Léon Placek : «Bergen-Belsen, il n’y a pas une nuit où je n’y pense pas»

Abonnez-vous à la newsletter

Léon Placek est le seul survivant français du train perdu, parti de Bergen-Belsen en avril 1945, qui fut libéré par les Soviétiques. Une libération qu’il nous raconte. Avec dignité.

Au mois d’août, il aura 92 ans. Quand il nous a donné rendez-vous dans un immeuble du boulevard Sébastopol, à Paris, nous pensions bien entendu arriver chez lui, dans un de ces appartements surchauffés où vivent les personnes âgées. Un doute nous saisit quand la porte, au premier étage, s’ouvre sur la réception d’une grande étude d’experts-comptables. Nous sommes-nous trompés d’étage ou d’adresse ? Des employés vont et viennent dans les couloirs. Mais c’est bien là. Léon Placek va venir nous chercher, nous confirme-t-on.

La tête levée vers un étage en mezzanine, nous pensons, bêtement, sans remettre en cause notre sentiment, que son appartement sera situé à l’extrémité de ces bureaux, dans un calme douillet. Mais il surgit dans notre dos et nous fait signe de le suivre… dans son bureau.

Avant que ne commence notre entretien, l’un de ses fils intervient pour lui faire part d’un appel et le solliciter sur une décision à prendre. Léon Placek répond lapidairement. C’est sa manière de parler, sans fioritures, presque sec, droit au but, tranchant. Il faut nous rendre à l’évidence : cet homme, à 91 ans et demi, vient encore tous les jours à son bureau, dans cette vaste étude d’experts-comptables qu’il a cofondée voici de nombreuses décennies, après la guerre. « Ma femme est disparue il y a quelques années, il faut bien que je m’occupe », lâche-t-il, en guise d’explication insuffisante. Léon Placek n’a pas 91 ans. Ce n’est pas possible. Le temps s’est arrêté pour lui, figé quelque part, il y a longtemps, à l’issue d’un combat remporté sur lui.

Otage d’abord

Il y a plus de 80 ans, Léon était à Bergen-Belsen. Jusqu’en février 1944, ce natif de Meurthe-et-Moselle avait traversé presque indemne la guerre avec sa mère et son frère – son père, engagé dans la Légion étrangère, fait prisonnier en 1940, était retenu dans un camp de soldats dans le nord de l’Allemagne. Mais en février 1944, alors qu’il est dans la région parisienne, ils sont raflés et transférés à Drancy. Jusqu’au 2 mai.

Débute le voyage concentrationnaire, direction aussi le nord de l’Allemagne, Bergen-Belsen, dans la région de Hanovre, un camp dont une partie est réservée aux femmes et aux enfants de prisonniers de guerre, que les Allemands veulent utiliser comme monnaie d’échange. Des otages.

Mais le rapatriement aux derniers mois de la guerre des déportés venus des camps de l’Est, rescapés des marches de la mort, transforme Bergen-Belsen en un vaste mouroir infesté par les poux et le typhus. « Les cadavres s’empilaient. Des milliers de cadavres. Des branches d’arbres mortes qu’on enjambait. » Parmi ces cadavres, il y aura en février ou en mars 1945, celui de la jeune Anne Frank. « Nous, les gosses, on traînait pour récupérer des vêtements, ou des mégots de cigarettes pour les échanger contre du pain. C’était n’importe quoi », résume-t-il. Avant d’ajouter, sans émotion apparente : « Ma mère, qui travaillait, qui récupérait le cuir sur les vieilles chaussures, se sacrifiait pour ses enfants. Une partie de son pain, elle nous le donnait. »

Prisonnier dans un train perdu

Le regard, planté derrière de grosses lunettes, ne cille pas. Il y a des hommes dont on se dit d’emblée qu’ils sont faits d’un bois plus dur, qu’on y laisserait des plumes si d’aventure, on venait à les toucher. Pas vraiment une étoffe, plutôt une carapace et ce n’est certainement pas un journaliste qui va venir l’entamer. Mais comment ne pas se durcir et s’endurcir pour toute une vie quand à 12 ans, vous montez à nouveau dans un train à la destination plus qu’incertaine ?

