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D’une ambition à la mesure de son sujet (le destin d’un architecte visionnaire rescapé des camps nazis), le grand œuvre du jeune réalisateur Brady Corbet impressionne de part en part.
Auréolé d’un Lion d’argent de la meilleure mise en scène au dernier festival de Venise et déjà buzzé pour les Oscars, fort de son imposant sujet (la vie d’un grand architecte fictif ayant survécu à la Shoah pour s’installer aux États-Unis), de sa durée exceptionnelle (3 h 34, entrecoupées d’un interlude) et de son format luxueux (la VistaVision, qui date des années 1950), The Brutalist a tous les atours du “grand roman américain” (version cinématographique), tel que peu d’auteur·rices sont encore en mesure d’en proposer à Hollywood – Tarantino, Scorsese, Paul Thomas Anderson… qui d’autre ? Et si le film n’évite pas tous les écueils inhérents à son genre, notamment dans sa seconde partie un tantinet grandiloquente, il est pour l’essentiel à la hauteur de ses ambitions.
Après L’Enfance d’un chef (2015) et Vox Lux (2018), tous deux inédits dans les salles françaises, Brady Corbet, qui fut également un acteur fureteur de 2003 à 2014 (chez Araki, Haneke, Trier, Östlund, Bonello, Assayas ou Hansen-Løve…), confirme qu’il est un cinéaste passionnant. Ses deux premiers longs métrages dénotaient déjà un goût pour le hors-piste et la stylisation haute couture, frisant la pompe sans toutefois s’y vautrer.
À l’évidence, le jeune Américain a un tropisme européen – il n’est qu’à voir la liste de cinéastes avec lesquel·les il a travaillé – et la volonté de rappeler à chaque plan qu’il est un artiste (à l’instar, d’ailleurs, de son quasi-homonyme à la carrière comparable : Bradley Cooper). Mais son authenticité, sa cohérence et sa sensibilité prouvent qu’il n’est pas là pour faire le malin.
Trois films, c’est assez pour déterminer, outre un style, une obsession : Brady Corbet ne cesse de raconter comment une violence originelle irradie le présent, moins pour le corrompre (comme chez Haneke) que pour permettre une forme de dépassement, voire de sublimation.
Ainsi, le traumatisme des camps de concentration (qui n’est pas filmé mais résonne encore dans les premières scènes trompeuses, à la façon du Fils de Saul de László Nemes) va être pour l’architecte László Tóth (remarquable Adrien Brody, qui pourrait glaner là son deuxième Oscar après Le Pianiste) la source d’inspiration de son chef-d’œuvre. Ou comment, à partir d’une souffrance inimaginable, créer une beauté incommensurable.
L’autre sujet du film, davantage labouré mais toujours pertinent, est la relation éternellement tumultueuse entre le capitalisme et la création. Tóth a en effet tôt fait de s’acoquiner avec un milliardaire Wasp, Van Buren (à qui l’excellent Guy Pearce confère une duplicité bienvenue), qui lui commande, à lui le juif errant, un centre culturel catholique coiffé d’une église monumentale. Cette complexe tâche, qui occupe toute la deuxième moitié de The Brutalist, métaphorise le parcours du ou de la combattant·e, émaillé d’humiliations, de tout·e cinéaste un tant soit peu ambitieux·se. Aux deux tiers, une superbe séquence aux effluves oniriques, sise dans les carrières de marbre de Carrare (Italie), recueille toute l’absurde cruauté de ce pacte faustien, signant l’apogée du film en même temps que celui du rêve américain du génial architecte brutaliste, avant que le cauchemar ne l’emporte.
The Brutalist de Brady Corbet, avec Adrien Brody, Guy Pearce, Felicity Jones (G.-B., É.-U., Hon., 2024, 3 h 34). En salle le 12 février.
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