Trente-cinq ans après une allumette en gros plan en ouverture de « Sailor et Lula », c’est sur fond d’un autre embrasement qu’est survenue, le 16 janvier, la mort de son réalisateur, à l’âge de 78 ans. Il a marqué le septième art avec ses dix films, d’« Eraserhead » à « Inland Empire », et la télévision avec « Twin Peaks ».
Tout d’abord un souvenir, comme une brûlure, celui du tout début de Sailor et Lula (1990), son cinquième long-métrage. Une allumette en gros plan s’embrase pour déclencher un immense brasier qui s’étend sur toute la surface du cadre CinémaScope, ouverture inoubliable pour un road-movie frénétique qui n’était lui-même rien d’autre qu’un formidable incendie. Trente-cinq ans plus tard, c’est sur fond d’un autre embrasement que survient, jeudi 16 janvier, la mort brutale de son réalisateur, David Lynch, à l’âge de 78 ans, chassé de sa maison de Laurel Canyon par les flammes qui ravagent depuis quelques jours le secteur de Los Angeles. On savait depuis novembre 2024 le cinéaste atteint d’un emphysème pulmonaire, hérité de ses longues années de tabagisme ininterrompu, une obstruction des voies respiratoires qui aura finalement eu raison de lui.
La perte est immense. Dans la hiérarchie du cinéma indépendant américain moderne, à la catégorie « génies », il n’y en a pas légion. Assez sûrement, John Cassavetes, Monte Hellman, David Lynch. Tous ont joué avec le feu, tous s’y sont brûlés. A cet égard, l’ouverture de Sailor et Lula répond directement à l’iconique plan de clôture de Macadam à deux voies, de Hellman, dans les flammes duquel se consume en même temps que la pellicule l’utopie américaine.
Lynch, plus particulièrement, était le mystère fait homme, l’inquiétude faite œuvre. Non avare, bien sûr, de contradictions : acquis de longue date à la méditation transcendantale, en même temps gros fumeur de clopes, arrimé à leur sensualité vicelarde. Un style altier, une élégance folle, cultivant la perméabilité au surréel et la proximité des abîmes, l’humour, très noir, souvent glissé entre les deux.
Ses décors conjoignaient les petites villes américaines paisibles et ordonnées aux métropoles tentaculaires du rêve américain, où, ici et là, on finissait par s’apercevoir qu’un gouffre de noirceurs rituelles, de démentes bacchanales et de cruautés sans nom s’ouvrait insensiblement sous vos pieds. Si l’on en croit l’adjectif « lynchien » qu’il lègue au champ esthétique, il aura semé au cœur du cinéma américain un germe d’étrangeté radicale et définitive, venu perturber en profondeur ses structures narratives trop confortables, ses décors trop familiers, ses visages trop proprets, pour en révéler toute la part d’effroi.
Boucles narratives obsédantes
Artiste infiltré à Hollywood (ce n’est jamais une position confortable vis-à-vis des studios), il laisse derrière lui une œuvre aux boucles narratives obsédantes, avec ses splendeurs iconographiques, son peuple de personnages géniaux, son effroi viscéral, sa part de rêve et de romantisme, sa quête du premier degré dans la période postmoderne qu’il lui aura été donné de traverser. La vivacité de ce qu’il faut se résoudre à nommer à compter d’aujourd’hui sa « trace » – d’autant plus remarquable que le cinéaste avait déserté le grand écran près de vingt ans auparavant – est donc le signe d’une puissance singulière. Elle tient en dix longs-métrages, réalisés entre 1977 et 2006, et une série en trois saisons, si fascinante qu’elle mériterait qu’on la nomme la mère de toutes les séries.
