Jeannette Bougrab : «Ce n’est pas Dieu qui conduit à la guerre, ce sont les hommes!»

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Athée, l’ex-ministre, Jeannette Bougrab, entretient un rapport au spirituel nourri par son histoire, sur laquelle elle se livre ici comme jamais.

Fille de harkis, Jeannette Bougrab a suivi un parcours républicain exemplaire. Elle a été engagée à l’UMP sous la présidence d’Alain Juppé, secrétaire d’État sous Nicolas Sarkozy et François Fillon, puis présidente de la Halde, et poursuit désormais ses combats comme juriste (elle est docteur en droit) dans une grande institution de la République et essayiste. Jeannette Bougrab fut aussi la compagne du dessinateur Charb, mort assassiné en 2015 avec la rédaction de Charlie Hebdo, mais elle ne reviendra pas dans cet entretien sur cette tragédie. L’avenir pour elle se dessine désormais dans le regard de ses deux jeunes enfants qu’elle a adoptés, seule. Désormais rare dans les médias, Jeannette Bougrab se livre ici comme jamais sur son histoire, ses combats et sa relation aux spiritualités. Celle qui a reçu le Prix de la laïcité de la Mairie de Paris en 2013 des mains de l’écrivain Boualem Sansal – aujourd’hui emprisonné en Algérie – s’inquiète avec conviction et courage de la montée exponentielle des atteintes à la laïcité depuis les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, de la multiplication des actes antisémites depuis le 7 Octobre et de l’emprise islamiste. Une confession touchante et combattante.

Le Point : Dans quel esprit s’est déroulée votre enfance ?

Jeannette Bougrab : Mes parents étaient d’Algérie, et d’une famille très pauvre. À cette époque, la misère n’était pas un thème ou une formule de méditation comme l’écrivait Albert Camus dans une série d’articles qu’il publia en 1939 dans L’Alger républicain. Mes parents ne mangeaient pas à leur faim et il n’y avait pas d’école pour les émanciper. Ma mère travaillait dans des champs alors qu’elle n’avait pas six ans. Dans l’un de ses reportages intitulé le dénuement, Camus conclut ainsi : « Pour aujourd’hui, j’arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple […] La misère crie et désespère. Encore une fois, qu’avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d’elle ? »

Mon père, harki, a perdu son père, égorgé par les forces rebelles. Puis avec la fin de la guerre d’Algérie, ils ont connu l’abandon de la France. Des milliers d’anciens supplétifs de l’armée française ont été massacrés par le FLN en 1962 et ceux qui échappèrent à la barbarie ont été pour beaucoup d’entre eux parqués dans des camps de la honte comme à Rivesaltes ou Bias. Mes parents étaient des êtres d’exception d’une résilience incroyable. Ils ont su malgré cette vie de souffrances, de drames se reconstruire tant bien que mal, fonder une famille, avoir des enfants et transmettre l’amour, la tolérance, la valeur du travail. Ma famille n’était pas dans la vie, mais dans la survie. Mes parents savaient qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. À Déols (Indre), où ils avaient fait souche, nous étions isolés.

La spiritualité tenait-elle une place chez vous ?

Je crois que les questions liées à la spiritualité, sachant que chacun met derrière ce concept des choses très différentes, ne peuvent prendre une place prégnante dans les vies des femmes et des hommes que si ces derniers sont libérés des contraintes matérielles et affectives… quand s’installe une forme de vide, de quête de sens.

Moi, je voyais partir mon père travailler tous les soirs à l’usine même s’il était malade et fiévreux, et le jour, il retournait la terre pour planter des légumes dans les jardins ouvriers afin que nous puissions manger. Nous étions pauvres alors que mon père travaillait. Il n’a jamais renoncé. Ma mère donnait tout l’amour qu’un être puisse donner et m’a porté à devenir une femme libre et émancipée. Mes parents étaient mon tout. Moi, enfant, la petite Berrichonne née de parents harkis, je bouillonnais car je voyais l’injustice, l’intolérance, le racisme dont mes parents étaient victimes. Moi, enfant, je voulais réparer leur vie cassée, leur rendre justice.

Si j’ai choisi des études de droit, ce n’est pas un hasard. Mais c’est bien plus tard que l’on comprend que le droit et l’équité pour ne pas parler de justice sont des concepts bien différents et parfois très éloignés. C’est pour cela sans doute que j’ai commencé à lire Mark Twain, le père de la littérature américaine, et je ne m’en suis jamais lassée. Il avait cette phrase très irrévérencieuse alors qu’il vivait d’une société très puritaine : « J’ai ma religion que vous appellerez blasphème. C’est qu’il y a un Dieu pour le riche mais aucun pour le pauvre. » Cette phrase, je l’ai faite mienne depuis longtemps peut-être en raison de l’histoire de mes parents, et j’ai toujours mis de la distance avec l’idée d’un Dieu.

Vous avez reçu une éducation religieuse ?

