Ben Gourion: le prophète armé

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Il fut la voix de la proclamation de l’État d’Israël en 1948. De son enfance en Pologne à sa mort à Tel-Aviv, Ben Gourion consacra sa vie à la réalisation du projet sioniste.

David Gryn, devenu Ben Gourion, l’homme qui fit du rêve sioniste d’un État juif une réalité, est né à Plonsk, en Pologne, en 1886, dans une famille de quatre fils et deux demi-sœurs, dont il était le plus jeune garçon. Un milieu familial modeste et cultivé, ouvert aux idées nouvelles de modernité juive, la Haskala, et à celles du retour des Juifs en Terre sainte, véhiculées d’abord par les Amants de Sion puis, de façon plus éclatante, par le mouvement sioniste créé par Theodor Herzl en 1897.

Orphelin de mère à 11 ans et ayant cessé toute pratique religieuse après sa bar-mitsva, le jeune homme râblé et souffreteux fonda à 14 ans sa première organisation sioniste, Ezra, dont les jeunes membres s’engagèrent à parler entre eux uniquement en hébreu. Il se fit remarquer dès 1903, lorsque, choqué par la proposition de Herzl d’établir le futur État juif en Ouganda, il s’engagea avec ses camarades d’Ezra d’y répondre en « montant » sans tarder en Terre sainte. Sa conviction était déjà faite : point de sionisme sans présence juive sur le terrain, et point de politique sans action. Un primat qu’il allait suivre sa vie durant.

À 18 ans, il quitta sa ville natale pour Varsovie, où il adhéra à la mouvance sioniste-socialiste du Poale Zion, puis émigra en 1906 en Palestine, en compagnie d’un petit noyau de pionniers purs et durs, tirant leur vision du monde aussi bien de l’expérience révolutionnaire russe que de leur attachement quasi mystique à la terre d’Israël. Ben Gourion et ses amis offrirent leurs services aux cultivateurs juifs du village de Petah Tikva, où ils se heurtèrent d’emblée au problème de la main-d’œuvre arabe, moins chère et plus commode que la main-d’œuvre juive. Les nouveaux venus ne pouvaient admettre cette facilité car, outre la valeur idéologique intrinsèque conférée au travail agricole par le sionisme, l’utilisation de la main-d’œuvre arabe risquait d’entacher l’entreprise sioniste du péché colonial en faisant du Yichouv (l’entité juive sioniste) une nouvelle Algérie française ou une nouvelle Rhodésie britannique.

D’Istanbul à New-York

Ben Gourion passa ensuite avec ses camarades dans la ferme-école de Sejera (actuelle Ilania), en Galilée. Ses lettres à son père fourmillent de détails pittoresques sur sa vie quotidienne de pionnier, levé à 4 h 30 du matin pour nourrir ses quatre bovins, ses deux veaux et son âne. Ses camarades ne tardèrent pas cependant à s’apercevoir que le futur fondateur de l’État d’Israël, passant son temps libre à lire et à écrire, n’était pas doué pour le métier d’agriculteur.

Croyant en la pérennité de la domination turque en Palestine, Ben Gourion commença de brèves études de droit à Istanbul et, à l’annonce du déclenchement de la Première Guerre mondiale, alla même jusqu’à encourager ses camarades à s’engager dans l’armée turque. Cela ne l’empêcha pas d’être expulsé en 1915 vers l’Égypte par le sanguinaire gouverneur de Syrie, Djemal Pacha, l’un des responsables du massacre des Arméniens. Loin de là, à Londres, un autre dirigeant flamboyant du mouvement sioniste, Chaïm Weizmann, obtenait des Anglais, le 2 novembre 1917, la fameuse déclaration Balfour, reconnaissant aux Juifs le droit de disposer d’un « foyer national » en Palestine. Une décision historique contemporaine de la révolution bolchevique, qui amènerait alors nombre de militants des Poale Zion à tourner le dos au sionisme et à rentrer en Russie pour y réaliser le rêve communiste.

D’Égypte, Ben Gourion embarqua vers les États-Unis, où il fit la connaissance de sa future femme, Paula, qu’il épousa à New York avant de se porter volontaire, en avril 1918, dans la Brigade juive recrutée au Canada pour combattre aux côtés des Anglais. En novembre 1919, il rentra finalement en Palestine. Tandis que Chaïm Weizmann, à la tête de l’Exécutif sioniste basé à Londres, continuait de s’occuper des relations avec la Grande-Bretagne qui, en 1920, se vit octroyer par la SDN le mandat sur la Palestine, Ben Gourion, lui, allait concentrer toute son énergie à l’édification du futur État juif et à la prise de contrôle par les partis ouvriers des principaux leviers de commande du Yichouv. Ce fut en premier lieu la fondation, en 1919, du parti Ahdout Haavoda (Union du travail), suivie, l’année suivante, par la création de la Histadrout, la Confédération générale du travail.