Il est né le 20 janvier 1946, dans une petite ville du Montana, d’un père chercheur en biologie et d’une mère professeur d’anglais, d’origine lointainement scandinave du côté maternel. Scolarité paisible, dépassionnée, vécue au rythme des nombreux changements de domicile. A l’âge où il faut commencer à choisir, Lynch confirme son goût ancien pour le dessin. Il s’inscrit donc aux Beaux-Arts, successivement à Washington, à Boston et à Philadelphie. Ce tempérament de plasticien se transposera de manière fluide dans son œuvre de cinéaste, inaugurée dès 1967 à l’université avec un court-métrage intitulé Six Men Getting Sick, né du désir puissant de voir sa peinture bouger, comme il l’a raconté dans le documentaire David Lynch. The Art Life (2017), de Rick Barnes, Olivia Neergaard-Holm et Jon Nguyen.
La même année, Lynch épouse sa camarade de classe Peggy Reavey, qui donne bientôt naissance à leur fille Jennifer. Le couple s’installe dans une maison à bas prix d’un quartier délabré de Philadelphie qui, entre faits de violences, cambriolages et meurtres sur le bitume, diffuse une certaine atmosphère d’effroi. Peut-être faut-il y voir un rapport de cause à effet dans cette entame d’un lent virage vers le cinéma.
Gratifié d’un prix jeune talent, ce premier essai est bientôt suivi par The Alphabet (1968), qui mélange dessins et prise de vues réelle pour un vrai essai lettriste sur les limites du langage et la torture de l’apprentissage. Grâce à ce film et au scénario du suivant, il intègre l’American Film Institute et s’installe, en 1970, en Californie. Au même moment, il réalise The Grandmother. Le film raconte l’histoire d’un jeune garçon esseulé qui entreprend de planter une graine pour faire pousser une grand-mère qui prendrait soin de lui.
Voilà qui laisse songeur quant à la mémoire qu’entretient Lynch de sa propre jeunesse, bien qu’il ne cessa de la décrire comme merveilleuse. En tout état de cause, la graine ici plantée, dans toute son étrangeté, annonce l’œuvre à venir. Laquelle surgit en 1977 et s’intitule Eraserhead (« tête effaceuse »). C’est un plaisant cauchemar surréaliste en noir et blanc : Henry, un jeune homme au regard halluciné et à la coiffure électrisée, se découvre père d’un enfant monstrueux, qui tient du fœtus d’agneau purulent.
La mère, effrayée, s’enfuit. Il rencontre ensuite quelques femmes, parmi lesquelles la dame du radiateur, mixte de Marilyn et d’un lapin, et « la jolie fille de l’autre côté du couloir », avant que sa tête, arrachée de son corps, ne serve à fabriquer de la gomme à crayon, ce qui ne l’empêchera pas de mettre fin brutalement au calvaire de son fils, qui n’est plus que plaie et souffrance. Idée pour le moins problématique, kafkaïenne, de la filiation, une fois encore, rehaussée par un emploi envoûtant des trucages visuels et de l’univers sonore plus particulièrement développé avec son collaborateur Alan Splet.
On ne sait pas vous, mais Mel Brooks – non moins que Stanley Kubrick, d’ailleurs, qui projettera ce film aux acteurs de Shining – adore. Le roi de la parodie finance donc Elephant Man, chef-d’œuvre ineffable qui s’inspire de la vie de Joseph Merrick, enfant mal formé vendu comme phénomène de foire dans l’Angleterre du XIXe siècle, recueilli et protégé par le médecin humaniste Frederick Treves. Depuis Freaks (1932), de Tod Browning, rien de plus beau ni de plus insolent ne s’était vu au cinéma sur les figures respectives desdites monstruosité et normalité.
Palme d’or en 1990
Après le désaveu de Dune (1984), adapté du célèbre roman de science-fiction de Frank Herbert, dont il n’obtint pas le montage final, Lynch réalise, avec l’aval du même producteur, l’Italien Dino De Laurentiis, Blue Velvet (1986), pour un budget modeste mais en toute liberté. Ce thriller horrifique et érotique frémissant avec Isabella Rossellini, Laura Dern, Dennis Hopper et Kyle MacLachlan (futur héros de la série culte Twin Peaks) consacre la réputation du cinéaste, en dépit d’un accueil au départ mitigé. De ce film vénéneux et de sa sombre légende auréolée d’une pop sage et vintage des sixties, qui ne se souvient de la découverte liminaire par le fils d’une oreille coupée, recouverte de fourmis, dans le jardin du père alité ?
