Georges Bensoussan: «L’enseignement de la Shoah ne peut à lui seul empêcher l’antisémitisme»

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L’Europe célèbre ce lundi le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d’extermination. Un anniversaire douloureux à l’heure où l’Occident continue de se battre contre un antisémitisme largement réactivé par le conflit au Proche-Orient, souligne l’historien.

LE FIGARO. – Nous célébrons ce lundi le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration et d’extermination. Cet événement historique n’a peut-être jamais autant été enseigné et mis en lumière par des publications ou par des films, et pourtant il semble plus mal compris. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Georges Bensoussan. – On pourrait penser a priori que l’éloignement dans le temps ne favorise pas la compréhension de l’événement, mais c’est là une idée reçue contre-intuitive. Les exemples sont nombreux où la perception de l’événement s’est au contraire affinée en dépit de points de vue anachroniques qui en ont parfois faussé la compréhension. À commencer par la Première Guerre mondiale, très éloignée de nous désormais dans le temps et dont il ne reste plus parmi nous aucun contemporain, mais dont la signification s’est affermie. La compréhension du génocide des Juifs a considérablement progressé, en premier lieu grâce à l’ouverture (au moins partielle) des sources d’information et d’archives, grâce au travail, en second lieu, de plusieurs générations d’historiens, en particulier des pionniers Léon Poliakov, Raul Hilberg et, pour la sphère spécifiquement française, Joseph Billig, qui, dans les années 1950, travaillèrent dans l’indifférence générale.

Mais cette histoire est handicapée par une puissante dimension émotionnelle qui ne fait pas forcément bon ménage avec une compréhension distanciée de l’événement. On a fini par perdre de vue qu’il s’agissait d’un fait d’histoire, partant d’un événement éminemment politique. C’est à une vision politique qu’il a fallu procéder pour comprendre, selon la formule convenue, comment on en était arrivé là. Mais s’engager sur le terrain de l’émotion dans une société du spectacle comme la nôtre, et mettre ses pas dans ce que Wilhelm Reich nommait jadis la « peste émotionnelle », c’était d’emblée fermer la porte à l’intelligence de l’événement et, en pensant rendre compte de la Shoah par le biais des larmes seules, contribuer à en noyer la spécificité. D’autant que le délire froid de la machinerie du meurtre de masse qui ratisse ses victimes depuis les confins de l’Europe pour les conduire aux assassins, un fait jusqu’à aujourd’hui sans précédent dans « la triste et violente histoire des hommes » (Michelet), ne pouvait qu’inciter au refoulement.

Par ailleurs, la passion antisémite n’est pas un racisme parmi d’autres. C’est une vision du monde où le Juif « a le diable pour père » (Évangile de Jean), une paternité qui vous leste pour l’éternité. C’est pourquoi cette passion n’allait pas disparaître comme par enchantement en mai 1945. Elle a continué à cheminer à bas bruit en dépit de ce désastre qui demeure l’obstacle majeur à sa relégitimation. En troisième lieu, l’abus du « devoir de mémoire » a fini par induire une forme de lassitude qu’ont mal perçue les tenants d’un enseignement de la Shoah censé endiguer l’antisémitisme. C’était méconnaître le soubassement anthropologique de cette paranoïa. Aujourd’hui, à l’ère de l’attention labile des réseaux sociaux, on peut craindre qu’Auschwitz ne soit plus qu’une page d’horreur parmi d’autres dans un long récit indifférencié des catastrophes. D’autant qu’à l’époque de la concurrence victimaire où toute souffrance exige « son » génocide pour être reconnue, tout massacre devient génocide et le génocide juif n’est qu’un massacre de plus.

Ni l’enseignement de la Shoah ni les lois mémorielles n’ont mis fin au révisionnisme et à la montée de l’antisémitisme. À tel point qu’il est désormais compliqué pour certains professeurs d’histoire, dans certains collèges et lycées, d’enseigner cette période. Comment en est-on arrivé là ?

