Des clubs parisiens des années 50 à la reconnaissance américaine, le natif d’Alger a traversé, au rythme d’une carrière aussi prolifique qu’innovante, plus de sept décennies de swing et d’improvisation. Le géant du jazz français est mort ce jeudi 12 décembre à 97 ans.
«Ah Jean Seberg vendant le Herald Tribune sur la musique de Martial Solal…» Cette confidence inattendue du trompettiste expérimental américain Jon Hassell, peu avant sa mort en 2021, pointait l’importance de Martial Solal dans le monde de la musique, bien au-delà du seul cénacle des fondus de jazz. Et si ces quelques notes de piano, enluminées de cordes subtiles, resteront à tout jamais associées au nom de Godard, elles font tout autant entrer leur auteur dans l’histoire du cinéma. A Bout de souffle ne fut pas la seule bande originale signée Martial Solal, dont le nom apparaît aux génériques de films de Jean-Pierre Melville comme bien plus tard de Bertrand Blier. Ce n’était pourtant là qu’une infime partie de son œuvre, une imposante discographie qui débuta par une première session du genre historique : la dernière en studio de Django Reinhardt, au printemps 1953. Déjà leader d’une formule trio, Martial Solal est alors à l’orée d’une carrière dont la portée pourrait bien se mesurer à celle du guitariste manouche. Pas forcément en terme de notoriété, mais plus justement en terme de créativité.
Recruté par Sidney Bechet
En 1953, cela fait déjà vingt ans que le gamin né à Alger le 23 août 1927 s’est assis sur le tabouret du piano, sans doute poussé par une mère chanteuse d’opéra à ses heures. Il se montre très vite du genre surdoué, puisque la légende veut qu’à 10 ans, lors d’une audition, il change l’ordre des séquences d’une rhapsodie de Liszt sans que personne s’en aperçoive. A l’adolescence, il démontre surtout ses qualités d’improvisateur, commençant à se faire remarquer dans l’orchestre de Lucky Starway, le saxophoniste qui l’avait initié au jazz de l’autre côté de la Méditerranée. Ces prédispositions feront bientôt de lui un homme de main recherché par les Américains à Paris, où il s’installe en 1950. Au club Saint-Germain, où il tient la rythmique avec Pierre Michelot et Kenny Clarke, il croisera ainsi des ténors du genre Sonny Rollins ou Lucky Thompson. Au cours de cette décennie, il est aussi recruté par Sidney Bechet, trouvant auprès de ce vétéran matière à parfaire sa connaissance d’une musique qui exige autant de profondeur historique qu’une ouverture sans limite. Cette dualité sera sa ligne de conduite. Voilà peut-être pourquoi dans les années 1950, on retrouve également son nom associé à celui d’Astor Piazzolla.
C’est pour d’autres raisons qu’il cachetonnera sous le pseudo de Jo Jaguar, comme tant de musiciens à l’heure où le rock a débarqué et que les yé-yés pointent leur nez. Au tournant des années 1960, il signera même un classique du genre, Twist à Saint-Tropez pour les Chats Sauvages de Dick Rivers. Pour lui qui entendait renouveler l’art et la manière d’aborder le clavier, ce fut peut-être le signe qu’il était l’heure d’aller voir ailleurs. Il part aux Etats-Unis où sa science de l’improvisation – tant dans des contextes swing que plus modernes –, ses singuliers solos au piano et son don pour la composition – sa Suite en ré bémol pour quartette de jazz avait fait date dès 1959 – lui valent la reconnaissance des plus grands. Oscar Peterson himself ! En 1963, dix ans après ses premiers émois discographiques, Martial Solal se retrouve sur la scène du Newport Festival, avec pour sparring partner le batteur Paul Motian, rien que ça. Outre-Atlantique, l’iconoclaste petit Français fait grand bruit, il a tout pour y faire carrière, mais des impératifs familiaux l’obligent à rentrer au pays.
Un «Beau Danube bleu» très personnel
Pas si sûr que le pianiste ait perdu au change si l’on en juge par Trio qu’il publie en 1965 sur Columbia. Entouré d’une sacrée paire – le contrebassiste Gilbert Rovère et le batteur Charles Bellonzi –, il y déploie tout ce qui qualifie son style : sur Jazz Frit, un thème qui s’amuse des tendances «avant-gardistes» de l’époque, Martial Solal démontre qu’il est En liberté, pour paraphraser un autre disque de ce même trio ; et sa version toute personnelle du Beau Danube Bleu ne rame pas une seule seconde. Il y démontre comme peu qu’on peut manier humour et rigueur, les deux mamelles qui caractérisent l’approche de cet innovateur qui n’aura jamais rompu avec une certaine forme de tradition, faisant siens – et comment ! – les standards (écoutez donc sa version de My Funny Valentine, enregistrée à la salle Gaveau à plus de 90 ans !) Même lorsqu’il s’associe en 1968, avec Michel Magne, pour de sublimement déconcertantes Electrodes. Même lorsqu’il publie en 1970 Sans tambour ni trompette, un trio avec deux contrebasses, qu’il mettra en haut de la longue pile de ses faces enregistrées. «Echec commercial, réussite musicale», résume-t-il dans un passionnant livre d’entretiens avec Xavier Prévost (1). L’album fait désormais référence auprès des cadets.
Compositeur hors classe, arrangeur hors pair et chef d’orchestre hors norme, le prolixe pianiste aura illustré toutes ces facettes à toutes les époques. Il fait sonner ses big bands comme un piano et ses solos comme de complexes architectures, déployant à chaque instant des harmoniques surprenants et des rythmiques sans équivalent, sans briser ce fragile fil mélodique qu’il maintient du bout des doigts. Et puis il y a les duos, «la formule qui m’excite le plus» admet-il dans le même entretien. «C’est encore plus enrichissant que le solo parce que on a une donnée sur laquelle il faut s’adapter […], c’est un exercice passionnant d’autant qu’il est différent selon le soliste. Chacun vous impose une façon d’être multiple, et être multiple, c’est un jeu formidable.» L’autodidacte y aura exprimé toute sa singularité, à l’image de sa féconde relation avec le saxophoniste Lee Konitz dont témoigne le bien nommé Duplicity (1978). Une qualité que soulignent les dialogues qu’il engage avec d’autres pianistes, à commencer par Hampton Hawes dans un passionnant Key For Two (1968) qui illustre une leçon essentielle de l’art de Martial Solal : être à l’écoute pour aller au-delà de soi.
Passeur soucieux de ne pas se laisser cantonner dans des chapelles, aussi belles soient-elles, ce pédagogue adepte de la transmission aura engendré une filiation – sans parler de sa fille, Claudia, chanteuse – de pianistes français, de Manuel Rocheman à Stéphan Oliva – là encore, dans des gammes chromatiques des plus variées – qui ne manquent jamais de dire ce qu’ils doivent à ce «parrain», lequel a donné son nom à un prestigieux concours de piano et fut honoré en 1999 du Jazzpar Prize, le «Nobel du jazz». De ce jazz dont il aimait à dire qu’il aura été «la bande-son du XXe siècle», Martial Solal aura su donner une vision tout à la fois kaléidoscopique et unique. Une musique qui l’aura hissé aux côtés de ceux qu’il aura tant aimés, Charlie Parker, qui fut son déclic, et Duke Ellington, auquel il aura consacré deux albums entiers.
(1) Martial Solal, compositeur de l’instant, éditions Michel de Maule, 2005.
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