Guillaume Erner : «juifs», «israéliens» et «sionistes» sont devenus des synonymes.

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Le journaliste et sociologue publie ce mercredi Judéobsessions (Flammarion), un livre personnel et érudit sur le sort des Juifs en France et la curieuse obsession du débat public à leur égard.

LE FIGARO. – Votre livre part d’un constat résumé dans le titre : celui de la « judéobsession » de notre époque. Après avoir commencé à compter le nombre de fois où le mot « juif » apparaissait dans l’actualité, vous avez vite pris peur. À quand remonte cette « judéobsession » et comment la définiriez-vous ?

GUILLAUME ERNER. – Les Juifs sont dans l’actualité depuis l’Ancien Testament. Mais s’agissant de la France contemporaine, cela m’est paru flagrant avec les « gilets jaunes ». Souvenez-vous, il s’agissait d’une fronde sur l’essence, rien à voir avec la question juive. Et pourtant, le signifiant « juif » s’est immiscé dans cette séquence, caricatures de Rothschild, agression d’Alain Finkielkraut… Une controverse désormais familière est née, les uns soutenant que les « gilets jaunes » dans leur ensemble étaient antisémites, ce qui n’avait pas grand sens, les autres pensant qu’agresser Alain Finkielkraut en lui ordonnant de fuir à Tel-Aviv était… une invitation au voyage ! Une partie de la gauche cultive le déni. Le mot « juif » est convoqué sur des thèmes où il n’a rien à faire, comme la critique d’Emmanuel Macron, le passe sanitaire. Les occurrences du mot n’ont cessé de se multiplier par la suite, sur les réseaux sociaux, chez les rappeurs – l’invitation de Médine aux journées d’été des écolos était un épisode édifiant.

L’antisémitisme est un mot compliqué, car il recouvre une grande vague de phénomènes qui vont du stéréotype à la volonté exterminationniste. Entre ces deux extrêmes, il y a un spectre très large. Or le terme le plus exact pour notre époque, ce n’est pas tellement « antisémitisme » mais « judéobsession ». Tout le monde s’est mis à parler des Juifs, dans la plus grande confusion : « juifs », « israéliens » et « sionistes » sont devenus des quasi-synonymes. Pour certains, on vivrait même une sorte de « judéocène » : comme l’anthropocène postule que l’humanité est responsable de la totalité du mal sur la planète, l’État d’Israël serait désormais responsable de la totalité du mal sur terre. Le 14 janvier, le rapporteur spécial de l’ONU est allé jusqu’à déclarer qu’il y avait un parallèle exact entre les feux de forêt à Los Angeles et ce qui se passait à Gaza. Quand on est capable de faire une telle comparaison, on a vraiment affaire à une pensée devenue folle !

À quel point internet a-t-il aggravé cette « judéobsession » contemporaine ?

Internet n’a pas aggravé la situation, il l’a complètement bouleversée. Les algorithmes ont compris que le mot « Juif » comptait triple. Sur X/Twitter, le terme de « bouddhiste » n’attire personne, et pourtant il y en a un million en France, contre 500000 juifs ! Certains jours, les thèmes les plus consultés sur le réseau social concernent directement ou indirectement les juifs, Israël ou le sionisme. Naguère, il suffisait de taper un nom propre dans Google, pour que le moteur de recherche propose de savoir s’il s’agissait d’un juif. Et l’on réalisait que les internautes s’interrogeaient pour savoir si Chirac ou Sarkozy étaient juifs, si le Pape l’était… C’était manifestement la première question que les gens posaient, et donc que les algorithmes suggéraient. Cela est vrai aussi pour tous les mots qui y sont associés, à commencer bien sûr par le mot « nazi ». Le point Godwin est né avec internet. Car internet a besoin de polariser le débat, et la meilleure manière de le faire est de répartir les rôles entre les Juifs et les nazis. Le processus s’est poursuivi, Israël a été nazifié, et les Palestiniens « enjuivés » : on arrive à une présentation binaire, sans valeur historique mais parfaite sur le plan des clics et du buzz.

L’antisémitisme est un mot que vous connaissez bien pour y avoir consacré votre thèse de sociologie. Selon vous, les explications fonctionnalistes de l’antisémitisme, comme la théorie du bouc émissaire, ne permettent pas d’expliquer ce phénomène. Pourquoi ?