Une vis d’ascète

Se voulant davantage une organisation professionnelle qu’un parti politique traditionnel, Ahdout Haavoda, créa à l’intention de ses adhérents une caisse d’assurance maladie, une coopérative d’achat de biens de consommation, une agence de travaux publics et même une banque. Quant à la Histadrout, elle allait devenir la plus importante institution économique et sociale du Yichouv, supervisant à travers ses syndicats et ses multiples entreprises toutes les principales activités politiques, culturelles et sociales du pays.

Ainsi donc, moins de vingt ans à peine après son arrivée en Palestine, Ben Gourion était déjà l’une des personnalités les plus influentes du Yichouv. Menant une vie d’ascète dans son petit logement de fonction d’une pièce à Jérusalem, il se permettait un seul luxe : l’achat compulsif de livres. En 1922, sa bibliothèque personnelle comptait déjà près d’un millier d’ouvrages en anglais, en allemand, en russe, en hébreu, en français, en turc, mais aussi en latin et en grec ancien. Il s’intéressait à la littérature (il apprit ainsi l’espagnol pour lire Cervantès dans le texte) comme à la sociologie et à la philosophie, aux traités de marxisme-léninisme comme à la psychologie des foules, sans parler de la Bible – la passion de ses années au pouvoir –, l’histoire juive, l’archéologie de la Palestine et l’histoire militaire européenne. Il raconta plus tard au futur président de l’État d’Israël, Shimon Peres, avoir lu seize fois l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide.

Portant peu à peu son attention sur les problèmes politiques et sécuritaires, il parvint en 1930 à faire fusionner les deux partis socialistes, le Hapoel Hatzaïr et l’Ahdout Haavoda, en un seul et grand parti, le Mapaï, dont il parvint à assurer l’hégémonie au sein des institutions centrales du Yichouv et de l’Organisation sioniste mondiale jusqu’au milieu des années 1960. Il voua en même temps une haine tenace à Vladimir Jabotinsky et à ses idées révisionnistes d’un grand Israël. Contrairement à lui et plus tard à son héritier Menahem Begin, Ben Gourion était tout sauf un rêveur détaché de la réalité. C’était un utopiste réaliste, comme il se définissait lui-même, qui estimait qu’il fallait aspirer au maximum, à toute la Terre sainte par exemple, mais au moment crucial, comme en 1937 puis en 1947, se satisfaire du meilleur possible, à savoir d’une partie seulement du territoire pour y établir un État juif.

Un utopiste réaliste

Témoin des émeutes entre Juifs et Arabes qui ensanglantèrent la Palestine en 1921, 1929 et 1936, Ben Gourion était conscient de la gravité mortifère du conflit entre les deux populations qui se disputaient la même terre. C’est ainsi qu’au début des années 1930, il prit contact avec des dirigeants nationalistes palestiniens. Auprès d’eux, il comprit que le discours sioniste « classique » sur les bienfaits apportés par la colonisation juive à la Palestine et à ses habitants arabes passait très mal dans l’opinion arabe, qui refusait la moindre concession politique aux Juifs.

L’impasse était totale. À partir de la mi-avril 1936, une grève générale de six mois fut ponctuée d’émeutes sanglantes et d’attentats antibritanniques et antisionistes orchestrés par le mufti de Jérusalem, aidé de centaines de fedayin venus de Syrie et d’Irak en réponse à ses appels au jihad. C’est alors qu’en Grande-Bretagne, le gouvernement Chamberlain, qui espérait se débarrasser au plus vite du fardeau palestinien alors que la situation en Europe ne cessait de se dégrader depuis l’accession de Hitler au pouvoir, adopta en juillet 1937 les conclusions de la commission Peel, qui préconisait le partage de la Palestine entre un État arabe et un État juif. Une proposition qui n’emportait l’adhésion ni des Arabes ni des Juifs.

Une clause du plan recommandait la suspension de l’achat de terres par les Juifs à l’intérieur du futur État arabe ainsi que la réduction de l’immigration juive : Ben Gourion était prêt à l’accepter pour peu que les réfugiés d’Europe centrale puissent trouver asile en Palestine alors que, les uns après les autres, les pays du monde entier leur fermaient leurs portes. Sans le partage de la Palestine, estimait-il, point d’espoir pour la création d’un État juif – même un Etat-croupion – ni pour le sauvetage des réfugiés juifs.

