S’il est fidèle à l’esprit de l’artiste et des années 1960, le film de James Mangold prend des libertés avec la réalité, ce qui ne le gâche en rien. Franceinfo Culture vous propose néanmoins un petit fact checking, à lire en priorité après avoir vu « Un parfait inconnu » – car attention, « spoiler alert » à tous les étages !
« Les gens fabriquent leur propre passé », lance Bob Dylan à sa fiancée dans Un parfait inconnu, sorti en France mercredi 29 janvier. « Ils se souviennent de ce qu’ils veulent. Ils oublient le reste. » C’est phrase résume parfaitement l’état d’esprit du musicien vis-à-vis de la réalité. Légende nimbée à jamais de mystère, le mystificateur Bob Dylan n’a jamais hésité à falsifier les faits à son sujet, autant par jeu que par dissimulation malicieuse, pour égarer les journalistes. À ses débuts, il prétendait avoir travaillé à l’adolescence dans un cirque itinérant ou être un orphelin venu du Nouveau Mexique, alors qu’il est originaire d’une famille de la classe moyenne du Minnesota.
Pas simple donc, d’y voir clair pour un réalisateur de biopic, tout en étant libérateur. Pour Un parfait inconnu, qui se concentre sur quatre ans de la vie de Dylan et en particulier sur son passage à l’électricité qui fit converger folk et rock, James Mangold s’est appuyé sur le livre méticuleux d’Elijah Wald Bob Dylan électrique Newport 1965 (édité en France chez Payot-Rivages), salué par l’intéressé. Mais, par souci de mise en scène, il a pris certaines libertés avec les faits et la chronologie. Franceinfo Culture trie un peu le vrai du faux dans cette histoire. À lire après avoir vu le film, cet article étant sinon un divulgâchage en règle.
Bob Dylan a-t-il vraiment rencontré Woodie Guthrie à l’hôpital dès son arrivée à New York ?
Dans le film, le jour même de son arrivée à New York, Bob Dylan rencontre quelqu’un dans un bar qui lui indique que son héros Woody Guthrie, atteint de la maladie d’Huntington, est soigné dans un hôpital psychiatrique du New Jersey. Arrivé sur place, il rencontre le chanteur et guitariste folk, rendu muet par la maladie, ainsi que Pete Seeger qui se trouve à son chevet. À cette occasion, il les impressionne en jouant pour eux à la guitare sèche la chanson hommage Song to Woody.
En réalité, Bob Dylan a d’abord contacté la famille de Guthrie dans le Queens, avant de le rencontrer pour la première fois chez des amis, les Gleason, à East Orange, dans le New Jersey, où Guthrie, effectivement atteint de la maladie d’Huntington, passait la plupart de ses week-ends, nous apprend Rolling Stone(Nouvelle fenêtre) (en anglais). De son côté, Pete Seeger a rencontré Dylan dans un bar de Greenwich Village car on lui avait recommandé d’aller l’écouter. Là, il l’a invité à se produire lors d’une prochaine jam session folk au Carnegie Hall. Il l’a bien pris sous son aile, mais contrairement à ce que montre le film, Bob Dylan n’habitait pas chez lui. Enfin, si Song to Woody est une des toutes premières compositions de Bob Dylan et qu’elle est effectivement dédiée à Woody Guthrie, il ne l’a écrite qu’après avoir passé du temps avec lui dans le New Jersey, durant l’année 1961.
Bob Dylan vivait-il un triangle amoureux avec sa fiancée Sylvie et Joan Baez ?
Dans Un parfait inconnu, Bob Dylan est en couple avec Sylvie Russo, et elle n’a pas plus tôt tourné le dos pour se rendre en Italie qu’il se retrouve au lit avec Joan Baez. Vers la fin du long-métrage, il joue en duo avec Joan Baez au Newport Festival 1965, sous le regard dévasté de Sylvie qu’il a presque obligée à venir, en la conduisant à moto.
Ce triangle amoureux est loin d’être fidèle aux faits, chronologiquement parlant. Comme nous vous le racontions précédemment, Sylvie Russo n’a jamais existé, mais elle est fortement inspirée de Suze Rotolo, la première petite amie new-yorkaise de Dylan. Selon Elijah Wald cité par le New York Times(Nouvelle fenêtre), Suze Rotolo a bien passé six mois en Italie lorsqu’ils étaient encore ensemble, mais l’idylle de Dylan et Baez a débuté bien plus tard, à l’été 1963.
En revanche, les rapports tumultueux qu’entretiennent Dylan et Baez dans le film – « Ça sent trop l’effort, tes paroles, c’est comme les peintures à l’huile des cabinets de dentiste », grince-t-il le matin de leur première nuit ensemble, tandis qu’elle le traite de « connard » – sont assez réalistes, de l’avis des spécialistes.
Cependant, les connaisseurs s’étonnent de ne pas trouver trace dans le film de Sara Lownds, mannequin en couple avec Dylan dès 1964 et qu’il épousa peu après le Newport Festival 1965, en novembre, et avec laquelle il a eu quatre enfants. Enfin, la vraie Suze Rotolo n’était pas présente au festival de Newport en 1965 et n’était plus avec lui depuis longtemps à ce moment-là, de même que Joan Baez.
La tournée commune de Bob Dylan et Joan Baez en 1965 était-elle aussi tendue que dans le film ?
Dans le film, Bob Dylan et Joan Baez jouent All I Really Want to Do en duo au festival de Newport 1965, puis il arrête abruptement. Elle essaye de jouer Blowin’ in the Wind que le public leur réclame, il s’y refuse. « Il ne s’agit pas d’un concert à la demande, lance-t-il au micro. « Si vous voulez écouter ça, allez voir Donovan. » Il quitte alors la scène et elle termine le show toute seule.
