scolaires.
L’embrasement du conflit au Proche-Orient complique aussi les levées de fonds privés. « Les donateurs juifs sont concentrés sur l’aide à Israël et le combat contre l’antisémitisme », reconnaît Joanna Fikus, responsable des expositions au Polin. Quant au MAHJ, il est depuis toujours dans l’angle mort des mécènes, qui lui préfèrent les institutions communautaires ou le Mémorial de la Shoah. L’homme d’affaires Denis Olivennes, qui siège au sein de la Fondation Pro mahJ, chargée de trouver plus de 4 millions d’euros pour boucler le chantier, se veut pourtant optimiste. « Il va falloir qu’on y arrive, car le MAHJ a un rôle pédagogique décisif, plaide le bras droit du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. Quand vous voyez des tombes du XIe et du XIIe siècle à Paris, quand vous voyez matériellement l’ancienneté de l’inscription des juifs dans la communauté nationale, ça change votre regard. Vous n’avez plus la tentation de leur dire “retourne dans ton pays”, car vous savez que “leur pays” c’est la France. »
Roxana Azimi
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