Jean-Claude Grumberg rassemble son absence de souvenirs, les rares histoires racontées par Suzanne, sa mère, et les récits parcellaires arrachés à Maxime, son frère aîné.
Suzanne Grumberg, née Suzanne Katz à Paris en 1907, est «l’héroïne de ce récit», Quand la Terre était plate, où son fils, Jean-Claude Grumberg, rassemble des souvenirs et quelques légendes familiales, en essayant de parler de la Première Guerre mondiale plutôt que de la deuxième et de la Shoah. Enfin, il précise qu’on n’appelait pas «ça» la Shoah lorsqu’il a écrit et joué en 1979 la pièce l’Atelier, et il ajoute : «Moi-même, en vérité, je tente de ne plus trop parler de ça et je passe mon temps de reste à écrire des contes tant il est vrai que les bons contes…»
L’auteur de la Plus Précieuse des Marchandises, coscénariste du film d’animation qu’en a tiré Michel Hazanavicius, a une fois de plus recours au conte pour accompagner sa mère petite fille, vers 1916 ou 1917, envoyée avec ses frères et sa mère à «l’autre bout de l’Europe», à Brody, en Galicie. C’était la ville natale de ses parents, aujourd’hui ukrainienne après avoir été polonaise. Le père, lui, est resté travailler dans le camp de concentration («oui oui, je dis bien un camp de concentration français. Non non, je ne me trompe pas de guerre» ) où les Katz ont été enfermés en 1914 au titre d’étrangers, donc d’ennemis de la France. Grumberg a trouvé sur son paillasson une paire de bottes de sept lieues et tout s’entrelace naturellement, dans ce livre, l’interpellation du lecteur, l’autodérision du vieil homme né en 1939, son amour pour Maxime son frère et Suzanne leur mère, son chagrin, le Petit Poucet, les histoires drôles, les histoires affreuses, l’ironie.
Prédiction «qu’une fois vieille, elle serait très heureuse»
En 1920, ou 1921, Suzanne et les siens refont le long chemin en sens inverse, et regagnent Paris. Jean-Claude Grumberg n’a pas posé assez de questions, ou les a posées trop tard. Sa mère a oublié beaucoup de choses. Mais elle se souvient qu’une cartomancienne lui avait prédit «qu’une fois vieille, elle serait très heureuse», et elle ne s’est pas trompée. L’Atelier, où elle a déjà le rôle principal, est passé à la télévision : toute la maison de retraite a regardé. Au début de la pièce, Suzanne (rebaptisée Simone) parle de ses deux fils : «Ils se débrouillent bien, l’aîné s’occupe du petit. Ils étaient à la campagne en zone libre, quand ils sont revenus le grand a dû expliquer au petit qui j’étais, le petit se cachait derrière, le grand il voulait pas me voir, il m’appelait Madame…» La scène revient dans Quand la terre était plate. Parce que chaque scène s’ouvre sur des révélations.
Le père, Zacharie, mort en déportation
Ainsi Jean-Claude Grumberg revient-il sur son père, Zacharie, mort en déportation. Comme il était porté disparu, Suzanne n’avait pas droit à une pension de veuve. Quand le certificat de décès a été établi, elle n’y a pas eu droit non plus car Zacharie n’était pas français, il était apatride d’origine roumaine. «Si Suzanne avait réussi à obtenir une pension de veuve de guerre, elle aurait eu droit à un tiers de la pension touchée par une veuve de déporté résistant.» Mme Grumberg a dû faire réparer à ses frais la porte que les gendarmes avaient défoncée le jour ils sont venus arrêter son mari, et le gérant lui a réclamé les loyers non payés des années de guerre. Les femmes de prisonniers étaient exemptées, pas les femmes de déportés.
Ce que le fils de déporté découvre ici, c’est ce qui l’a tenu séparé de son père, malgré la psychanalyse, malgré les livres : «l’héroïsme». Celui qui est associé à la Résistance, celui qu’on a dénié à Zacharie. Quand la Terre était plate est une leçon de vie. On peut aussi lire toute l’œuvre de Jean-Claude Grumberg «comme une mise au tombeau que l’ampleur de la catastrophe oblige à réitérer sans fin», ainsi que l’écrit l’historienne Annette Wieviorka au terme d’un texte de 2012 qu’elle lui a consacré, repris dans le recueil Itinérances (Albin Michel).
Jean-Claude Grumberg, Quand la terre était plate. Seuil «La librairie du XXIe siècle», 156 pp., 19 € (ebook : 13,99 €).
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