Luz : «Peut-être que ma malédiction, c’est d’être toujours dans l’actualité»

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L’ancien dessinateur de Charlie Hebdo publie une nouvelle bande dessinée, Deux filles nues. Il y raconte avec maestria un siècle d’histoire à travers la trajectoire d’un tableau expressionniste allemand d’Otto Mueller.

Dans sa dernière – et passionnante – bande dessinéeDeux filles nues (*), Luz suit non pas un homme ou une femme, mais un tableau signé du peintre expressionniste Otto Mueller. Le lecteur adopte sa perspective dès le jour où il est créé – soit en 1919, dans une forêt près de Berlin, alors que l’artiste a voulu représenter sa muse et compagne, Maschka. Achetée par un avocat et collectionneur juif, Isar Littman, la toile voit ce premier propriétaire se suicider face à la montée du nazisme et l’institution d’un antisémitisme d’État, puis les nouveaux maîtres la sélectionner en vue de la fameuse exposition «d’art dégénéré» à Munich en 1937.

Confisquée, spoliée, restituée, tantôt haïe, tantôt célébrée, elle permet par son histoire de tendre un miroir à une actualité en forme d’éternel retour – car de nouvelles formes de censures, d’autoritarismes, de fascismes n’ont de cesse de surgir… Une étourdissante enquête récompensée le 4 décembre du Grand Prix de la critique de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée.

Madame Figaro.- Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire d’un tableau et de ce tableau en particulier ?

Luz.- J’ai voulu faire un livre qui parle de moi, mais via l’art des autres. À l’orée des 10 ans du 7 janvier 2015, il s’agissait de raccrocher les wagons avec l’individu que j’étais avant, et notamment ma passion pour l’art expressionniste allemand et l’exposition de Munich de 1937 sur l’art dégénéré. Je me suis rendu compte que je pouvais raconter quelque chose de moi à travers une exposition d’artistes stigmatisés, exposés pour être haïs. Les expressionnistes allemands, la peinture mais aussi le théâtre ou le cinéma, tous ces artistes à cheval entre la dénonciation sociale et politique, et la liberté de l’art, me fascinent depuis longtemps, et ce n’est que dans cette histoire-là que je pouvais trouver à m’insérer. Quant au tableau d’Otto Mueller proprement dit, Deux filles nues, j’ignorais tout de lui et de son histoire et c’est en lisant un ouvrage génial de Stephanie Barron, Degenerate Art : The Fate of the avant-garde in Nazi Germany, que je l’ai découvert. Je me suis plongé dans les triples pages de ce livre monumental, la scénographie de l’exposition qui avait été reconstituée, et je l’ai remarqué. Je suis ce qu’on appelle un dessinateur de timbre-poste, c’est-à-dire que j’ai un trait qui peut se réduire à un cabochon. Il y a quelque chose de cet ordre dans Deux Filles nues. Et puis comme je viens de la presse, le contour reste plus important que la couleur, et Otto Mueller était un peintre dessinateur…

En quoi ce livre parle-t-il de vous ?

Quand vous allez chez quelqu’un, la première question qu’on vous pose ou que vous posez, c’est « Comment ça va ? » Ce livre, c’est ça. En 2015, après les attentats, on avait discuté d’un projet comme ça à Charlie Hebdo – une grande affiche avec dessus « Et vous, comment ça va ? » Parce que c’était la question qu’on se posait tout le temps, qu’on se posait tous. Une espèce d’obligation d’empathie, si vous voulez. Nous, il nous est arrivé ça, mais vous, comment ça va ? Deux filles nues pose cette question, et je dirais que le livre a un pendant dans ma bibliographie, Catharsis, dont la logique est similaire. On avait ce petit personnage aux yeux ouverts qui restait sidéré. Presque dix ans plus tard, Deux filles nues évoque la même sidération. On parle d’un tableau – et c’est pour ça que je voulais adopter la perspective d’un tableau – qui voit le monde défiler devant lui sans pouvoir cligner de l’œil. Il voit, il est forcé de voir le monde qui change, les gens qui passent, la société qui évolue, les êtres qui vieillissent. Cela m’est apparu comme une évidence : si je veux parler non seulement de ce que j’ai vu et vécu, mais si je veux poser une question, la meilleure façon de répondre, c’est de poser le lecteur au sein de la question. On est dans un tableau, et comment on va quand on voit le monde qui est juste devant nous ? Qu’est-ce qu’on en tire comme jugement et comme conséquence, et comment ça nous modifie ?