Il restera à Lynch d’obtenir une Palme d’or, ce qui sera prestement fait en 1990 avec Sailor et Lula. Le film lance à 100 à l’heure sur les ailes du rêve Nicolas Cage et Laura Dern – couple d’amour fou poursuivi par une mère psychopathe et son amant assassin – sur la route d’un road-movie total, au sens où il rassemble à peu près tous les genres du cinéma.
Sept ans plus tard, Lost Highway est une nouvelle revisite hallucinée et maniériste du film noir. Un musicien de jazz y tue sa femme au cours d’une crise de jalousie, avant que l’histoire elle-même ne se dédouble avec un autre homme, mais la même femme. C’est dire si son film suivant, Une histoire vraie (1999), avec son réalisme tendre et son récit linéaire, semble marquer une suspension, pour le coup aussi inquiétante que le reste de l’œuvre, de la déraison lynchienne. Un vieil homme, lui-même mal en point, y traverse l’Amérique en tondeuse à gazon pour rejoindre son frère gravement malade.
Los Angeles, ville-écran
Cela, sans doute, pour mieux revenir au récit diffracté et envoûtant de Mulholland Drive (2001), au début duquel une aspirante actrice (Naomi Watts) débarque à Los Angeles et se lie d’amitié avec une femme amnésique (Laura Harring) qui vient d’échapper à un meurtre. Tirant ce fil que l’on croirait sorti de Persona (Ingmar Bergman, 1966), Lynch signe un film devenu sans doute le plus exemplaire de sa veine fantasmatique, dans lequel Los Angeles, ville-écran, se charge des désirs et des angoisses d’un art, le cinéma, qui plus que jamais se projette comme une force de l’inconscient.
Enfin, Inland Empire (2006) restera le dernier long-métrage de David Lynch à sortir en salle. On se souvient de l’effet qu’il produisit : celui d’un astre noir massif de trois heures qui se jetait sur son spectateur comme pour l’engouffrer. Tourné à la main dans le format tremblotant d’une caméra DV numérique basse définition, le film suit la descente aux enfers de Nikki Grace (Laura Dern), une actrice hollywoodienne qui décroche un rôle dans une romance à l’eau de rose, production sur laquelle planent de mauvais augures. Elle va alors expérimenter une curieuse confusion de règnes entre la fiction, la réalité et d’autres niveaux encore plus lointains qui engagent les soubassements mafieux d’Hollywood, Mecque pourrie et rongée par la corruption.
Après Mulholland Drive, ce sont de nouveau les trottoirs maudits de Los Angeles qui sont visés, le miroir aux alouettes de la célébrité, le star-système qui vampirise tout. Le film récompense son spectateur avec la plus belle séquence de fin vue au cinéma : dix minutes de pure transe cinématographique où tout le casting danse sur le libératoire Sinnerman, de Nina Simone.
La télévision dans une nouvelle ère
Ainsi aura-t-on fait trop sommairement le tour du cadran lynchien, sans mentionner toutefois cet objet incroyable que fut sa série Twin Peaks. Rembobinons : à la fin des années 1980, le cinéaste fait la rencontre du scénariste Mark Frost. Ils parviennent à convaincre la chaîne ABC de produire Twin Peaks, une série qui va propulser la télévision dans une nouvelle ère. Dans une petite ville paisible de l’Etat de Washington, le cadavre d’une lycéenne est retrouvé, un matin, enveloppé dans du plastique.
« Qui a tué Laura Palmer ? » va devenir la question qui enflamme les spectateurs dès la diffusion, le 8 avril 1990, du pilote réalisé par Lynch. La série joue sur plusieurs niveaux, avec sa galerie d’habitants attachants qui peuvent tous se renverser en coupables en puissance. Sous la forme d’un whodunit, elle livre un formidable tableau de la vie provinciale, où folklore local et inquiétante étrangeté forment les deux facettes d’un même mystère. Les auteurs instillent surtout une dose considérable de noirceur, d’angoisse, de loufoquerie et d’expérimentations formelles aux heures de grande écoute.