Les lois mémorielles ont-elles produit les bons effets qu’on en attendait jadis ? N’ont-elles pas laissé entendre qu’il s’agissait de soustraire cette histoire spécifique à la critique, ce qui, à l’ère du complotisme, signifiait la camper en histoire mensongère ? Rappelons qu’au moment de la loi Gayssot (1990), les réseaux sociaux n’existaient pas. Je n’userai pas du mot « révisionnisme », parce que nous n’avons pas affaire ici à une école qui révise l’histoire mais à une secte antisémite qui la nie. Vous pouvez contester telle ou telle interprétation de la bataille de Verdun, vous n’écrirez pas qu’elle n’a pas eu lieu. Or, c’est précisément ce que font les négationnistes avec la catastrophe génocidaire.

Certes, l’enseignement de la Shoah peut contribuer à détruire quelques préjugés, mais il ne peut à lui seul prévenir un antisémitisme concocté dans le cadre familial. A fortiori quand la réflexion politique sur l’événement demeure indigente, que certains grands médias rivalisent dans le pathos et réalisent même, pour certains d’entre eux, l’exploit d’évoquer la Shoah sans prononcer le mot « juif ». Ainsi a-t-on pu assister ces dernières années à des flots lacrymaux télévisuels sur les enfants juifs déportés du Vél d’Hiv’ pour n’apprendre qu’à l’extrême fin du reportage, quasiment en catimini, que ces enfants étaient juifs, un mot susurré presque honteusement.

En 2001-2002, à l’issue de séminaires de formation sur cette histoire, plusieurs professeurs m’avaient fait part, en aparté, de leurs difficultés à l’enseigner, précisant qu’à chaque fois qu’il était question des Juifs (ou d’Israël), une partie des élèves s’employait à saborder le cours. C’était généralement, « au nom de la Palestine », des élèves de culture musulmane. Ce simple énoncé était déjà inaudible, et il l’est resté en partie. Reste que c’est dans ce segment de la population scolaire que les incidents se multipliaient. Telle est l’origine du livre collectif Les Territoires perdus de la République (2002). Aujourd’hui, la seule question qui vaille est moins l’enseignement de la Shoah qu’une politique de l’immigration qui a contribué à cette fracturation de la société française.

Vous avez souvent regretté que l’« obsession mémorielle » empêche de faire de l’histoire. Est-ce encore plus vrai aujourd’hui après le 7 Octobre ? La confusion et la concurrence victimaire atteignent-elles leur paroxysme ?

Notre société fait de la victime le parangon de toutes les vertus et la figure de l’innocence. Elle vit dans une forme d’excitation permanente qui nourrit par elle-même la concurrence victimaire, un état de fièvre émotionnelle où les massacres du 7 Octobre sont noyés à leur tour, dans les médias et les réseaux sociaux, sous d’autres récits sanglants dans la plus totale confusion, ce qu’on retrouve jusqu’à aujourd’hui dans les amalgames entre les otages israéliens kidnappés par le Hamas et les prisonniers palestiniens, dont beaucoup sont des assassins, relâchés par Israël dans le cadre de l’accord signé récemment. Mais c’est moins la passion pour la Palestine qui est en jeu ici que la détestation de l’État d’Israël dans des appels à sa disparition (« Palestine, from the river to the sea ! ») qui signifient, en langage clair, des appels à la répétition d’un génocide.

Dans ce contexte, comment analysez-vous l’accusation de « génocide » déposée contre Israël auprès de la Cour de justice internationale (CJI) de l’ONU ?

Cette accusation est une inversion projective qui consiste à imputer à sa victime le crime qu’on rêve de lui faire subir. Les tueurs au bandeau vert se réclament pourtant d’une charte où il n’y a pas trace de compromis, et encore moins l’ébauche d’une « solution à deux États ». Le seul horizon envisagé est celui de la disparition de l’État d’Israël, accompagnée de massacres d’ampleur et d’expulsions de masse. Et dans le texte même de la charte, la présence de cet élément constitutif d’un génocide : l’intention.

