Des rebelles, menés par des islamistes radicaux, ont annoncé la chute du président syrien et la «libération» de la capitale Damas. Pour le spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain*, cette déroute signe l’effondrement de l’« axe de la résistance antisioniste » dirigé par Téhéran.
Les rebelles menés par des islamistes radicaux ont annoncé dimanche à la télévision publique syrienne la chute du président Bachar el-Assad et la « libération » de la capitale Damas, après une offensive fulgurante. Peut-on parler de bouleversement du monde comme vous le faites dans votre dernier livre ?
Gilles Kepel – Cela en est en tout cas une manifestation cruciale – elle s’inscrit au cœur d’une déflagration globale qui menace désormais l’Iran très affaibli par l’effondrement de son mandataire syrien, et qui prend aussi par surprise Israël, débarrassé du diable qu’il connaissait mais pour qui la présence d’un groupe islamiste – fût-il désormais « présentable » sur sa frontière du Golan avec la Syrie est problématique. D’autant que le nom de guerre et gentilé du chef du groupe qui a renversé le pouvoir alaouito-baassiste syrien, al-Joulani, signifie en arabe « originaire du Golan », d’où ses parents, de pieux sunnites, avaient fui le régime de Hafez al-Assad, le père de Bachar, pour se réfugier en Arabie saoudite, où est né leur fils, élevé dans un salafisme de stricte obédience. Mais c’est bien sûr un coup dur pour la Russie, qui risque de perdre ses deux bases militaires en Méditerranée, navale à Tartous – dont les six vaisseaux ont déjà pris la mer dare-dare pour ne pas se faire arraisonner à terre… et aérienne à Hmeimim… à portée de drones des rebelles ! Au moment où Zelensky rencontre le nouveau maître du monde Donald Trump, sous les auspices d’Emmanuel Macron, à l’occasion de l’inauguration de Notre-Dame reconstruite, cela devrait renforcer la main de l’Ukraine. Il est frappant, soit dit en passant, que M. al-Joulani se soit fait interviewer le 6 décembre par CNN, à Alep que ses troupes venaient de conquérir, vêtu d’un tee-shirt kaki ressemblant beaucoup à ceux qu’arbore le président ukrainien !
Quelles vont être les conséquences pour la région ?
D’abord l’effondrement du « croissant chiite », également connu comme « axe de la résistance antisioniste » dirigé par Téhéran. Il a perdu consécutivement Hamas, le Hezbollah et la Syrie. C’est énorme. Le régime devrait au moins subir des mutations importantes, internes, s’il veut sauver une forme de pérennité. Les prédateurs voisins devraient regarder avec gourmandise l’Iran, cet État du « seuil nucléaire » avec ses richesses, sa classe moyenne très développée… Mes contacts américains m’ont confirmé que l’entretien entre Elon Musk et l’ambassadeur iranien aux Nations unies avait bien eu lieu le 11 novembre à New York. On imagine combien un « deal » avec un Iran post-islamiste séduirait Donald Trump. Après tout, l’Iran du chah était l’allié indéfectible d’Israël. Et le bouleversement du monde ouvre les fenêtres de tous les possibles !
Le président élu a écrit hier sur X, le réseau de son ami Musk, que l’Amérique se tenait à l’écart du conflit en Syrie, un « mauvais régime ». Ce n’est pas tout à fait exact. Il y a des bases et des soldats américains dans la partie de la Syrie contrôlée par les Kurdes, au Nord-Est. Les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui sont kurdes, ont étendu leur emprise, après la débandade des troupes d’Assad, à Abu Kamal et Deïr ez-Zor, à la frontière avec l’Irak – par où passait surtout l’autoroute des approvisionnements iraniens pour le Hezbollah et le régime d’Assad. Les FDS n’ont pas pu bouger sans l’agrément américain.
À l’origine de l’offensive en Syrie, le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham. Quel est ce groupe ? En quoi est-il comparable et différent de Daech ?
Au départ, Abou Mohammed al-Joulani – son surnom de djihadiste – avait été envoyé en Syrie par le « calife » de Daech, Bahgdadi pour « apporter son soutien » aux rebelles syriens du printemps arabe et islamiser le soulèvement. En décembre 2013, il y a onze ans, il donnait un entretien à al-Jazeera pour s’en targuer, en tenue djihadiste complète. Deux ans plus tard, en mai 2015, il donnait une nouvelle interview à la chaîne qatarienne, de trois quarts dos et sans armes, pour annoncer son ralliement à al-Qaida et dénoncer Daech. Ensuite, il est devenu le patron de la « zone de désescalade » d’Idlib, d’où est partie l’offensive fulgurante qui a fait tomber en deux semaines un régime en place à Damas depuis 1970.
Comment en est-on arrivé là ?
Dès après la razzia pogromiste du Hamas le 7 octobre 2023, Israël a mené deux offensives concomitantes. L’attention du monde s’est focalisée sur la première, la répression à Gaza, qui a fait aujourd’hui plus de 45 000 morts et a nourri des accusations de « génocide ». Mais la seconde, avec une visée à plus long terme, a visé à saper « l’axe de la résistance » dirigé par Téhéran et a commencé par son maillon le plus faible, la Syrie d’Assad, très dépendante des pasdarans (« gardiens de la révolution ») iraniens, et de diverses milices chiites, surtout celles du Hezbollah libanais, au sol – ainsi que de la couverture aérienne russe.
