Frédéric Encel : «La boussole de Trump est mercantile, il n’a ni ami ni ennemi»

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Face à «l’impérialisme» russe et à «l’égoïsme» diplomatique du président américain, l’Europe doit devenir indépendante militairement, estime le géopolitologue.

Au moment où les Européens sont ostensiblement écartés des négociations sur la guerre en Ukraine, Frédéric Encel, professeur de géopolitique à Sciences-Po et auteur de la Guerre mondiale n’aura pas lieu (à paraître en mars aux éditions Odile Jacob) estime que l’Otan a cessé d’exister. Désormais, les Etats-Unis, qui disposent d’une puissance militaire sans équivalent dans le monde, accorderont leur protection aux seuls pays prêts à en payer le prix.

Les Etats-Unis ont-ils définitivement cessé d’être nos alliés ?

En géopolitique, le pérenne existe, le définitif rarement : on ne sait donc pas si dans quatre ans le prochain Président ne reviendra pas à une politique traditionnelle atlantiste et pro-européenne. Pour ce qui est de l’administration actuelle, la relation transatlantique va continuer d’exister, mais sous une forme radicalement différente. La protection militaire de l’Europe coûte trop cher aux yeux de Donald Trump dont le nord de la boussole est mercantile : il n’y a pas pour lui ni d’amis ni d’ennemis, il y a des entités qui lui rapportent et d’autres qui lui coûtent. Par exemple, il considère qu’un pays comme l’Allemagne a poussé le bouchon trop loin : non seulement, elle dépense très peu pour sa défense, mais elle s’approvisionnait en énergie bon marché auprès de la Russie pour produire des marchandises à haute valeur ajoutée dont certains concurrencent les produits américains sur le marché mondial. Ce sentiment de se faire exploiter par Berlin ne date pas de Trump, mais au moins de l’administration d’Obama, qui avait exigé que les dépenses militaires atteignent 2 % du PIB, un niveau qu’elle n’a toujours pas atteint.

Est-ce dans l’intérêt américain de se couper de l’Union européenne ?

L’administration Trump ne veut plus payer pour la défense européenne comme les Etats-Unis le font depuis la chute du communisme. En revanche, rien n’indique qu’elle va négliger le commerce avec l’Union afin de rééquilibrer sa balance commerciale déficitaire ou qu’elle va refuser de protéger ponctuellement certains Etats européens qui sont prêts à y mettre le prix, ce que vont faire certains pays d’Europe de l’Est. Tout cela devrait profiter à l’industrie américaine de défense. Il ne s’agit pas d’abandonner l’Europe, il s’agit d’abandonner les pays qui ne payent pas, qu’ils soient européens ou non européens.

L’Otan est donc morte ?

Oui, si les Etats-Unis renoncent réellement à porter automatiquement secours à l’un de ses membres. Il pourrait néanmoins exister des accords bilatéraux de défense mutuelle, par exemple avec la Pologne si celle-ci acceptait de payer pour cette protection. Personne ne peut en être surpris. A plusieurs reprises lors de sa campagne électorale et depuis son élection le 5 novembre, Donald Trump a clairement expliqué que, puisque la plupart des pays européens s’étaient moqués de lui en n’atteignant pas les 2 % [du PIB] de dépenses militaires, dorénavant ce serait 5 %. Or, personne n’a la possibilité d’atteindre ce seuil, d’ailleurs sans même avoir une certitude absolue d’être défendu.

L’intérêt des Européens, dans ce cas, ne serait-il pas de se passer des armes américaines qui perpétuent une dépendance ?

Non seulement c’est dangereux, mais c’est parfaitement aberrant. La seule posture cohérente face à l’impérialisme de Poutine et au mercantilisme égoïste de Trump, serait de créer une Europe «puissance» que la France appelle de ses vœux depuis de nombreuses années. Mais cette Europe dotée de moyens militaires conséquents mis au service de ses objectifs stratégiques ne peut intervenir qu’en aval. En amont, il faut d’abord que les pays européens soient d’accord pour créer une entité fédérale ou confédérale qui s’assumerait comme puissance politique et militaire, à l’image de tout Etat qui se respecte.

Il y a donc un double saut intellectuel à effectuer, d’une part faire son deuil de la relation transatlantique, d’autre part se penser en puissance européenne et pas seulement nationale.