Sachant que le tableau, lui, ne peut pas intervenir…

Sachant que le tableau ne peut pas intervenir. La réalité de notre impuissance me frappe et j’ai essayé de créer cette expérience-là pour le lecteur, de se mettre à la place de ce tableau qui est aussi ballotté au gré des événements politiques, ballotté au gré des passions qu’il suscite, qu’elles soient haineuses ou amoureuses. La passion entre Otto Mueller et sa femme, la passion qui pousse le collectionneur juif Ismar Littmann à l’acheter, avant qu’il soit voué aux gémonies par les nazis – la passion haineuse – et puis la passion de la spoliation-spéculation, je dirais, avant qu’il soit finalement restitué à la famille Littmann, des décennies après… Je voulais mettre le lecteur au cœur d’une véritable impuissance et de l’espèce de pureté des émotions dont on est alors la proie. Si on ne peut pas prendre parti, qu’est-ce qu’on fait de l’amour qu’on reçoit ? De la haine qu’on reçoit ? Si on ne peut pas prendre parti et si on ne peut pas partir, qu’est-ce que l’on fait de ce que l’on a en face de soi ?

Est-ce ce qui vous a poussé à vous lancer dans Deux filles nues?

On ne sait pas pourquoi on fait des livres, jamais. On ne sait jamais vraiment. Pour transmettre un message, pour raconter une belle histoire, pour faire une catharsis… En fait, c’est tout à la fois, toujours. Et il y a systématiquement un détail qui fait que le livre est encore autre chose, à la fin, quand ce n’est plus vous qui le lisez mais les lecteurs qui s’en emparent. Dans le cas du premier que j’ai fait après 2015, Catharsis, plusieurs personnes m’ont dit : «C’est une lettre d’amour à votre femme.» Et c’était ça. C’était évidemment ça… Pour Deux filles nues, j’ai compris seul. Parce qu’au bout du compte, ce livre arrive après Catharsis, après Au jour frère humain, mon adaptation d’Albert Cohen, qui racontait comment un gamin de 10 ans devient fou en étant percuté par la haine antisémite et après Indélébiles qui évoque ce que c’était que la rédaction de Charlie, ce que c’était que d’avoir vécu vingt-trois ans dans un journal comme celui-là. Je pense que Deux filles nues vient conclure une espèce de tétralogie de la résilience. Que c’est le point final, a priori.

Avez-vous le sentiment d’être devenu un autre dessinateur, un autre artiste ?

Je pense que le désir de passer à une narration beaucoup plus longue était présent avant janvier 2015, mais que la nécessité de retrouver du temps, du temps de travail, du temps pour travailler, du temps à l’intérieur de mon travail, et du temps tout court, est devenue nécessaire dès mars-avril 2015. De toute façon, quand on connaît un peu mon histoire, on sait que les planches de Catharsis sont arrivées très vite, alors que j’étais encore à Charlie. J’étais déjà en train de faire de la bande dessinée, de faire mon travail de sublimation. J’étais déjà parti ailleurs. Le paradoxe tient peut-être à ce qu’on essaie de faire un ouvrage historique, un ouvrage personnel, et qu’il devient finalement un ouvrage d’actualité. Peut-être que ma malédiction, c’est d’être toujours dans l’actualité.

 (*) Deux filles nues, de Luz, Éd. Albin Michel, 196 p., 24,90 €.

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