Les leçons de vie données par Ginette Kolinka, qui fête ses 100 ans

Abonnez-vous à la newsletter

Ginette Kolinka est l’une des dernières rescapées du camp d’Auschwitz-Birkenau et l’une de nos inlassables passeuses de mémoire.

Son répondeur ne prend plus de messages. En ce 28 janvier, lendemain du 80e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, il est saturé. Ginette Kolinka, l’une des ultimes rescapées, témoin du livre « Les filles de Birkenau » qui vient de sortir, a été très sollicitée par les médias. Nous avons attendu un peu, pour lui parler de ses 100 ans, qu’elle fête ce mardi 4 février. Impossible de lui laisser un message donc, mais on la rappelle et c’est Richard, son fils — le batteur de Téléphone — qui répond et nous la passe. Une voix joviale captive d’entrée : « Vous pouvez venir tout de suite ? Je suis dans ma chambre, je n’ai rien de prévu. »

Il est 17 heures, ce mardi, on fonce. Son fils s’en va à notre arrivée : « Je vous laisse avec la reine mère », sourit le musicien. En grand fan de Téléphone, on est ému, Ginette rigole : « Vous avez les deux stars de la famille en même temps ». Une autre proche quitte la chambre. « Vous me laissez seule avec un homme ? » leur lance la vieille dame, blagueuse. Regard pénétrant, voix très vive.

Quelle vitesse dans l’échange et le rendez-vous. Il faut l’attraper au vol. Longtemps silencieuse, Ginette Kolinka, déportée en avril 1944 à Auschwitz, dans le même convoi que Simone Veil, est devenue sur le tard l’un des visages et des voix inoubliables des survivants. L’autrice de « Retour à Birkenau » et « Une vie heureuse » témoigne toujours, comme la semaine précédente au Mémorial de la Shoah devant des lycéens conquis et émus aux larmes.

À quelques jours de son centenaire, on veut l’écouter sur sa vie aujourd’hui, au quotidien, dans cette maison de retraite de l’Institut national des Invalides, qui accueille des victimes de guerre comme des anciens combattants. « Les gens doivent penser, la pauvre, elle est très, très vieille, elle est aux Invalides, mais moi, je suis très bien ici. Le personnel est extraordinaire, la nourriture très bonne. J’ai de la chance. Je ne suis ni malade, ni handicapée. Ma catégorie, ils ont un troisième mot, je suis… pensionnaire ! » lâche-t-elle, satisfaite.

« On ne peut pas s’en rendre compte, à part ceux qui l’ont vécu »

Ses boucles d’oreilles et la coupe discrète de ses vêtements aux couleurs joliment mariées dénotent une grande élégance presque surprenante dans cette chambre médicalisée. Elle opine : « Depuis que je suis adolescente, j’ai toujours aimé les boucles d’oreilles et les vêtements. Je ne les achète pas chez Dior, hein, j’achète chez Tati, mais ça m’est égal », précise celle qui a travaillé toute sa vie à la dure, sur les marchés, à Aubervilliers. « Il faut que je change tous les jours de toilette, précise-t-elle. On me félicite parfois sur mes tenues, en me demandant d’où elles viennent, et je dois réfléchir pour me souvenir, une occasion de mariage ou autre : ça a 40 ou 50 ans, je garde ! »

À Birkenau, lui arrivait-il de penser à des boucles d’oreilles, pour un instant de légèreté ? Le rire se fait grinçant : « On ne pensait pas à la toilette ! C’était un lieu tellement spécial, tellement moche, tellement rude. À Bergen-Belsen, déjà, on pouvait se laver, c’était pas mal. À Birkenau, non, on était sales. Se faire jolie ? C’est revenu doucement après la guerre. Au début, je n’avais pas de cheveux, ils ont mis du temps à repousser, je mettais des turbans sur la tête, il n’y avait pas de place pour les boucles d’oreilles. J’avais le crâne… Oui, comme vous », s’esclaffe-t-elle devant nos rares cheveux, en nous fixant dans les yeux. Et pan pour la question idiote.

