Bertrand Blier, le flibustier du cinéma français est mort

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Imprévisible, iconoclaste, féroce, il conquit ses titres de gloire avec son acteur fétiche, Gérard Depardieu, et des films chocs. Il vient de mourir à l’âge de 85 ans.

On pourrait résumer le personnage ainsi : un style imagé, pétaradant, rapide comme un uppercut du gauche, une verve qui déborde de toutes parts, des répliques au rasoir et des situations dingues où les hommes en prennent pour leur grade. Il y a bientôt cinquante ans, Bertrand Blier, qui vient de nous quitter à l’âge de 85 ans, fit une entrée fracassante dans le cinéma avec Les Valseuses, inaugurant bien avant l’heure le non politiquement correct. Le film tourne au scandale mais plaît : 6 millions de spectateurs en salle.

Soit la cavale de deux marginaux, Jean Claude (Gérard Depardieu) et Pierrot (Patrick Dewaere) qui « s’emmerdent et font les cons ». Les voici embarqués avec une shampouineuse (Miou-Miou) dans un festival de fous rires, de paillardise, de révolte aussi. Le tout sur la musique douce du violoniste de jazz Stéphane Grappelli.

Bertrand Blier l’avoue lui-même : « Il fallait être un peu abruti pour écrire une histoire pareille », qu’il publie d’abord sous la forme d’un roman (réédité chez Seghers) avant de l’adapter au cinéma. Dans sa préface, le critique de cinéma Éric Neuhoff écrit : « L’ensemble pétarade. C’est un mélange de brutal et de raffiné. Le style claque des doigts. L’encre bouillonne. Une verve communicative éclaire ces pages. » Tout est dit.

D’autres livres, tout aussi détonants et déconnants, suivront : Beau-père (1981), Les Côtelettes (1997) Existe en blanc (1998), Désolé pour la moquette (2010) et Pensées, répliques et anecdotes (2001).

Un fils de, pas un fils à papa

Comment devient-on cinéaste après avoir commencé par écrire ? Bertrand Blier, né le 14 mars 1939 à Boulogne-Billancourt, ne le sait pas ou feint de ne pas le savoir. Avec son accent de titi parisien, son air un peu las derrière une éternelle barbe et sa pipe aux lèvres, il s’en remet au hasard ou peut être après sa rencontre, tout gamin, avec le grand Henri-Georges Clouzot avec lequel son père a tourné Quai des Orfèvres. Il lui donne l’envie « d’être patron » sur un plateau de tournage ou ailleurs.

Oui, il est bien le fils de Bernard mais pas le fils à papa qui a toutes ses entrées dans le milieu du cinéma. Il doit faire ses preuves. Sa carrière, faite de succès et de bides, le prouve.

Après son dernier film, Convoi exceptionnel (2019), boudé par le public malgré Depardieu et Clavier, il avait repris le stylo et remis les pendules à l’heure dans un livre assez brouillon, Fragile des bronches (2022). Il y raconte son enfance dans le 16e arrondissement de Paris, entre une mère dépressive et un père jamais là, mais dont il finit par reconnaître « qu’il a été l’homme le plus important de sa vie ».

« Calmos, une grosse connerie »

Retour en arrière, à ses débuts. Après un curieux documentaire sur la génération pré-68 (Hitler, connais pas, 1963) et un premier film un peu bizarre, Si j’étais un espion (1967) avec son père, Bruno Cremer et Suzanne Flon, Blier Junior réalise Les Valseuses et tape dans le mille dans une France qui passe de Pompidou à Giscard d’Estaing. Il a trouvé ses marques. Son côté iconoclaste, ses dialogues en roue libre, ses décharges d’adrénaline et ses mots qui claquent comme des coups de revolver vont devenir sa marque de fabrique. Il y a chez lui un côté flibustier, toujours prêt à pirater les conventions.

