Dans une France de l’après-guerre où l’histoire nationale s’est écrite avant tout sous l’angle de la Résistance, les témoignages des survivants des camps ont peiné à se faire entendre, explique l’historien Tal Bruttmann.
Comme l’explique Tal Bruttmann, l’un des rares historiens français à travailler sur la Shoah, il a fallu attendre la fin des années 70 pour qu’on se mette à écouter davantage les récits des survivants des camps.
Il y a, en 2025, une attention particulière portée aux derniers rescapés du camp d’Auschwitz-Birkenau. Pourtant, il a fallu des années pour qu’on entende réellement leurs témoignages…
Les survivants ont témoigné très tôt, dès la fin de la guerre, comme Simone Veil l’a raconté. Une première vague de témoignages est publiée en 1945 et des tournées de conférences sont organisées. Mais cela se heurte à un mur de silence. L’opinion publique ne veut pas les écouter à ce moment-là, n’a pas envie d’entendre ce qu’ils avaient vécu pendant la guerre. Pour des raisons évidentes, une mémoire s’est, elle, constituée dans la communauté juive et y restait cantonnée. Il faut attendre la fin des années 70 et le début des années 80, le procès de Klaus Barbie et une vague des déclarations négationnistes comme celles de Louis Darquier de Pellepoix, l’ancien commissaire général aux questions juives pendant l’Occupation, qui déclare en 1978 qu’à Auschwitz «on n’avait gazé que les poux», pour que les témoignages des rescapés soient mobilisés contre ce négationnisme.
L’histoire d’Auschwitz s’est, elle aussi, écrite très tôt. Le premier livre paraît en 1946 en Tchécoslovaquie. Il s’intitule Tovarna na smrt, ce qui signifie «l’usine de la mort». C’est l’œuvre de deux rescapés qui deviennent historiens, Ota Kraus et Erich Kulka. Au cours des deux décennies suivantes, le livre est traduit dans une dizaine de langues. Mais jamais en français ! Cela montre bien que la France se tient à l’écart des études sur l’univers concentrationnaire nazi. La non-traduction de Tovarna na smrt n’est pas une exception. L’ouvrage de référence de Deborah Dwork et Robert Jan van Pelt, Auschwitz, 1270 to the Present («Auschwitz, de 1270 à nos jours») n’est pas non plus disponible en français. En France, l’essentiel des publications est constitué de témoignages de rescapés. En fait, Léon Poliakov est le premier historien français à travailler sur Auschwitz, en 1964. Il faut attendre ensuite 2005 pour qu’un autre ouvrage soit consacré au sujet, celui d’Annette Wieviorka, Auschwitz, 60 ans après.
Pourquoi la France s’y intéresse-t-elle peu ?
Pendant longtemps, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale était une histoire avant tout nationale, écrite sous l’angle de la Résistance. Dans les années 50, l’historienne Olga Wormser est l’une des premières à avoir étudié la déportation. Mais ses ouvrages ont plus ou moins été laissés de côté. Il n’y a pas eu, en tant que telle, d’école historiographique sur la Shoah au sein de l’université française. La déportation a été pourtant centrale dans le discours des politiques, qui ne s’appuyaient pas sur un savoir scientifique mais plutôt mémoriel. Les éditions Gallimard ont publié en 2017 KL, de l’historien Nikolaus Wachsmann, une somme de plus de mille pages. C’est le premier livre en français qui permet de comprendre l’histoire du système concentrationnaire nazi. Vous voyez, il a fallu attendre plus de soixante-quinze ans !
Vous travaillez depuis cinq ans sur un ensemble photographique qui comportait originellement 197 photographies, retrouvées en 1980 par Serge Klarsfeld auprès d’une ancienne déportée, Lili Jacob, et déposé depuis au musée de Yad Vashem à Jérusalem. Cet album documente l’arrivée des Juifs hongrois à Birkenau au printemps 1944. Que nous apprennent-elles ?
L’étude de ces images permet de tirer plusieurs fils. Nous avons pu travailler sur la manière dont les SS géraient le flux des arrivées des Juifs au camp. La sélection, le tri entre ceux qui partaient directement à la chambre à gaz et ceux qui rejoignaient les commandos pour travailler, est organisée au centimètre près. Il y a des cordons de sécurité SS qui sont postés tout autour pour être sûr que personne ne s’échappe. L’étude de ces photos permet d’approcher au plus près ce qui est décrit sommairement par les témoins, parce qu’eux ont vécu cela en une fraction de seconde. Les images, réalisées par des nazis pour des nazis, veulent faire croire à une parfaite maîtrise des opérations. Pourtant, de nombreux éléments montrent des gestes de résistance des victimes.
Vous avez vu aussi sur ces photos que des camions Renault étaient utilisés à Auschwitz-Birkenau…
En fait, ils avaient été réquisitionnés en France et envoyés en dotation au camp.
D’après vos informations, il existe d’autres albums photographiques du camp d’Auschwitz-Birkenau qui, pour certains, n’ont toujours pas été déposés dans des musées ?
Effectivement, une demi-douzaine au moins ont été identifiés dans des familles de descendants de SS.
L’album d’Auschwitz, étudié par Tal Bruttmann, fait l’objet d’une exposition au Mémorial de la Shoah à Paris, Comment les nazis ont photographié leurs crimes. Auschwitz 1944. Entrée gratuite.
Poster un Commentaire