À travers un thriller haletant, Tim Fehlbaum filme la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich, en 1972, et la naissance de l’information en continu.
Peut-on ou doit-on tout montrer lorsqu’on est un journaliste de télévision confronté en direct à une tragédie où la vie d’otages est en jeu, où la mort plane à tout instant dans un macabre compte à rebours ? Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme et ménager la sensibilité du spectateur ? Où se situe la frontière entre voyeurisme et information ? Comment éviter que les images diffusées servent d’écran de contrôle aux terroristes ? Comment se débrouiller face à l’inconnu, à l’horreur d’une réalité qui vous dépasse ?
Autant de questions sensibles posées par le cinéaste suisse Tim Fehlbaum, 43 ans, dans 5 septembre, un thriller haletant dans lequel il revient sur la tragédie des Jeux olympiques de Munich : 11 athlètes israéliens furent séquestrés et abattus par un commando de 8 terroristes palestiniens baptisé Septembre noir. Une prise d’otages historique qui, analyse aujourd’hui le cinéaste suisse, « préfigure d’autres tragédies », comme le pogrom du 7 octobre 2023, perpétré en Israël par le Hamas, où pas moins de 1 200 personnes ont été assassinées et 251 prises en otage.
En direct pendant vingt-deux heures
Contrairement à Munich (2005), de Steven Spielberg, centré sur les représailles organisées par le Mossad après le massacre du 5 septembre 1972, son film se concentre uniquement sur les coulisses d’un huis clos à suspense vécu par l’équipe de la chaîne de télévision américaine ABC Sports. Organisée en cellule de crise, elle abandonne toute retransmission sportive et improvise un récit narratif qui inclut le CV et les histoires personnelles des athlètes israéliens.
« C’est la première fois qu’un événement de cette nature est diffusé en direct pendant vingt-deux heures, souligne Tim Fehlbaum. Tout est réuni pour en faire un long suspense dramatique qui n’est pas sans risque puisque des vies sont en danger et que les images des déplacements des forces de l’ordre servent aux terroristes. Ce qui conduit d’ailleurs à une intervention de la police allemande, qui ordonne la suspension de ce direct qui la gêne. »
Au cœur d’une salle de contrôle qui nous paraît aujourd’hui très vintage, avec ses gros moniteurs et ses bancs-titres réalisés à la main, se trouve Geoffrey Mason – « Geoff », interprété par John Magaro –, un ambitieux producteur déterminé à faire ses preuves face à son chef, le vétéran Roone Arledge (Peter Sarsgaard). Spécialisé dans le sport, il doit gérer cette situation de crise, secondé par une courageuse traductrice allemande (Leonie Benesch) et son mentor (Ben Chaplin). Grisé par ce défi majeur, Geoff se voit vite confronté à une réalité à la fois cruelle, brutale et fascinante, qu’il a du mal à maîtriser.
900 millions de spectateurs
Cette journée tragique, quelque 900 millions de spectateurs vont la vivre sur leur téléviseur grâce au direct d’ABC, dont les bureaux jouxtent l’immeuble de la prise d’otages. Avec une caméra sur pied placée non loin du bâtiment de la délégation israélienne, les premières images sont diffusées, dont une en noir et blanc va faire le tour du monde : le visage encagoulé d’un terroriste armé qui apparaît penché au balcon.
Pour coller au plus près des faits, Tim Fehlbaum et son équipe ont collaboré avec le vrai Geoffrey Mason, 30 ans à l’époque, salué comme l’inventeur de ce que l’on appelle à présent le live streaming, la diffusion d’images en direct. Au-delà de la performance technique, il leur a confié comment il avait vécu ces vingt-deux heures fatidiques sans sommeil, pris par l’émotion, les sentiments contradictoires et confronté à des questions d’ordre politique et éthique soulevées dans l’urgence : mettre en scène l’horreur et la violence ne contribue-t-il pas, même involontairement, à rendre plus « visibles » les terroristes et leurs thèses ? Une réflexion qui renvoie au temps, plus proche de nous, de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier 2015, à Paris. Amedy Coulibaly, après avoir abattu froidement quatre hommes, était, on s’en souvient, très attentif aux réactions des chaînes d’information en continu. Au point d’appeler lui-même au téléphone la rédaction de BFMTV pour être mis en relation avec la police.