En 1976, dans Calmos, il réunit Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort dans une maison à la campagne et « sans femme ». Prétexte à se gaver de bouffe bien grasse, histoire de se fabriquer « un cholestérol admirable » et de régler leur compte avec le féminisme. Son père Bernard et Gérard Jugnot sont de la partie. Comme il se doit, Blier en rajoute des tonnes, provoque à tout va. Il faut voir Marielle et Rochefort rembarrer une femme. « Vous pourriez être polis », leur répond-elle. Réponse de Marielle : « Polis. En quel honneur ? » Blier se fait taxer de misogynie. Le film est un peu lourd, mal accueilli par la critique et apprécié chichement par le public (740 0000 entrées). Blier fait son mea culpa : « Calmos est la grosse connerie de ma vie, avoue-t-il dans une interview à Télérama. Le scénario était bon, mais je n’avais, pour le tourner, ni le fric ni les acteurs. »

En 1978, il récidive dans la comédie noire avec Préparez vos mouchoirs où il réunit de nouveau Depardieu et Dewaere au côté de la belle Carole Laure dans le rôle d’une épouse qui pleure sans arrêt et tombe amoureuse d’un gamin surdoué de treize ans. Blier se fout des conventions, déploie son humour grinçant, fait encore du mauvais esprit et confie au génial Michel Serrault le rôle d’un voisin qui en a marre de tout.

Pas de doute, le cinéaste-écrivain a la cote et enchaîne un film par an. En 1979, il forme un trio de choc dans un petit bijou d’humour noir, totalement absurde : Buffet froid. Soit la rencontre fortuite de trois paumés embarqués dans une improbable virée nocturne : Depardieu en assassin malgré lui, Bernard Blier en flic près du burn-out et Jean Carmet en tueur de femmes parano. Tout démarre dans la tour d’une cité et se poursuit à la campagne. Les situations s’entrechoquent, les dialogues fusent.

Exemple entre Depardieu et Serrault :

« Qu’est-ce que vous foutez là ?

– Ben voilà, j’ai un couteau dans le ventre…

– Oh merde, mais c’est le mien ! »

Le tout joué de façon théâtrale et baigné d’une lumière froide, à l’image du béton qui cerne les personnages qui évoluent dans une ambiance surréaliste proche de Buñuel et de Ionesco. Un film dément, amoral, inclassable.

Après ce coup d’éclat, Bertrand Blier se calme et aligne trois autres films plus conventionnels dans leur forme, même si Beau-père (1981), adapté de son livre éponyme, aborde un thème tabou : la relation trouble et sensible d’une ado de 14 ans (Arielle Besse) avec son beau-père trentenaire (Patrick Dewaere). Blier marche sur des œufs et signe un drame délicat, très humain, sans faire de morale sur le complexe d’Œdipe.

Delon, césar du meilleur acteur

Il enchaîne avec La Femme de mon pote (1983), sorte de comédie noire un peu bancale qui se déroule à Courchevel, avec Coluche et Thierry Lhermitte, tout auréolé du triomphe des Bronzés font du ski. Ces deux-là sont amoureux d’Isabelle Huppert qui remplace Miou-Miou, choquée par le suicide de Patrick Dewaere. Pour le scénario, Blier s’est inspiré d’une histoire vraie puisque depuis un an, Coluche vit en Guadeloupe avec Elsa, l’ex-compagne de Dewaere.

L’année suivante, Bertrand Blier surprend tout le monde avec Notre Histoire (1984) avec, en tête d’affiche, la star Alain Delon dans la peau d’un paumé face à Nathalie Baye qui se donne à des inconnus dans les trains. Une comédie dramatique étrange, déroutante dans laquelle le cinéaste multiplie les situations absurdes, grinçantes, au bord du malaise. Delon ne fait pas du Delon et décroche le césar du meilleur acteur.

Bertrand Blier, toujours plein de verve, dégoupille une grenade avec son film suivant – un « putain de film », dit la pub : Tenue de soirée (1986). Là, il pousse le curseur toujours plus loin, du côté de la comédie noire, sans tabou, jongle avec le réalisme le plus cru et le fantasme, s’interroge sur l’identité sexuelle, multiplie les situations les plus folles. Soit Monique (Miou-Miou) et Antoine (Michel Blanc) qui vivent chichement dans une caravane et rencontrent, un soir, dans un dancing, Bob (Gérard Depardieu), un cambrioleur grande gueule. Tous deux finissent sur le trottoir.