Ce n’est pas un jour que durera ce voyage, ni deux, ni sept, mais quinze ! Au mois d’avril 1945, Léon Placek, presque 12 ans, aura passé quinze jours dans le même train qui zigzague, s’arrête, puis repart, qui décrit des courbes folles dans une Allemagne à feu et à sang, livrée aux raids aériens des Alliés qui survolent ce « train perdu ». C’est le nom que les historiens lui donneront. Mais cela, Placek s’en fiche. « On était surveillé par des gardiens dans les wagons. Quand on s’arrêtait, on descendait boire dans les flaques d’eau. Les avions nous passaient au-dessus de la tête. »

Quand nous lui montrons la trajectoire absurde de ce train, reconstituée, il nous regarde sans comprendre. Comme s’il ne s’agissait pas du même. Or, si, il s’agit bien du train perdu, de l’un de ces trois trains d’otages évacués entre le 6 et le 11 avril 1945, 7 500 internés juifs au total, trois trains partis tout de même avec une destination, Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, où les nazis comptaient encore les monnayer.

Léon Placek fait partie d’un pan de l’Histoire, qui a été étudié, identifié, mais que lui, n’a jamais voulu étudier. Il l’a vécu, cela lui suffit pour le restant de ses jours. Hannah Goslar faisait partie du même train. Hannah Goslar ? L’une des meilleures amies d’Anne Frank. Elle a parlé de ce train dans un livre. Léon Placek hausse les épaules.

C’est à lui de nous écouter quelques instants. Pour apprendre qu’un des trois trains est arrivé, malgré les zigzags, à bon port, si l’on peut dire, à Theresienstadt. Qu’un autre a été abandonné par les nazis, quelques jours après son départ, avant d’être arraisonné par les Américains à Farsleben. Il hoche la tête. Si vous le dites. Si c’est écrit. Tout ce qu’il sait, c’est que pour lui, ça a duré quinze jours. Et que ça s’est terminé à Tröbitz.

Il répète le nom fiché à jamais dans sa mémoire. Comme s’il ne voulait rien savoir d’autre, rien qui ne dépasse son champ d’expérience. Paradoxe du journaliste, de l’historien, qui en sait plus, en apparence, sur cet enfer que le témoin qui l’a vécu et qui y repense chaque jour. On en serait presque gêné.

Le trajet fou du train perdu

Il baisse les yeux sur la carte du trajet qui file vers le nord – alors que Theresienstadt est au sud-est – puis qui sinue sans aucune logique, enchaînant les changements de direction, jusqu’à Tröbitz en effet, dans le Brandebourg. Il découvre qu’il est passé à Berlin. Cela lui fait une belle jambe. Cette ligne sinueuse à donner le tournis, tous ces noms lui paraissent irréels.

Aucune carte ne rendra compte de ces quinze jours d’errance interminables où il a perdu toute notion du temps, aucune carte ne restituera ce terminus improvisé à Tröbitz, le 23 avril, où leurs gardes-chiourmes, une semaine avant la mort de Hitler, les abandonnent dans un sauve-qui-peut général. Après avoir miné le train, ils s’en vont avec la… locomotive. Les Soviétiques les cernent, ils ont gagné la partie, ils vont gagner la guerre, le train n’arrivera jamais à Theresienstadt, alors, pourquoi mourir pour ces 2 500 juifs typhiques, dont 200 sont déjà morts dans ces wagons ? Et ce n’est pas fini. 320 vont encore décéder dans les semaines qui suivront.

« Les Russes ignoraient ce que ce train était. Des femmes leur ont expliqué. » Bribes de souvenirs qui lui remontent à la mémoire. Voilà ce que fut sa libération. Des Russes qui surgissent de nulle part, des troupes de choc, des Mongols. La libération, pour Léon Placek, eut le visage des Mongols. Qui leur donnent encore des ordres. Car le train ne s’est pas tout à fait arrêté à Tröbitz. Il reste quelques kilomètres. Tröbitz, c’est par là-bas, vers les maisons. S’ils croient qu’on va les emmener en bus, en voiture, jusqu’à ces maisons, ils se font des illusions. Mais non, ils ne croient rien, ils sont juste soulagés que le cauchemar ait pris fin.