L’idée de ma thèse était de sortir des explications irrationalistes de l’antisémitisme. Ces explications considèrent que les personnes qui diffusent des points de vue antisémites sont comme des marionnettes agitées à leur insu par un certain nombre de forces. Ces forces peuvent relever de l’inconscient chez Freud, des forces historiques chez Braudel, de mécanismes de frustrations/agressions chez certains psycho-sociologues américains. Mais lorsqu’on colle le mécanisme du bouc émissaire à des faits d’antisémitisme, on n’explique rien : pour le dire comme Wittgenstein, on remplace quelque chose d’inexpliqué par quelque chose d’inexplicable. Expliquer que les Juifs sont victimes du mécanisme du bouc émissaire revient soit à énoncer quelque chose d’évident, c’est-à-dire que les Juifs persécutés sont des Juifs innocents – ce dont, à moins d’être antisémite, chacun est persuadé ; soit à ne pas expliquer pourquoi ce sont les Juifs qui sont victimes de ces persécutions, « pourquoi les juifs et pas les coiffeurs » comme le dit la vieille blague.

Le débat public regorge aujourd’hui d’« antisémitologues », comme vous l’écrivez, qui ont émergé à mesure que le discours politique s’emparait du sujet. Comment analysez-vous cette tendance ?

J’ai observé la naissance de cette profession d’antisémitologue avec beaucoup d’intérêt. Comme j’ai déjà un métier, je me suis dit que je n’allais pas postuler… Mais des personnes comme Jean-Pierre Mignard sont devenues « antisémitologues ». Vous l’appelez dans n’importe quelles circonstances et il vous explique qu’il n’y a pas d’antisémitisme. Tout le monde a le droit d’être victime, sauf les Juifs. Pire, même : les Juifs sont les seules victimes à qui l’on reproche de l’être. Cette profession poursuit des buts troubles – le plus souvent, pour elle, l’antisémitisme n’existe pas. Et puis à quoi bon ? Ce qui importe, ce n’est pas de savoir si Mélenchon est antisémite, cela n’intéresse au fond que son psychanalyste ou son biographe. L’essentiel est de comprendre pourquoi il évoque sans cesse les Juifs, directement ou indirectement, pourquoi est il à ce point judéobsédé.

Rendez-vous compte : la campagne de La France insoumise lors des élections européennes s’était déroulée autour de la question israélo-palestinienne. Une question importante, certes, mais pas forcément européenne en tant que telle, ni susceptible d’épuiser la totalité des malheurs du monde. Il y a donc une vraie interrogation : comment a-t-on pu placer au cœur de cette élection une série de références aussi redondantes et obsessionnelles ? Si j’étais membre d’un parti qui multiplie les ambiguïtés et les coïncidences malheureuses, je mettrais mon point d’honneur à rejeter en bloc toute forme d’ambiguïté, et ensuite je ferais très attention aux mots que j’emploie. Or ce n’est aucunement ce qui se passe.

Cela repose aussi sur une instrumentalisation de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dont vous écrivez qu’aujourd’hui « la seule utilité est de servir de symbole pour des personnes qui n’ont aucun sens de l’histoire »…

Je pense qu’on a loupé l’enseignement du passé. Nous sommes passés d’une période où Auschwitz n’existait pas à une période où il n’y avait plus qu’Auschwitz. Et l’on s’est trompé dans les deux cas. L’idée d’avoir un rapport métaphysique avec un phénomène historique est une erreur. On voit bien le résultat : cela n’a absolument pas gommé les discours révisionnistes, et cela n’empêche aucunement les agressions contre les Juifs. Il y a une profusion de livres sur la sage-femme d’Auschwitz, le pianiste d’Hitler, le masseur d’Himmler…

On peut comprendre la fascination pour le mal absolu que représente ce sujet. Mais cela pose trois vrais problèmes. Le premier, c’est qu’on déshistoricise totalement le phénomène. Second point, comme on le déshistoricise, on ne comprend plus rien et on laisse à certains idéologues le soin de s’en emparer. Le troisième problème est l’emploi du mot « génocide » pour une grande diversité de situations, à commencer par ce qui se passe à Gaza. Le terme « crime de guerre » me convient parfaitement pour qualifier la politique menée par Netanyahou, peut-être même celui de « crime contre l’humanité ». Mais ceux qui parlent de « génocide » à Gaza le font pour établir une équivalence absolue entre les Israéliens d’aujourd’hui et les nazis d’hier. Le fait sémantique le plus parlant actuellement est d’ailleurs l’utilisation du mot « génocidaire ». Dans les mails d’insulte que je reçois, avant on me traitait de Juif, ensuite de « sioniste », et maintenant de journaliste « génocidaire ».