On ne risque pas d’oublier Michel Blanc maquillé en femme, rouge à lèvres dégoulinant, jupe et talon aiguille, au bras de l’amant de Gérard Depardieu, transformé en mac. No limit ! Présenté à Cannes, le film secoue les festivaliers et draine plus de 3 millions de spectateurs.

Que serait Bertrand Blier sans Gérard Depardieu, et vice versa ? « Avec Depardieu, c’est splendide, dit-il. Je peux écrire la plus grande connerie du monde, si ça l’amuse, il va la transformer en vérité éternelle, cela devient du Bachelard. »

Donc, Depardieu est encore à l’affiche dans Trop belle pour toi (1989) ou, contre toute attente, il quitte sa trop belle épouse Florence/Carole Bouquet pour vivre – comment dire ? – avec la « ni belle ni moche mais sympa » Colette/Josiane Balasko, dont il est amoureux. Dans ce drame conjugal maîtrisé, d’une tonalité grave, Blier bouscule les codes de la beauté féminine et s’interroge sur le mystère de l’amour en passant en boucle des sonates de Schubert. Résultat : Grand Prix spécial au Festival de Cannes et cinq césars, dont meilleur film, meilleur scénario et meilleure actrice pour Carole Bouquet.

Un an plus tard, Blier qui partage sa vie avec Anouk Grinberg la colle avec Charlotte Gainsbourg sur l’affiche de Merci la vie. Un duo de choc qui a des airs de Valseuses au féminin. La première est une mariée battue par son mari et la seconde, une lycéenne qui se balade avec un caddie surmonté d’un goéland. Les voilà parties à l’aventure sur les routes de France.

Sans filtre

Toujours audacieux et provocateur, Blier organise ce road movie en forme de tourbillon spatio-temporel où s’entrechoquent l’amour, le sexe, le nazisme, la maladie, la jeunesse, les parents et les enfants. Gérard Depardieu (moustachu), Michel Blanc et Jean Carmet (césar du meilleur second rôle) sont là. On retrouve la fragile et émouvante Anouk Grinberg en grande blessée de la vie dans Un, deux, trois, soleil (1993) qui se déroule dans la banlieue de Marseille. Aux côtés de Marcello Mastroianni, de Claude Brasseur et de Jean-Pierre Marielle, elle rafle la mise, tour à tour émouvante et révoltée dans cette fable drolatique et délirante avec les dialogues en roue libre d’un Blier sans filtre.

En 1996, Anouk Grinberg est toujours là, tête d’affiche de Mon homme aux côtés de Valeria Bruni Tedeschi et d’Olivier Martinez. Elle joue une prostituée qui adore son métier et a pour clients Mathieu Kassovitz, Jacques Gamblin, Jean-Pierre Darroussin, Robert Hirsch. Un soir, elle recueille chez elle un clodo, joué par Gérard Lanvin. Elle en tombe amoureuse et lui demande de devenir son souteneur, ce qui ne le tente pas vraiment. Dans cette comédie dramatique, les rôles sont vite inversés, ce qui est la marque de fabrique de Blier qui pousse ici les limites du voyeurisme. Après le film, Anouk Grinberg le quitte. Fin de partie.

Début 2000, Bertrand Blier passe déjà à autre chose et convoque tous les acteurs qu’il aime, Pierre Arditi, Josiane Balasko, Jean-Paul Belmondo, Claude Brasseur, Jean-Claude Brialy, Alain Delon, Gérard Depardieu, Sami Frey, Michel Galabru, Jean-Pierre Marielle, Michel Piccoli, Claude Rich, Michel Serrault, Jean Yanne, et bien d’autres. Il les filme sans scénario ni histoire. Ce projet improbable s’appelle Les Acteurs. Tous jouent leur propre personnage et se posent des questions sur le métier. L’exercice est périlleux mais le résultat est surprenant. Les acteurs ou comment s’amuser comme des enfants avec trois bouts de ficelle.