Il pousse sa mère dans une brouette

Est-ce si sûr ? « Ma mère était trop faible pour marcher. Je l’ai mise dans une brouette et j’ai poussé la brouette jusqu’à une maison. » Le regard planté dans nos yeux, il donne cette information, qui en est une, mais qui n’en est pas une non plus, qui nous oblige à nous figurer un enfant épuisé, avec sa mère dans la brouette, presque inconsciente, non pas portée, comme un enfant porterait son père ou sa mère sur ses épaules, mais poussée plusieurs kilomètres, comme de la terre dans une brouette. Poussée pour qu’elle ne meure pas, pour qu’elle ne soit pas ensevelie sous de la terre, justement. Une autre odyssée.

Une libération qui commence ainsi, est-ce encore une libération ? Des kilomètres sans fin pour un garçon de 12 ans à peine qui, arrivé tant bien que mal à cette maison, s’évanouit, terrassé par le typhus. « J’avais dû le contracter au camp. » Ce train perdu, cette odyssée à travers l’Allemagne ravagée, correspondait à la période d’incubation. Un point, c’est tout.

Il perd donc conscience. Des jours durant. Il aurait pu ne jamais se réveiller. Comme les 320 autres qui, aux alentours, dans ces maisons de Tröbitz, ne se sont pas réveillés. Comme sa mère, qui entretemps, pendant qu’il oscille entre la vie et la mort, va, elle, quitter ce monde, enterrée quelque part à la va-vite à Tröbitz. Quand il rouvre les yeux, quand il revient à la vie, elle n’est plus là. Elle l’a quitté sans un au revoir.

Tout cela, bien sûr, Léon Placek ne l’ajoute pas, s’il le pense, il le garde pour lui, énonçant simplement : « Quand j’ai été guéri, elle était morte. » Loin de lui, mais comment savoir, l’idée d’une équivalence, d’une vie pour une autre, d’un sacrifice possible, mystique : elle est morte pour que lui vive. Non, il ne le dira pas et on ne le lui fera pas dire.

Retour à Tröbitz

La suite, c’est un peu de pain blanc soviétique, après les croûtons de Bergen-Belsen. Ce sont les milliers de poux qui infectent ses bandages, le temps de la convalescence. C’est un passage d’une zone à l’autre, de la soviétique à l’américaine, puis à la française. C’est un autre train, moins fou, moins perdu celui-là, un train plus direct de la Croix-Rouge, qui le ramène avec son frère à Paris, où l’attend son père, qui, lui est revenu, et dont il apprendra, probablement bouleversé, qu’il était retenu prisonnier à dix kilomètres de Bergen-Belsen.

L’attend aussi le silence gêné qui accueille les récits de Bergen-Belsen. Gêné, oui. « On gênait les gens, alors, on s’est refermé sur nous-mêmes. » Et on a travaillé, pourrait-on ajouter, on a fondé, à la force du poignet, preuve en est, cette étude d’experts-comptables, d’où il nous parle, du solide, qu’on ne peut pas lui enlever et qu’il transmettra sans doute à ses enfants.

Puis, avant qu’on ne prenne congé, il glisse : « L’avenir, c’était oublier Bergen-Belsen, vivre en dehors de Bergen-Belsen, mais pas une nuit où je n’y pense, pas comme un cauchemar, mais un souvenir, j’ai laissé quelque chose à Bergen-Belsen, je vis avec Bergen-Belsen, et si j’ai une sensibilité à fleur de peau, cela vient peut-être de Bergen-Belsen. »

Sensibilité à fleur de peau ? Peau douce. Peau dure. Comme un grand nombre de déportés, il a fini par raconter ses souvenirs*, convaincu par l’un de ses fils qu’il n’y a pas que les études d’experts-comptables qui se transmettent. Mais surtout, il est retourné avec sa famille là-bas, à Bergen-Belsen, comme à Tröbitz. De ce voyage dans le Brandenbourg, il nous dira seulement qu’il y a retrouvé le talus de terre où avait été inhumée sa mère.

J’avais dix ans à Bergen-Belsen, de Léon Placek et Philippe Legrand (éd. le Cherche Midi, 2022).

Par François-Guillaume Lorrain

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*