D’autant que cela n’empêche pas d’occulter l’histoire des Juifs en France, à laquelle même les Juifs s’intéressent assez peu. Comment l’expliquez-vous ?

C’est particulièrement frappant en France. Avec ma femme, qui n’est pas juive, nous avons acheté une ferme dans la Drôme. À droite de la propriété se trouve une forêt que posséda Adolphe Crémieux (l’auteur du décret Crémieux), et à gauche une synagogue du XIVe siècle. Nous l’avons découvert après notre arrivée, par hasard. Cette ferme incarne le fait que l’histoire des Juifs de France est une vraie « tache aveugle sur le roman national », comme le dit Paul Salmona. Elle a été complètement gommée. À tel point que j’ai entendu récemment un universitaire expliquer que si l’antisémitisme croissait, les Juifs de France allaient rentrer chez eux… Mais chez eux, c’est ici. Tout le monde oublie qu’il y a eu des Juifs en France avant le baptême de Clovis, ou que Rachi, probablement le plus grand sage du judaïsme, était français et écrivait en français. Tout ceci est ignoré par les Français, même par les Français juifs. Lorsque des Juifs sont agressés, on entend que « la République est attaquée », mais on attaque surtout des Français qui sont aussi français que la France !

Vous écrivez : « Aujourd’hui, je fais probablement partie des derniers Juifs à vivre hors d’Israël et d’Amérique. » Croyez-vous vraiment qu’il n’y aura bientôt plus de Juifs en Europe ?

Il suffit de regarder ce qui se passe. Un de mes cousins, Français juif, vivait à Épinay-sur-Seine. Mais il en a eu marre de se faire retirer son chapeau et de se faire embêter avec ses enfants dans la rue. Il n’a pas pu rester en France. Un jeune Juif ne peut plus être scolarisé dans le 93 : quel scandale ! La seule issue pour les Juifs est donc soit la dilution de leur identité juive, soit le départ en Israël. Voilà la mécanique enclenchée. Je ne connais pas un Juif qui ne se soit pas dit un jour : « On se lève et on se casse ! »

Quand on parle de diaspora juive, on ne parle pratiquement plus que des États-Unis. Le reste, ce sont des communautés « résiduelles ». La population juive européenne est aujourd’hui comparable à ce qu’elle était au Moyen Âge. Avec la Shoah, l’antisémitisme a accompli son objectif, en Europe. Alors que la Pologne était peuplée de 3 500 000 juifs en 1939, il reste environ 750 000 juifs dans l’Union européenne, dont 450 000 en France. L’autre élément vertigineux, dont personne ne parle, est la disparition des Juifs dans le monde arabe. Un million de Juifs y vivaient ; ils seraient restés si les processus de décolonisation s’étaient déroulés autrement. Mais ils ont été chassés.

Dans son livre Fin du peuple juif  ?, publié en 1965, Georges Friedmann écrivait que l’État d’Israël avait rendu caduque l’identité juive. Avait-il raison ? Comment appréhendez-vous cette façon de renvoyer systématiquement les Juifs à un État qui, pour certains d’entre eux, leur est tout à fait étranger ?

C’est la double peine. On traite de sionistes des gens qui n’ont jamais été sionistes, et qui le prouvent par le fait qu’ils sont en France. Plus encore, on sous-entend une responsabilité collective des Juifs à l’égard d’Israël comme Karl Jaspers parlait après-guerre de responsabilité collective des Allemands. Et ce alors qu’ils ont été les premiers à dénoncer les dérives de la politique israélienne. La différence entre les Juifs et un certain nombre de politiciens qui s’expriment continuellement sur l’État d’Israël, c’est que nous, juifs, n’avons pas attendu le 7 Octobre pour savoir de quel côté était le Jourdain ! À chaque fois que j’allais voir ma famille en Israël, du côté de Sdérot, je leur demandais comment ils envisageaient la coexistence avec Gaza. Certains avaient fini par oublier que Gaza existait. Moi, je n’ai jamais oublié. J’étais parfaitement au fait du caractère intenable de la situation actuelle. Les Juifs n’ont pas attendu l’opportunisme électoral d’une partie de la gauche pour s’inquiéter de la situation au Proche-Orient.

*Docteur en sociologie, Guillaume Erner présente depuis dix ans «Les Matins de France Culture». Il publie « Judéobsessions» (Flammarion, 304p., 20€). 

Source lefigaro

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