Winston Churchill comme héros et modèle

À la suite de cet échec, la révolte arabe reprit de plus belle, durement réprimée par le général Montgomery. Devant la recrudescence du terrorisme arabe, Ben Gourion eut le plus grand mal à contenir la colère de ses troupes. Et quand les Anglais décidèrent de changer subitement de cap afin de se concilier les bonnes grâces du monde arabe en cas de guerre avec les pays de l’Axe, il choisit délibérément d’éviter tout heurt frontal avec eux. Ils avaient pourtant publié, le 17 mai 1939, un Livre blanc, dénoncé par l’ensemble des partis sionistes, qui condamnait les Juifs à un statut minoritaire perpétuel.

En bon sioniste, Ben Gourion avait toujours pensé que la création d’un État juif était la seule solution valable à la précarité de la condition juive dans le monde. Sioniste « intégral » et politique jusqu’au bout des ongles, Ben Gourion ne laissa rien filtrer, même dans son journal particulier, des sentiments que lui inspira la vue des camps de Bergen-Belsen et de Dachau, qu’il visita peu de temps après la capitulation allemande. Il y rapportait avec la même minutie et le même ton sec le nombre de personnes qui avaient péri dans les chambres à gaz. Seule sa passion des livres anciens lui faisait oublier momentanément son souci majeur : la crainte de voir le rêve sioniste s’effondrer en même temps que l’écroulement du judaïsme européen.

Ayant pressenti que le sort du monde occidental allait se jouer aux États-Unis, Ben Gourion s’était embarqué en 1940 pour New York, après un bref passage par Londres où il avait assisté au blitz allemand. L’occasion pour lui d’admirer la ténacité et le courage de Winston Churchill, son héros et son modèle de conduite – le second étant le général De Gaulle – pendant la guerre d’indépendance contre les armées arabes. Ben Gourion mit à contribution les riches magnats juifs américains pour acquérir armes et équipement à l’intention de la Haganah, principale organisation paramilitaire juive. Convaincu avant tout le monde qu’elle aurait à combattre, un jour proche, toutes les armées arabes réunies et non pas seulement les soldats irréguliers palestiniens du mufti et de ses acolytes, il lui ordonna de se transformer en une véritable armée professionnelle prête à des actions militaires d’envergure.

À la tête de l’État…

Le samedi 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies approuva le partage de la Palestine entre un État juif et un État arabe par 33 voix pour, 13 voix contre et 10 abstentions. La résolution 181 fut immédiatement rejetée par les pays arabes, qui menacèrent d’envahir le futur État juif s’il venait à être proclamé après le départ des Britanniques, au plus tard fin avril 1948. En attendant, la Palestine fut mise à feu et à sang dans une « guerre civile » entre Juifs et Arabes, et la situation précaire des forces juives devint telle que des voix commencèrent à s’élever à Washington en faveur de la mise en sourdine de la résolution du partage et l’institution d’un « régime de tutelle internationale provisoire » sur l’ensemble du pays.

C’est alors que Ben Gourion incita la Haganah à changer de stratégie et à passer à la contre-offensive. Le but : assurer la continuité territoriale et l’homogénéité démographique du futur État juif, même au prix de la destruction de villages arabes hostiles afin d’empêcher leur ralliement éventuel à l’ennemi. La suite est connue : le vendredi 14 mai 1948, à 16 heures, bravant les réserves de ses principaux collaborateurs et fort du soutien de Chaïm Weizmann et de Léon Blum, Ben Gourion proclama, au musée de Tel-Aviv, l’indépendance d’Israël. Un discours d’une demi-heure, face à un public ému aux larmes, qui se leva pour saluer l’événement en entonnant le nouvel hymne national, la Hatikva, avant de quitter les lieux : « Dans le pays, immense joie, nota simplement Ben Gourion dans son journal, et, à nouveau, je suis comme un endeuillé parmi une foule en liesse, comme je l’étais le 29 novembre. »

… comme Premier ministre

Dès le 15 mai, Israël fut attaqué de tous côtés par les armées arabes et se trouva vite dans une situation périlleuse. Tsahal, qui avait succédé à la Haganah, accepta sans tergiverser la première trêve d’un mois imposée par l’ONU à partir du 11 juin. L’occasion pour Ben Gourion, devenu Premier ministre le 15 mai, de décréter la dissolution de l’ensemble des milices armées partisanes et leur insertion au sein de Tsahal. À commencer par les troupes de choc du Palmach (de gauche), dont les commandants Yitzhak Sadeh, Yigal Allon et Yitzhak Rabin avaient fait des merveilles durant la première phase de la guerre. Cette décision passa mal auprès des révisionnistes, qui firent partir de Port-de-Bouc le cargo de 5500 tonnes, l’Altalena, avec à son bord des centaines d’immigrants et une quantité considérable d’armes destinées à leurs camarades de l’Irgoun.