En voilà une autre. Ginette avait vingt ans à la Libération. Quand s’est-elle senti devenir femme après une adolescence volée ? « C’est dans le camp que je me suis sentie une belle jeune fille le jour où Simone Veil m’a donné une robe. » Comment ça, une robe à Auschwitz ? « C’est dans mon livre. Tout le monde connaît l’histoire de la robe de Simone, même les lecteurs du Parisien doivent la connaître… », nous rembarre-t-elle.

Une kapo — gardienne du camp —, fascinée par la beauté de la future ministre de la Santé, lui avait permis de travailler à un endroit moins directement menacé du camp, et lui avait offert des robes. Simone avait partagé avec Ginette. « On n’avait pas de glace pour se voir. On ne savait pas si on était belle ou pas belle. C’était un lieu… même si on en parle, on ne peut pas s’en rendre compte, à part ceux qui l’ont vécu », coupe-t-elle.

« Quand vous avez survécu à Birkenau, je crois qu’on est obligé d’aimer la vie »

Il y a un an, elle vivait encore chez elle, près de la place de la République, dans l’appartement familial où elle a vécu avant-guerre, « à partir de mes 10 ans ». « Plus tard, ils ont mis en vente. On a pu l’acheter avec mon mari, c’était une petite somme à l’époque, mais, pour nous, une grosse somme. J’aurais dû acheter tout l’immeuble, avec la valeur que ça a pris », rit-elle encore.

Au lendemain de ses 99 ans, le 5 février 2024, elle est tombée sérieusement malade, « une bactérie qui n’a pas eu le temps de monter jusqu’au cœur », assène-t-elle de son sourire irrésistible. Elle a été soignée aux Invalides, et y est restée. Espérons que ses 100 ans se passeront mieux : « Attention, je ne les ai pas encore. Du jour au lendemain, j’ai été paralysée l’an dernier. Il ne faut pas en parler, attendons ! » Prudente, la guerrière de cent ans s’intéresse quand même à la surprise que lui préparent ses proches.

« Je me suis fait à l’idée de ne pas rentrer chez moi. Je suis bien dans mon fauteuil, je me laisse pousser. » Que fait-elle toute la journée ? « Rien. Je suis feignante. J’ai un déambulateur, je pourrais aller dans le couloir, mais je n’ai pas envie de prouver qu’à 100 ans, on peut faire ci ou ça. Si je me réveille, ça veut dire que je suis en vie. Quand vous avez survécu à Birkenau, je crois qu’on est obligé d’aimer la vie. C’est juste mon sentiment, je ne parle pas pour d’autres déportés. Moi, je trouve que la vie est belle justement parce que je survis. Vous avez faim, vous allez ouvrir le frigo et vous allez manger. C’est pas extraordinaire ça ? »

« Encore maintenant, je dis : attention à la haine »

Si elle témoigne devant des classes, l’ancienne marchande foraine n’avait jamais rien raconté à son fils unique Richard, né en 1953, qui croyait que toutes les mamans avaient comme elle un numéro tatoué sur son bras : « Il était trop jeune. Je n’allais pas lui imposer ce que j’avais vécu. Encore maintenant, je dis : Attention à la haine. Je ne voulais pas qu’il ait une haine contre les Allemands. Je fais une très grande différence entre les Nazis et les Allemands de maintenant ».

« Quand j’étais malade à Theresienstadt, je me suis dit : Jamais je ne raconterai mon histoire à personne. Je n’allais pas raconter à ma famille tout ce que j’avais vécu, alors que j’étais la seule à rentrer. Et j’ai tenu parole. Mon père, mon petit frère et mon neveu n’ont pas eu cette chance. » Eux ne sont pas revenus. « J’ai retrouvé ma mère, mes sœurs, j’ai été chouchoutée, j’ai reçu plein d’amour ». Et elle en donne à tous ceux qui la rencontrent. Avec une intensité qui sidère encore aujourd’hui.

L’infirmière toque à la porte pour les traitements de 18 heures. Arrive ensuite le plateau-repas. « Alors là, c’est le casse-croûte. Le casse-croûte, c’est sérieux. » Elle savoure une soupe. On la remercie « mille fois ». Dernier sourire malicieux : « C’est beaucoup, mille fois ».

« Les Filles de Birkenau », de David Teboul, conversation entre Ginette Kolinka, Esther Senot, Isabelle Choko, Judith Elkan-Hervé (Les Arènes, 260 p., 24 euros)