Duo-duel Jean Dujardin et Albert Dupontel

Entre-temps, le cinéaste s’est mis au théâtre et écrit Les Côtelettes (1997), sorte de farce contemporaine jouée au théâtre de la Porte-Saint-Martin par Philippe Noiret et Michel Bouquet. Soit la rencontre fortuite, un soir, de Léonce (Philippe Noiret) « gros con de gauche », comme il se définit lui-même, et d’un « vieux con de droite » (Bouquet) qui cogne à la porte de son appartement et lui lance : « Je viens pour faire chier. » Tous deux finissent par s’entendre et reconnaître qu’ils sont amoureux de leur femme de ménage algérienne.

Comme toujours, Bertrand Blier s’en donne à cœur joie dans la provocation et la misogynie. Ce qui le fait rire, lui qui avoue : « Tous les hommes sont perdus. S’il n’y avait pas les femmes, on serait dans les forêts à hurler comme des loups. » La critique émet des réserves, tout comme dans l’adaptation de la pièce au cinéma avec les mêmes acteurs et Farida Rahouadj, sa nouvelle compagne.

En 2005, Bertrand Blier craque pour Monica Bellucci et en fait un beau sujet de fantasme dans Combien tu m’aimes ?. Encore une prostituée qui tombe amoureuse, cette fois d’un gagnant du Loto (Bernard Campan), ce qui ne plaît pas du tout à son mac (Gérard Depardieu). Filmée sous toutes les coutures, l’actrice italienne resplendit dans cette comédie dramatique qui manque de nerf et dans laquelle Blier se caricature faute d’un scénario un peu mou.

Retour à la case théâtre, en 2010, avec Désolé pour la moquette… qu’il met en scène au théâtre Antoine, avec Anny Duperey, Myriam Boyer et Patrick Préjean à l’affiche. L’histoire d’une bourgeoise et d’une SDF qui échangent leur vie. Comme il se doit, Blier n’y va pas de main morte dans cette comédie grinçante. Le public applaudit et la critique boude. Comme d’habitude.

La même année, Bertrand Blier réunit deux acteurs avec une idée formidable : faire dialoguer Jean Dujardin, un écrivain alcoolique, avec son cancer, incarné par Albert Dupontel qui se pointe un beau matin chez lui dans sa maison du côté d’Alès. Cela donne Le Bruit des glaçons. Une comédie noire dans laquelle Blier réussit à surprendre et à faire rire sur un sujet qui ne s’y prête guère, la lutte à mort entre un malade et sa maladie. Il compte les points et joue à fond la carte de la dérision face à l’insoutenable. Dujardin et Dupontel s’entendent à merveille dans ce duo-duel où tous les coups sont permis. À noter la présence lumineuse d’Anne Alvaro et d’Audrey Dana.

Blier attend huit ans, après quelques projets non aboutis, pour reprendre le chemin des plateaux du côté de Bruxelles et tourner Convoi exceptionnel, avec le tandem d’Astérix, Gérard Depardieu et Christian Clavier. L’histoire bizarre d’un petit qui va trop vite et d’un gros un peu lent réunis dans une drôle d’aventure en terre inconnue. Deux égarés de la vie comme le cinéaste les aime, soumis à un scénario écrit par Dieu et qui parlent de tout et de rien, et surtout de la mort. Obligés de suivre ce qui est écrit, quitte à gueuler contre cet auteur qui se permet de mélanger le passé, le présent et l’avenir, leurs amours et leurs peines.

Adepte du contre-pied et du coup de pied au cul, Blier observe goguenard ces deux acteurs livrés à eux-mêmes, virtuoses. Cet objet filmique non identifié ne fait pas d’étincelles et draine seulement 200 000 spectateurs en France.

Philosophe et impassible, Bertrand Blier continue d’écrire jusqu’à son dernier souffle et de rêver à des projets de films qu’il a bien du mal à faire financer. Le cinéma qu’il aime, celui de Renoir, de Welles, de Bergman, a disparu.

« Je me sens tenu par la main de gens que j’ai connus, comme Jacques Becker, Jean Gabin… Je n’écris pas pour rien. Je suis là pour eux », confiait-il au Point. Il sait bien que son tour a passé mais laisse derrière lui des films chocs et l’image d’un cinéaste insolent, imprévisible, misanthrope et doté d’un humour féroce.

Par Jean-Luc Wachthausen

Source lepoint

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