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Entre éducations bienveillantes et traditions familiales, le dialogue entre grands-parents et jeunes parents devient souvent source de tensions.
Novembre 2024. Isabelle garde son petit-fils de trois mois le temps que son fils et sa belle-fille s’offrent une soirée au restaurant. Avant de partir, cette dernière lui liste le plan détaillé du rituel du coucher de Gabriel. 18h30, faire couler le bain à 37,5 degrés. 18h35, bain. Dix minutes plus tard, on l’en sort, on le sèche, puis à 19h00, l’heure du repas. À 19h30, le biberon, à donner exclusivement sur le fauteuil de sa chambre, avec veilleuse et bruits qui simulent les battements du cœur in utero – qu’on appelle bruits blancs . Enfin, un dernier change, la turbulette, et au lit à 19h45 précises.
Tandis que son fils surveille sa montre, soucieux de ne pas rater leur réservation, Isabelle reste figée, tentant de maintenir un regard attentif. Mais en réalité, elle n’écoute plus. Une seule pensée lui traverse l’esprit : «Mais… pourquoi se compliquent-ils autant la vie ?»
Marie* et Philippe*, grands-parents de trois petits-enfants, bientôt quatre, n’ont pas seulement eu cette pensée, ils ont exprimé leur perplexité et en ont payé le prix. Lors des fêtes de fin d’année, un simple conseil – suggérer d’enfiler un peignoir aux enfants après le bain pour éviter qu’ils ne prennent froid – a suffi à déclencher une tempête familiale. «Ma belle-fille nous a convoqués, ma femme et moi, pour nous expliquer qu’il ne fallait pas dire ce que l’on pensait… ni même le penser tout court», raconte Philippe, encore marqué par la violence de la scène.
Cette discussion houleuse a laissé un goût amer, révélant, selon eux, le fossé grandissant entre deux conceptions de l’éducation. «Je vois mes enfants passer des heures à expliquer leurs décisions à leurs petits. L’enfant pleure, et on lui demande : Pourquoi tu ressens ça ? De quelle couleur est ton émotion ? Puis ils s’excusent parce qu’ils ont mis du temps à lui servir son repas ! Je les regarde s’épuiser… On marche sur la tête», déplore-t-elle. Marie s’interroge : «Qu’a-t-on fait de mal dans leur éducation pour qu’ils choisissent une autre voie ?»
Nous avons recueilli de nombreux témoignages similaires à la suite de notre appel à témoignages sur la place des grands-parents dans l’éducation. Certains d’entre eux, comme Marie, oscillent entre incompréhension et agacement ; d’autres, comme Anne*, se disent profondément malheureux. «À force d’engueulades sur ces sujets, je ne vois mon petit-fils qu’une ou deux fois par an», confie Anne. «Et toujours sous le contrôle de mon fils et de ma belle-fille.»
Les grands-parents face à des règles implicites
Marie sait qu’elle n’est pas seule à vivre cette situation. «Heureusement qu’on en parle entre nous, les grands-parents, comme dans des groupes de parole. Ça aide à relativiser», dit-elle avec une pointe d’ironie. Mais la sexagénaire s’agace de voir ces nouvelles méthodes éducatives, souvent nourries par les conseils d’influenceurs ou d’experts en ligne, prendre tant de place dans la vie de ses enfants. «Je me souviens, quand ma belle-fille allaitait, elle regardait des vidéos sur les réseaux sociaux pour savoir comment porter son bébé. Ils écoutent ces nouveaux experts, mais nous, on ne peut rien dire.»
Ces incompréhensions sont également observées dans les cabinets de psychologues. Myriam Cassen, psychologue clinicienne estime que l’éducation positive ou bienveillante, si elle peut être bénéfique, est souvent mal comprise par les parents et, par conséquent, mal appliquée.
L’éducation positive privilégie une approche fondée sur la bienveillance, l’écoute et l’encouragement, plutôt que sur la punition ou l’autorité stricte. Elle s’appuie sur les avancées des neurosciences, la psychologie du développement et les théories de l’attachement pour proposer un cadre éducatif adapté aux besoins et au rythme de l’enfant.
Toutefois, Myriam Cassen observe des dérives : «Nous voyons aussi, en consultation, des enfants très jeunes – deux ou trois ans – totalement déboussolés par un manque de cadre clair. Certains parents leur parlent comme s’ils avaient un cerveau mature de 30 ans. Mais un enfant a besoin de limites : ce n’est pas à lui de décider à quelle heure il se couche ou ce qu’il mange.»
La version édulcorée de l’éducation positive via les réseaux sociaux
Dans un entretien accordé au Figaro , Gérard Neyrand, sociologue de la famille, expliquait que la vulgarisation de l’éducation positive par les médias et les réseaux sociaux tend à en évacuer la notion d’interdits. «Diffusée par des coachs en parentalité, cette version édulcorée peut dériver vers un certain laxisme, renforçant ainsi l’incertitude des parents quant à la meilleure façon d’être de «bons parents».