Voyant dans cette initiative une atteinte flagrante à l’autorité du jeune État, Ben Gourion décida d’arraisonner le navire à l’approche des côtes israéliennes, de le laisser débarquer les immigrants et les dirigeants de l’Irgoun, dont Menahem Begin, puis de confisquer manu militari les armes qu’il transportait. L’Altalena refusant d’obtempérer aux sommations d’usage, ordre fut donné de tirer à vue sur le navire, qui prit feu aussitôt. Seize membres d’équipage, tous membres de l’Irgoun, y trouvèrent la mort, le capitaine du navire et d’autres responsables de l’expédition furent arrêtés et jetés en prison.

De victoire en victoire, Israël eut finalement raison de ses ennemis qui, à l’exception de l’Irak, acceptèrent de signer, entre janvier et juillet 1949, des accords d’armistice avec l’État hébreu. Ainsi se termina cette guerre extrêmement meurtrière – près de 6000 morts israéliens pour une population comptant moins de 750.000 personnes ; 12.000 à 15.000 morts et de 600.000 à 700.000 réfugiés du côté palestinien, partis volontairement ou expulsés par leurs vainqueurs en Jordanie, dans la bande de Gaza, en Égypte, en Syrie, au Liban et dans les émirats arabes du Golfe persique. Jusqu’à la fin de ses jours, Ben Gourion ne cessa de soutenir que l’armée juive ne portait aucune responsabilité dans la question des réfugiés palestiniens qui, d’après lui, fut le fait des dirigeants arabes eux-mêmes, qui leur avaient fait croire qu’ils pourraient regagner leurs logis, une fois les troupes juives décimées.

Fin de lutte

Commença alors l’épopée de Ben Gourion chef de gouvernement, qui abandonna à deux reprises les rênes du pouvoir : la première fois fin 1953 pour s’installer pendant deux ans dans le kibboutz de Sde Boker, dans le Néguev, afin d’encourager les Israéliens à faire refleurir le désert. La seconde fois, dix ans après (il était revenu à la tête du gouvernement en 1955), pour dénoncer l’affairisme de la vieille garde du Mapaï, le parti qu’il avait lui-même fondé en 1930.

Guère satisfait du gouvernement de son successeur, Levi Eshkol, qui aurait précipitéla guerre des Six Jours, Ben Gourion, une fois les combats terminés, ne tarit pas d’éloges sur les succès mirobolants de Tsahal. S’il était pour lui hors de question de restituer les territoires conquis sans concession ni accord de paix avec les Arabes, il estimait néanmoins que la sécurité d’Israël viendrait non pas de son expansion territoriale mais de l’accroissement de la population juive dans le Néguev et la Galilée. Enfin, comme la plupart des politiciens israéliens de sa génération, il ne reconnaissait pas l’existence d’un peuple palestinien, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer à deux reprises son vieux compagnon palestinien Musa al-Alami pour tenter d’élaborer une solution de paix. Lâché par les siens et frappé par la mort de son épouse Paula en 1968, il se consola à sa manière en répondant personnellement aux centaines de lettres du monde entier qui s’amoncelaient chaque jour sur son bureau à Sde Boker.

Victime d’une première attaque cérébrale en septembre 1973, il tomba dans le coma après une seconde attaque aux derniers jours de novembre. Cela lui évita d’apprendre la grave blessure au combat de son petit-fils Alon ainsi que les terribles conséquences de cette guerre catastrophique, qui mit en péril la survie de l’État qu’il avait façonné de ses propres mains. Une page de l’histoire d’Israël se fermait ainsi dans la douleur au moment même où son fondateur rendait son dernier souffle, le 1er décembre 1973, à l’âge de 87 ans. « Gulliver parmi les Lilliputiens », écrivit dans son journal le général Moshe Dayan à la vue du corps inanimé de son maître étendu sur un simple lit en acier, à l’hôpital Tel Hashomer de Tel-Aviv. Plus sûrement un géant sorti tout droit des contes bibliques, qui demanda à être enterré sans cérémonie religieuse ni éloge funèbre aux côtés de son épouse, à Sde Boker, ce kibboutz à la vue plongeante sur l’immense désert du Néguev qu’il avait toujours rêvé de fleurir.

Historien orientaliste spécialiste de l’histoire d’Israël et des relations entre Juifs et Arabes, Michel Abitbol est professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem.

«Israël, naissance d’une nation », 132 pages, 9,90€, disponible en kiosque et sur le Figaro Store.

Source lefigaro