Mes parents étaient croyants mais ils n’étaient pas pratiquants. Ils respectaient toutes les religions. Ma chance a été qu’il n’y avait pas à l’époque d’école coranique qui aurait pu les endoctriner quand ils étaient enfants. Sans doute, sinon, n’aurais-je pas eu la même éducation, la même liberté. Aujourd’hui dans toutes les campagnes, vous avez une madrasa financée pour des familles des pays du Golfe, le terreau d’un intégrisme. Mes parents ne sont jamais allés dans une mosquée, on n’a jamais fait le ramadan à la maison d’ailleurs, ils ne leur seraient jamais venus à l’idée de l’imposer à leurs enfants. Au contraire, ils nous l’auraient interdit car nous devions être éveillés pour suivre assidûment les cours à l’école. Ils sacralisaient l’école. Ils savaient que nous avions eu la chance de nous élever grâce à l’école. Il y avait chez eux du bon sens. Ils n’étaient pas idéologues. On fêtait Noël et on avait des chocolats à Pâques.

Ils plaçaient la République et ses lois au-dessus de tout. Quel contraste avec ce que je constate aujourd’hui quand je lis des études comme celle d’un institut de sondage, l’Ifop, montrant que 65 % des lycéens musulmans placent l’islam au-dessus des lois de la République. Ou que, pour assombrir le paysage, une note des services nous apprend que les atteintes à la laïcité auraient augmenté depuis l’assassinat, en 2020, de Samuel Paty et Dominique Bernard. Que les actes antisémites ont été multipliés par quatre depuis les attentats barbares du 7 Octobre en Israël. Je me dis en paraphrasant Hamlet qu’il y a une odeur de soufre dans ce royaume. Aujourd’hui, nous assistons à la mort de l’empathie humaine. Lorsqu’on n’est pas en mesure de prendre le parti de défendre des femmes violées et assassinées parce que juives, n’est-ce pas l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie, comme l’affirmait Hannah Arendt ?

Quel est votre rapport à la religion ?

Mes parents pensaient qu’il y avait un Dieu peut-être par superstition. Ils étaient profondément inquiets de me savoir athée. Ils pensaient que j’allais attirer le mauvais œil. Ils n’ont pas eu tort. La baraka n’a pas toujours été de mon côté. Loin de là. Je crois qu’on pourrait même m’appeler le chat noir. J’aurais aimé être comme eux.

Mais il ne suffit pas de vouloir pour avoir la foi. Je crois qu’il y a une transcendance que je n’ai pas. Dès l’enfance, j’avais cette conviction profonde que nous étions peu de chose dans ce monde. Je trouvais très prétentieux que l’homme puisse imaginer qu’il soit le centre de tout. Pour citer encore l’auteur américain qui a sans doute façonné mon esprit à propos de l’homme et de son rapport à la religion, il écrivait : « L’homme est l’animal religieux. Il est le seul animal religieux à obtenir la vraie religion, même plusieurs. Il est le seul animal qui aime son prochain comme lui-même et qui lui tranche la gorge si sa théologie n’est pas correcte. Il a fait du monde un cimetière en voulant œuvrer de son mieux pour adoucir le chemin de son frère vers le bonheur et vers le ciel. »

J’avoue que Twain me fait rire car il arrive avec sa plume féroce à conserver un trait d’humour. Mes parents ont été l’exemple d’une tolérance religieuse qui semble être devenue une exception. J’ai vu ma mère brûler des cierges à l’église le 15 août, le jour de la montée au ciel de la Vierge Marie. Lors de la mort de maman, une bénédiction lui a été rendue à l’église Saint-Étienne à Déols et un verset du Coran a été lu dans cette église. La mort de mes parents m’a laissé un vide très profond, je demeure triste de ne plus pouvoir les étreindre. Je crois que l’on prend conscience à ce moment-là plus qu’à n’importe quel autre moment du sens réel de la vie. Dans l’un de ses contes populaires intitulé À la recherche du bonheur, Léon Tolstoï fait dire à l’un de ses personnages avant de s’élever dans le ciel : « Et je compris que l’homme ne vit pas de ses besoins à lui, mais qu’il vit par l’amour. » Sans cet amour, on meurt. C’est vrai même si je n’ai pas franchi le pas d’un Tolstoï qui conclut son conte ainsi : « Celui qui est en l’amour est en Dieu. » Je ne sais pas si Dieu est en moi parce que j’ai eu l’amour de mes parents et aujourd’hui celui de mes enfants.

C’est une force d’ordre spirituel qui vous porte dans vos combats ?

La laïcité est pour moi une valeur cardinale. Ce n’est pas seulement un principe constitutionnel inscrit à l’article 2 de notre loi fondamentale mais le levier qui permet notamment aux femmes de s’émanciper de l’archaïsme véhiculé encore par certaines religions.

J’ai défendu la crèche Baby Loup en 2010 quand j’étais présidente de la Halde. Cette petite structure de la petite enfance était installée à Chanteloup-les-Vignes dans l’un des quartiers difficiles où Mathieu Kassovitz avait tourné La Haine. Elle avait été poursuivie pour discrimination religieuse pour avoir licencié une femme voilée. Tout le monde était contre nous. Il y avait un déferlement de haine teintée d’accusation d’islamophobie, le mot magique pour faire taire toute critique. Je fus la seule représentante d’une institution à témoigner en sa faveur au conseil des prud’hommes à Mantes-la-Jolie. J’ai reçu en 2013 le prix de la laïcité des mains de Boualem Sansal à la mairie de Paris. J’étais très émue, je venais de lire son dernier essai Gouverner au nom d’Allah. Surtout notre réunion illustrait une manifestation d’une paix mémorielle entre la France et l’Algérie, lui l’ancien militant du FLN, moi la fille de harkis. Nous nous retrouvions dans ce combat contre l’islamisme.