« Nuage informationnel »
« Dans l’histoire des médias, la tragédie du 5 septembre 1972 est un tournant décisif », note Tim Fehlbaum. Ce jour-là est né le concept des chaînes d’information en continu, qui inondent désormais notre quotidien. Quel est leur but, leur rôle ? Leur responsabilité ? Il ne fait aucun doute que les images et les vidéos influencent la manière dont nous percevons les événements. Et le choix, parfois, de s’en détourner…
Des études analysent en effet aujourd’hui les conséquences d’une information qui ne serait « consommée » qu’en continu : elle serait responsable, notamment, de cette « fatigue informationnelle » que 53 % des Français (selon une enquête de 2022 de L’Observatoire Société & Consommation, d’Arte et de la Fondation Jean-Jaurès) affirment ressentir – non sans danger pour la santé publique, mais aussi pour la santé démocratique –, quand, selon la même étude, 77 % des Français déclarent qu’il leur arrive de limiter ou de cesser de consulter les informations – dont 28 % régulièrement.
Dès 1981, le philosophe Edgar Morin pointait déjà la menace en inventant l’expression de « nuage informationnel », défini comme un « excès qui étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont aussitôt chassés par d’autres événements ». Le philosophe ne connaissait pourtant pas encore la puissance des réseaux sociaux, régis par les algorithmes, ne se souciant pas de hiérarchiser l’information autrement que par des critères quantitatifs ou les agendas de leurs propriétaires.
« Réfléchir à la façon de consommer l’information »
À travers 5 septembre, Tim Fehlbaum pointe ainsi le danger du sensationnalisme qui guette la couverture en direct des tragédies, mais aussi celui de la désinformation, les fameuses fake news, comme à l’occasion d’une scène où l’on annonce la libération des otages, alors qu’ils ont tous été tués. « La violence envahit nos écrans tous les jours, déplore-t-il, au point de nous rendre insensibles. Le fait de voir une tragédie nous rend-il meilleur citoyen ? Je ne crois pas. Dans 5 septembre, on utilise des images d’archives, notamment les interventions mesurées du présentateur journaliste Jim McKay, mais l’on ne montre pas les images des otages, par respect pour les familles. »
Pour autant, le coproducteur du film Sean Penn, un vrai « junkie olympique », qui avait 12 ans au moment des faits, vécus en famille devant le téléviseur, veut insister sur la dimension immersive du film : « Le script de 5 septembre, dit-il, a provoqué des souvenirs de cette tension et de ce chagrin d’une manière qui me paraissait extrêmement authentique et nous a littéralement mis dans la pièce avec ceux qui étaient sur place. »
Une tragédie partagée en temps réel
Par la magie du cinéma, 5 septembre effectue avec précision ce retour en arrière de cinquante-deux ans qui nous plonge durant quatre-vingt-quinze minutes dans les coulisses d’une tragédie partagée en temps réel et à l’échelle planétaire, sans doute la plus médiatisée jusqu’au 11 septembre 2001, mais aussi des décisions qui conduisirent à ce « partage ». Et c’est ce qui rend ce thriller palpitant intellectuellement passionnant. « Je pense que mon film est l’occasion pour le public de réfléchir à la façon de consommer l’information et de faire le tri », confie Tim Fehlbaum. Il en est, en effet, plus que temps.
Le 5 septembre 1972, une équipe de télévision se retrouve brutalement confrontée à l’horreur pendant les Jeux olympiques de Munich : la prise en otage de onze athlètes israéliens par un commando palestinien. Entre images d’archives et scènes reconstituées, un suspense haletant, vécu en direct avec, à la clé, des émotions intenses et des sentiments contradictoires sur les limites entre information et voyeurisme. Le pari est ambitieux mais gagné avec brio par Tim Fehlbaum.
En salle le 5 février.
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