La prise de bec est d’autant plus fictive que Dylan et Baez n’ont pas joué ensemble à Newport en 1965 mais l’année précédente. En 1965, Joan Baez y a chanté avec Donovan. Cette scène traduit néanmoins très bien la tension qui régnait sur scène entre ces deux icônes aux derniers temps de leur tournée commune. « Les gamins l’appelaient à jouer des chansons qui leur parlaient », mais Dylan s’en fichait, se souvient-elle dans le livre d’Elijah Wald. Le musicien, qui voulait aller de l’avant, n’avait pas envie de jouer ses tubes passés. Selon le New York Times(Nouvelle fenêtre), Dylan avait refusé au moins une fois de jouer ses plus grands hits en duo avec elle cette année-là, prétendant que sa guitare était cassée. Le volet britannique de leur tournée, en avril-mai 1965, qu’elle quittât à mi-parcours, a semble-t-il marqué la fin de leurs relations.
Johnny Cash a-t-il incité Bob Dylan à faire sa révolution rock ?
Dans Un parfait inconnu, Johnny Cash, joué par Boyd Holbrook, encourage résolument Bob Dylan à ignorer les grincheux de la folk music et à faire sa révolution électrique. « Je ne pense pas qu’ils veulent entendre ce que je veux jouer« , lui dit Dylan. « Qui ça eux ?« , demande Cash. « Tu sais, les gens qui décident ce que la musique folk est ou n’est pas. » Ce à quoi Cash assène : « Qu’ils aillent se faire voir. Je veux t’entendre. Va mettre un peu de boue sur le tapis. Fais du bruit, Big D. »
En réalité, Johnny Cash n’était pas présent au festival de Newport en 1965. En revanche, il était à l’affiche l’année précédente et avait joué un set électrique, ce qui prouve que Dylan n’était pas le premier à brancher ses guitares sur des amplis à ce festival – « Concernant l’onde de choc que fut la réinvention électrique de Dylan, on ignore trop souvent que Lightin’ Hopkins, les Chambers Brothers et le Paul Butterfield Blues Band avaient déjà joué des sets électriques à Newport ce même week-end » de 1965, écrit d’ailleurs Elijah Wald dans son livre. Pour revenir à Johnny Cash, lui et Bob Dylan s’écrivaient régulièrement. Le réalisateur James Mangold explique à Entertainment Weekly(Nouvelle fenêtre) avoir ausculté leur correspondance, transmise par le manager de Dylan, Jeff Rosen. Selon lui, ce qu’il fait dire à Johnny Cash dans le film reprend mot pour mot ce qu’il lui disait dans ses lettres : « Fonce ! »
Pete Seeger était-il si opposé à la conversion à l’électricité de Bob Dylan ?
« Une bonne chanson n’a pas besoin d’amplification » : dans le film, le musicien et mentor de Dylan Pete Seeger, et ses acolytes organisateurs du Newport Folk Festival, sont présentés comme les gardiens du temple folk, des puristes conservateurs totalement opposés à la guitare électrique, à la pop et au rock. Pete Seeger est si en colère lors du concert de Dylan au festival de 1965 qu’il se retient d’y mettre un terme en tranchant les fils des amplificateurs à coups de hache.
Selon Elijah Wald, cette histoire de hache est une légende montée en épingle, un malentendu verbal, le mot ax pouvant aussi bien dire « hache » que « guitare » dans le jargon des musiciens, explique-t-il dans son livre. Mais il reconnaît que Pete Seeger était dans tous ses états et en colère ce jour-là, horrifié par le volume sonore et la distorsion des amplis de guitare poussés dans le rouge, qui agressaient les tympans. Comme dans le film, il alla, en vain, voir les responsables de la table de mixage pour faire baisser le son, et c’est sa femme Toshi qui finit par le calmer. Enfin, Bob Dylan termina bien, en guise de rappel et pour calmer les esprits, par un petit set acoustique, qui comprenait deux chansons, dont It’s All Over Now, Baby Blue, qu’on le voit jouer dans le film. Cependant, Elijah Wald refuse de ne voir Pete Seeger que comme un vieux barbon folk. Selon lui, il a vite compris que Dylan avait besoin de se libérer du carcan de la scène folk, ils sont restés en contact et ont continué à se voir longtemps.
Bob Dylan s’est-il fait traiter de « Judas » au festival folk de Newport 1965 ?
Dans Un parfait inconnu, lorsque Dylan et son groupe empoignent les guitares électriques au concert de Newport 1965, le public est un peu décontenancé : une partie semble apprécier et une autre partie s’agite, crie, pleure, frustrée tout autant par la conversion au rock de Dylan que par le volume sonore insupportable. À un moment, quelqu’un dans le public crie à la trahison en hurlant « Judas ! ». Dylan lui répond : « Je ne te crois pas… », et se tournant vers ses musiciens, ajoute, « jouez fort ! ».
En réalité, cet échange resté célèbre ne s’est pas déroulé à Newport en 1965 mais quelques mois plus tard, en mai 1966 à Manchester (Angleterre). Un incident immortalisé dans The Bootleg Series Vol 4: Bob Dylan Live 1966. Quant à la réception générale du public du festival de Newport, il est difficile de le savoir tant les témoignages divergent, souligne Elijah Wald dans son livre. Selon où ils étaient placés à ce concert qui rassemblait 17 000 personnes, certains se souviennent d’avoir vu des fans « trahis » lancer des projectiles sur la scène et déclencher des bagarres, d’autres d’avoir été aux anges et d’avoir chanté en chœur Like a Rolling Stone. Une chose est sûre : Bob Dylan, lui, parle bien encore aujourd’hui de « fiasco » à propos de ce concert.
Laure Narlian
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