Exact. L’Union s’est toujours pensée, et avec succès, comme puissance économique, normative, sociale, industrielle et même énergétique comme on l’a vu depuis 2022. Seulement, cela ne correspondait qu’à l’une des deux dimensions de la puissance, la moins importante. La dimension politique, qui inclut le stratégique et le militaire, est absente. Assumer ce second registre de la puissance, avec tout ce que ça coûte moralement, économiquement et peut-être un jour physiquement, en perte de soldats, ne sera pas facile.

Dans cette Europe «puissance» à construire, le Royaume-Uni aura-t-il sa place ?

Les Britanniques sont en train de s’apercevoir, après cinq présidences américaines successives, que la «relation spéciale» dont avait parlé Churchill en 1945 n’existe plus. Le dernier clou planté dans le cercueil de cette espérance l’a été à l’été 2021, lorsque les Etats-Unis ont quitté l’Afghanistan sans en avertir les Britanniques. Depuis, Boris Johnson, à la suite du Brexit, s’est fait éconduire lorsqu’il a proposé une fusion économique entre Londres et Washington. Enfin, Donald Trump et Elon Musk se montrent extrêmement méprisants vis-à-vis du Royaume-Uni. Bref, ils sont seuls et il y a donc un espace politique pour créer un noyau politico-militaire entre la France et le Royaume-Uni, l’Allemagne ne voulant plus assumer cette dimension. Ces deux Etats disposent de l’arme nucléaire, des budgets nécessaires au maintien d’une crédibilité militaire a minima et d’un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Autour de ce noyau pourraient s’agréger, en fonction des nécessités, d’autres Etats européens.

Les élections législatives du 23 février en Allemagne pourraient changer la donne, le probable futur chancelier Friedrich Merz est favorable à la livraison de missiles Taurus à l’Ukraine ou à un emprunt européen pour financer l’effort de défense.

Je demande à voir. Il s’agit d’un pays si profondément, si massivement et si anciennement marqué par son usage du militaire et par sa dépendance aux Etats-Unis qu’il ne leur sera pas facile d’opérer un tel virage. Je ne jurerais pas qu’en cas de changement de régime en Russie, l’Allemagne ne retrouve le chemin économiquement très lucratif inauguré par le traité de Rapallo de 1922 signé entre la République de Weimar et l’URSS. Je n’oublie pas non plus que Berlin n’a pas montré jusqu’à présent un enthousiasme démesuré pour les projets militaires franco-allemands et européens, comme l’avion de combat et le char «du futur».

Les Etats-Unis, en rompant les liens avec l’Europe et en se brouillant avec le Canada et le Mexique, ne prennent-ils pas le risque de l’isolement ?

Les Etats-Unis ne s’isolent pas, ils resteront liés militairement avec les pays solvables comme le Japon, la Corée du Sud, Singapour, l’Australie, plusieurs Etats du Golfe et d’Amérique latine. Surtout, lorsqu’on a la puissance militaire, tout le reste, ce qu’on appelle le soft power, est secondaire et cela, Trump l’a bien compris. On le voit bien aujourd’hui avec l’Ukraine : avec qui Poutine est-il prêt à discuter ? Le hard power est vraiment primordial. En outre, même sur le plan économique, l’UE décroche depuis plus de quinze ans des Etats-Unis, un registre où, en principe, elle devrait demeurer la plus forte.

Pourquoi la Chine demande-t-elle à ce que les Européens soient invités à la table des négociations d’un éventuel accord de paix en Ukraine ?

Tout ce qui peut affaiblir les autres grandes puissances est bon pour Xi Jinping, qui veut faire de la Chine la première puissance mondiale. Donc, pour lui, promouvoir une Europe plus puissante, mais qui ne lui fera jamais concurrence sur le plan militaire, affaiblit les Etats-Unis. D’autant qu’ils ont besoin d’une Europe au moins commercialement et économiquement forte parce qu’elle constitue leur principal débouché. Au passage, je considère qu’on a eu tort de penser que la Chine était l’alliée de la Russie : elle a au contraire obtenu son inféodation à long terme sur les plans économique, technologique et, de plus en plus, énergétique. Elle n’a pas oublié que Moscou s’est approprié, en profitant de son affaiblissement au XIXe siècle, la Sibérie orientale, une terre qui lui appartenait.

par Jean Quatremer

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