Pour Myriam Cassen, le malaise va plus loin. «Ce qui est fou, c’est qu’une génération s’interdise de dire ce qu’elle pense à une autre. L’air de rien, on assiste parfois à une forme de dictature intellectuelle, où toute opinion divergente est perçue comme une agression.» Une tendance qu’elle constate également sur les réseaux sociaux : «Exprimer une différence est souvent vu comme une atteinte à la sensibilité des autres. Résultat, on finit par discuter uniquement avec des gens qui pensent comme nous, dans une sorte de miroir.»
Ces frictions générationnelles ne relèvent pas uniquement du ressenti personnel. Dans un article Jeunes parents dans la tourmente , Marion Manier, sociologue et chargée de recherche à la caisse d’Allocations familiales, raconte que les tensions avec les grands-parents portent souvent sur les pratiques éducatives, mais aussi sur des remarques ou conseils qui, sous couvert de bienveillance, s’avèrent être des reproches indirects. Ces dynamiques, ajoute la sociologue, renforcent le sentiment de culpabilité des jeunes parents, notamment des mères, déjà au cœur de multiples attentes contradictoires.
D’où vient ce refus de transmission ?
Si Marie et Philippe reconnaissent qu’ils pourraient faire un pas vers leurs enfants, ils ne comprennent pas pourquoi ces jeunes parents refusent catégoriquement la transmission. Dans son article, la sociologue Marion Manier apporte un éclairage sur cette évolution. Selon elle, les jeunes parents, notamment ceux issus de milieux aisés et diplômés, privilégient désormais l’auto-information et la recherche personnelle pour répondre à leurs questions sur la parentalité.
Ces nouveaux parents disposent aujourd’hui de multiples interlocuteurs : d’abord dans le domaine de la santé – qui commence dès la grossesse avec les sept séances de préparation à l’accouchement et le suivi des sages-femmes – mais aussi sur les réseaux sociaux, où podcasts, applications et autres contenus personnalisés se multiplient. Les algorithmes, toujours plus précis, détectent immédiatement si vous êtes enceinte, jeune parent, à quel stade vous en êtes… et même si vous aimez les jouets en bois. Face à cette abondance d’informations, les savoirs des grands-parents sont parfois jugés dépassés ou inadaptés, et les jeunes parents n’hésitent pas à faire le tri.
Il y a aussi ceux qui se construisent en opposition à leur propre éducation. Thomas, 33 ans, père de deux jeunes enfants, incarne cette génération. Petit dernier d’une fratrie de sept et fils d’un père militaire, il a grandi dans un cadre strict, où la complicité avait peu de place. Avec sa femme, il a choisi une approche différente : «Je veux être à l’écoute de mes enfants et construire une relation complice, sans renier les limites nécessaires», explique-t-il.
Or, cette méthode ne plaît pas vraiment à ses parents, qui considèrent que chacun doit avoir sa place : les enfants dînent avant les adultes et ne sont pas forcément les bienvenus dans certaines pièces. Thomas se souvient de plusieurs moments marquants. Un soir, alors qu’il confiait ses enfants à ses parents pour une soirée, il a pris le temps d’expliquer à sa fille qu’ils allaient partir mais qu’ils reviendraient plus tard. Inquiète, la petite a pleuré. «Pourquoi tu lui as dit ça ? Elle jouait tranquillement. On lui aurait dit plus tard !», lui a reproché son père, agacé.
Ces tensions, qui nouaient l’estomac de Thomas lors des réunions familiales, l’ont amené à s’interroger sur l’éducation qu’il donne, avec sa femme, à leurs enfants. «Je me suis demandé si je me trompais complètement. Quand je vois mes parents, qui ont élevé sept enfants, je me demande comment ils auraient fait, eux, avec notre approche moderne. Mais au final, avec ma femme, nous avons pris du recul et nous savons que cette méthode nous correspond, même si elle demande plus de temps.» Pour lui, bâtir une relation de confiance et de complicité avec son fils et sa fille reste la priorité, quitte à essuyer quelques conflits avec ses propres parents. Il dit toutefois ne pas regarder les diktats des réseaux sociaux : «C’est déjà assez dur comme ça, je ne vais pas m’en rajouter!»
«Ma belle-fille a toujours raison»
Si grands-parents et parents peinent parfois à se comprendre, certains cherchent des solutions pour apaiser les tensions. Christine*, jeune retraitée de l’Ouest parisien, applique la fameuse règle des «3 C» : pas de Conseils, pas de Critiques, que des Compliments. Brigitte*, de Paris, s’en tient à un mantra simple : «Ma belle-fille a toujours raison.» D’autres grands-parents nous ont confié avoir accepté que leur rôle n’était pas d’éduquer leurs petits-enfants, mais de profiter des moments agréables, laissant aux parents la gestion du quotidien. Beaucoup assurent d’ailleurs que les tensions s’apaisent naturellement après l’arrivée du premier enfant, une fois les rôles mieux définis.
Myriam Cassen, psychologue clinicienne, propose des conseils pour harmoniser les relations intergénérationnelles. «Pour les grands-parents : adoptez une posture de soutien, évitez de juger les choix des parents et concentrez-vous sur les moments partagés avec vos petits-enfants. Pour les parents : reconnaissez l’implication des grands-parents, sans percevoir chaque conseil comme une critique.» En fin de compte, grands-parents et parents partagent un objectif commun : offrir un cadre aimant et enrichissant aux enfants.
*Les prénoms ont été modifiés.
Par Jeanne Sénéchal