Alors que cet intellectuel brillant, courageux est détenu dans les geôles algériennes, je ne peux m’empêcher de penser à lui et je redoute à chaque instant qu’il perde la vie, seul, dans une cellule obscure. Pour avoir défendu la laïcité et dénoncé l’islamisme sans doute trop tôt, j’ai payé un prix élevé. J’ai été injuriée, menacée de mort et j’ai dû quitter mon pays pour retrouver une vie normale avec ma fille. Comment au pays de Voltaire, de telles choses peuvent se produire ? La liberté devrait être sacrée. Les attaques permanentes contre la laïcité à l’école, dans les services publics, le sport qui fait le socle de notre pays devraient nous faire réagir, nous pousser à organiser la résistance contre le nouvel obscurantisme afin de tenir le front culturel. Il n’en est rien. Pis, certains se font les complices des ennemis de la liberté.

Une défense intransigeante de la laïcité est-elle compatible avec un sens de la spiritualité ?

Ne pensez pas que ma vie soit dépourvue de toute spiritualité. Mais elle est différente. Pour essayer d’expliquer ma conception, permettez-moi de citer Romain Rolland dans son ouvrage consacré à Vivekananda rapportant les propos de cet apôtre hindou de la Ramakrisna Mission sur les athées : « Un homme peut n’avoir jamais étudié la philosophie, il peut ne croire en aucun dieu et n’y avoir jamais cru. Il peut n’avoir prié une seule fois dans sa vie, si le simple pouvoir des bonnes actions l’a amené à cet état où il est prêt à donner sa vie et tout ce qu’il est pour les autres, il est arrivé au plus haut que puisse atteindre l’homme religieux par ses prières et le philosophe par sa connaissance : à savoir l’abnégation de soi. » Je crois que c’est en cela que j’inscris ma vie et je tente d’inculquer ces valeurs à mes enfants. J’essaie d’aider les autres, de faire des choses justes. Je continue mes combats mais ailleurs en Afghanistan, en Iran, comment ne pas être admiratif de la révolution qui a suivi la mort de Mahsa, arrêtée et battue à mort par la police des mœurs en Iran parce que quelques mèches de ses magnifiques cheveux bruns dépassaient de son hijab. On ne compte plus les arrestations de manifestants qui défient les mollahs. Je refuse de demeurer silencieuse.

Les religions prennent-elles trop de place aujourd’hui dans l’espace public ?

Il me semble que cette question est très politiquement correcte. Les tristes événements qui ont marqué notre pays ces dernières années montrent la volonté de conquête des tenants d’une interprétation rigoriste de l’islam et de l’installer par tous les moyens y compris par la violence. Je sais comme l’écrivait Stefan Zweig que l’on doit tenir le nom de Dieu à l’écart de la guerre, car ce n’est pas Dieu qui conduit à la guerre, ce sont les hommes ! Aucune guerre n’est sainte, aucune mort n’est sainte, seule la vie est sainte.

J’aimerais parler de l’école qui m’est si chère, car sans elle je n’aurais pas pu renverser les prédéterminismes sociaux, être une transfuge sociale. Je trouve inacceptable de voir des proviseurs, des enseignants se faire agresser pour vouloir faire respecter la loi sur les signes ostentatoires. Il faut revenir aux origines de ce vêtement devenu un étendard politique. L’abaya a été imposée par les wahhabites et importée d’Arabie saoudite pour transformer les femmes en fantômes, en mortes-vivantes, en cercueils mobiles. L’abaya répond aux prescriptions religieuses rigoristes, pour respecter l’awra, la « pudeur ». Les femmes doivent ainsi porter un vêtement couvrant toutes les parties de leur corps afin de ne pas se montrer désirables. L’abaya n’est en réalité que la conséquence de l’obsession des islamistes du corps de la femme. Il faut se couvrir ses cheveux, dissimuler les formes de son corps dans des tenues larges noires, beiges surtout pas chatoyantes pour ne pas attirer le regard des hommes. L’abaya est le symbole de l’enfermement du corps de la femme. Elle traduit le rapport maladif des plus extrémistes des musulmans, qui veulent contrôler strictement le corps de la femme.

Pour terminer cet entretien, permettez-moi de citer Sébastien Castillon qui s’était élevé seul contre la tyrannie de Calvin, un soldat inconnu de la libération du genre humain pour reprendre les mots de Zweig dans la biographie qu’il lui consacra : « La postérité ne pourra pas comprendre que nous ayons dû retomber dans de pareilles ténèbres après avoir connu la lumière. » Le combat doit continuer, même s’il semble perdu d’avance.

Propos recueilis par Jérôme Cordelier

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