Lynch ne réalisera qu’une poignée d’épisodes pour se consacrer à Sailor et Lula, et le show délaissé ne survivra pas, en 1991, à une deuxième saison beaucoup plus délayée. Vingt-cinq ans après son interruption précipitée, le 10 juin 1991, sur un dernier épisode traumatique, Lynch lui donna un addendum magnifique, avec une troisième saison, Twin Peaks. The Return (2017), conçue comme un film de dix-huit heures, découpé en autant d’épisodes, et qui, par sa modernité folle, a brouillé plus avant la frontière entre télévision et cinéma.
Richesse ésotérique et symboliste
Le cinéaste avait déjà éprouvé le besoin de revenir à cet univers un an après l’interruption de la première série, en 1992, avec le long-métrage de cinéma Twin Peaks. Fire Walk with Me. Plus qu’une adaptation pour grand écran, il s’agit d’une préquelle de la série, soit le récit des sept derniers jours ayant précédé la mort de Laura Palmer. A travers cela se détache surtout le bouleversant portrait d’une adolescente en détresse (interprétée par la formidable Sheryl Lee) broyée par le monde des adultes, qui projette sur elle d’infâmes fantasmes sexuels.
Toute la richesse ésotérique et symboliste du cinéma lynchien sert ici à exprimer le viol de l’adolescence et son refoulement dans les détours de l’âme, la prédation au sein du foyer, l’horreur qui se tapit parmi les proches et qui frappe en pleine nuit, quand les lumières s’éteignent et que tourbillonnent les ventilateurs. Au dernier calvaire de Laura, Lynch la sanctifie, il en fait un ange qui monte au ciel. Présenté en compétition à Cannes, le film sera injustement boudé (on n’y retrouvait pas l’esprit de la série), alors qu’il s’agit sans doute du plus beau, du plus déchirant de son auteur.
Un auteur qui fut, au demeurant, un artiste total livré à une efflorescence d’autres activités artistiques. Dont une pléthore de courts-métrages, expérimentaux, animés ou conceptuels, qui ont souvent servi de laboratoire aux longs. Il fut aussi un photographe fétichiste à la Helmut Newton, un inlassable peintre expressionniste dont les terreurs viscérales se prolongeaient sur les toiles, un plus occasionnel musicien électro, avec trois albums à son actif et une poignée d’autres en collaboration, et son œuvre se double encore sur le versant insondable d’Internet, où il eut longtemps un site qu’il alimentait d’expériences quotidiennes, puis une chaîne YouTube où il donnait jusqu’à récemment encore des météos transcendantales. Le cinéma n’épuise donc pas l’œuvre lynchienne, à l’endroit de laquelle il vaudra sans doute mieux parler d’un « univers » aux ramifications inépuisables.
Irrespirable
Riche d’expériences esthétiques européennes – à l’évidence, Franz Kafka lui est intimement familier –, Lynch est avant tout et très profondément américain. L’ombre tutélaire de l’écrivain Howard Phillips Lovecraft semble à ce titre planer au-dessus de son œuvre, tant du point de vue de leur esprit général que de leur rapport au surnaturel.
Comment ne pas croire être déjà plongé dans un film de Lynch en lisant ce saisissant passage du chapitre inaugural de L’Appel de Cthulhu, nouvelle écrite en 1926 : « Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »
N’y sommes-nous pas exactement rendus, en cette veille d’investiture présidentielle américaine ? L’incendie californien et l’emphysème aidant, il est possible que David Lynch ait fini par trouver l’atmosphère irrespirable. Il nous reste heureusement son œuvre, comme une flamme dans la nuit.
20 janvier 1946 Naissance à Missoula (Montana)
1977 Eraserhead
1980 Elephant Man
1986 Blue Velvet
1990 Palme d’or à Cannes pour Sailor et Lula
1990-1991 Diffusion sur ABC de la série Twin Peaks
1997 Lost Highway
2001 Mulholland Drive
2017 Twin Peaks : The Return (saison 3)
16 janvier 2024 Mort à 78 ans
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