Accuser l’État juif de génocide, c’est espérer le priver d’une légitimité que la Shoah lui aurait conférée jadis, tant l’opinion demeure convaincue que l’État d’Israël serait né du génocide, telle une forme de « compensation ». Cette aberration historique répond à un besoin de sens, et c’est pourquoi elle perdurera. Accuser l’État juif de génocide, c’est aussi retourner contre les Juifs, et de façon perverse, le désastre qui les a frappés, mais c’est surtout légitimer par avance la disparition de leur État. Car c’est bien là l’objectif ultime d’une machinerie accusatrice dans laquelle le discours arabe se voit conforté par un gauchisme culturel qui plaque sur l’histoire de ce conflit les schémas de l’Europe coloniale de jadis. C’est ainsi que, dans un contresens achevé, l’État d’Israël devient le parangon de ce que la « pensée décoloniale » entend détruire : le monde occidental « raciste » par essence.

En réalité, l’État d’Israël endosse ici l’habit du réprouvé qui faisait des Juifs « le peuple élu de la haine universelle » (Léon Pinsker, 1882). La détestation du sionisme plonge en effet ses racines dans un discours antijuif archaïque, celui de l’Église d’avant-Vatican II, celui de l’extrême droite nationaliste (voir l’Action française en 1920), celui de l’idéologie nazie (voir les propos de Hitler sur le sionisme dans Mein Kampf), puis, à partir de 1950, celui d’un discours soviétique qui, quarante années durant, va inonder la planète d’une littérature de propagande violemment anti-israélienne.

C’est là la matrice du discours de l’extrême gauche actuelle. Ce qui se dit aujourd’hui sur l’État d’Israël « génocidaire » est au premier chef la réactivation de schémas culturels anciens, enracinés dans des siècles d’histoire occidentale. Enfin, bénéfice secondaire, cette accusation allège la culpabilité de l’Occident post-Shoah. « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait » : c’est là, aussi, lune des meilleures clés d’explication de la mise au pilori de l’État juif.

Qu’est-ce qui fait à la fois la singularité et l’universalité de la rupture historique qu’a représentée la Shoah ?

Sans verser dans une vision téléologique de l’histoire, la Shoah est l’aboutissement d’un délire antijuif structuré en vision du monde. Une passion irréductible, comme le montre le fait que cette élimination de masse n’a pas lieu au temps de la relégation médiévale, mais cent cinquante ans après l’émancipation initiée en Europe par la France de l’Ancien Régime puis de la Révolution.

Que peut-on faire dans des circonstances extraordinaires avec des hommes ordinaires ? C’est la première question que le génocide juif nous pose, parce que ce fut au premier chef un crime d’État planifié lors de la réunion de Wannsee (20 janvier 1942). Un « crime de bureau » qui a mobilisé des centaines de milliers d’Allemands et d’Autrichiens, à commencer par l’administration des chemins de fer. L’appareil d’État est présent derrière tout génocide, comme le montrent la tragédie des Héréros en 1905, celle des Arméniens en 1915-1916, des Tutsis du Rwanda en 1994.

Dans l’histoire du génocide juif, le moyen (principal) de la mise à mort, la chambre à gaz (à Treblinka, Belzec ou Auschwitz-Birkenau), ne fut pas un « détail de l’histoire » ou un à-côté sans signification. Tout au contraire, le modus operandi disait la signification profonde d’un crime où les victimes étaient dépouillées de leurs caractéristiques humaines pour être traitées comme on traite l’ordure ou la vermine. Ce crime, qui participe d’une conception biologique de l’humanité, marque le franchissement d’un seuil pour tout ce qui sur la terre a figure humaine. C’est en ce sens que Georges Bataille écrivait en 1947 que « l’image de l’homme (était) désormais inséparable d’une chambre à gaz ».

La notion de personne, abîmée dans la Grande Guerre et diluée dans la société de masse, a été anéantie dans la Shoah. Ce désastre a transgressé ce qui jusque-là constituait la trame des rapports humains, c’est ce en quoi il a fragilisé notre statut d’être humain. Nous voici aujourd’hui les dépositaires d’une leçon de ténèbres de bout en bout politique, un « héritage sans testament » (René Char), et héritiers d’une connaissance qui, comme « la hache qui brise la mer gelée en nous » (Kafka), transforme celui qui la fait sienne.

Dernier ouvrage paru Les Origines du conflit israélo-arabe, 1870-1950 (Presses universitaires de France, 2023).

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