Les régiments de l’armée syrienne fidèles au régime, surtout composés des minorités ethniques, en premier lieu les alaouites – auxquels appartient la famille dirigeante – étaient trop peu nombreux, épuisés par des années de combat. La plupart des rebelles sunnites et islamistes avaient été transférés en 2016 vers la « zone de déconflixion » d’Idlib, dans le Nord-Ouest, jouxtant la frontière turque, dans des autocars placés sous la protection d’officiers russes de confession sunnite et originaires du Caucase. Ce bouillon de culture islamiste de l’enclave d’Idlib, a permis à Hayat Tahrir al-Cham (HTS – « Organisation de libération du Levant ») – ci-devant, branche locale d’al-Qaida – de prospérer et de se réorganiser, avec la bienveillance de la Turquie d’Erdogan, par où transitent l’aide et les approvisionnements civils et militaires. Tant que les Russes, les pasdarans et les miliciens du Hezbollah étaient sur le pied de guerre en Syrie, ces islamistes sont restés tranquilles.
Puis, c’est d’abord l’aviation de Moscou qui a été redéployée en Ukraine, ensuite les généraux des pasdarans qui ont été liquidés par les frappes israéliennes jusque sur le consulat iranien à Damas – Téhéran a même dû y réagir par une attaque de missiles sur l’État hébreu le 1er avril dernier, sans grand succès. Enfin, en septembre, l’attaque aux bipeurs et aux talkies-walkies qui a incapacité des milliers d’officiers du Hezbollah au Liban, puis la décapitation de l’état-major de l’organisation par les bombardements qui ont coûté la vie à Nasrallah le 27 septembre ont contraint au rapatriement dare-dare des combattants positionnés en Syrie, dégarnissant les positions. Le HTS en a immédiatement profité, après s’être préparé pendant ces dernières années. La plupart de ses combattants sont originaires des régions sunnites du Nord-Ouest, qu’ils connaissent bien, et ils sont d’autant plus facilement rentrés chez eux qu’ils ont de nombreuses accointances locales et que ce qui restait de l’armée du régime était clochardisé et miné par une corruption endémique – la solde est d’une quinzaine de dollars par mois…
Ce nouveau front est donc indirectement la conséquence de deux autres fronts : celui de la guerre en Ukraine et surtout celui qui oppose Israël et le Hezbollah libanais…
En effet, c’est une conséquence directe de la démolition systématique par Israël de « l’axe de la résistance » iranien et de l’accaparement des forces russes par la guerre en Ukraine. C’est un gros problème pour Poutine car cela montre que sa capacité de projection extérieure et à défendre ses alliés est très affaiblie – tandis que se préparent les grandes manœuvres sur un « deal » avec Donald Trump pour mettre un terme la belligérance en Ukraine. Moscou ne pourra pas aborder la négociation en position de puissance.
Cela révèle-t-il indirectement la faiblesse du régime iranien ? Croyez-vous toujours à son effondrement ?
Téhéran est dans une situation très affaiblie, car toute sa stratégie qui consistait à armer des mandataires au Levant pour menacer Israël s’est désormais retournée contre ses instigateurs. Le Hamas n’est plus qu’une force résiduelle, dont la dernière ressource est le chantage aux otages israéliens. Le Hezbollah ne survit qu’au Sud-Liban en mode guérilla, et n’a plus de capacité de projection régionale. Le régime syrien est mort samedi sur l’axe alaouite entre Damas et la côte méditerranéenne, là où s’était jouée la première phase de la guerre civile en 2012 – Assad y avait été sauvé par l’intervention massive du Hezbollah. La semaine dernière, les familles alaouites et chrétiennes de Homs – aux deux tiers sunnite – ont fui vers la côte, et Homs est tombée, ouvrant la route et la ville de Damas dans la nuit de samedi à dimanche.
Les Turcs ont-ils joué un rôle dans cette offensive djihadiste éclair ?
Elle n’aurait pu avoir lieu sans leur blanc-seing. D’une part les milices soldées par Ankara, l’Armée nationale syrienne, en ont profité pour chasser les Kurdes du Nord-Ouest et les contraindre à se réfugier au Nord-Est, le Rojava, sous contrôle des forces kurdes protégées par les bases américaines. D’autre part, l’affaiblissement du pôle persan au Levant et dans la Djézireh, sur l’Euphrate, a toujours, dans l’histoire, été contrebalancé par une poussée ottomane – stratégie dans laquelle s’inscrit le sultan moderne qu’est Erdogan. En outre, il renforce sa main de tous côtés : il peut soulager Moscou en interdisant à ses « bachibouzouks » d’attaquer les bases navale et aérienne russes de Tartous et Hmeimin, et obtenir toutes sortes de choses de Poutine en compensation. Israël comme l’Iran devraient alors aussi traiter avec lui. Il se met ainsi également en position de force pour la grande négociation du « deal » qu’annonce Trump. On est en plein dans les grandes manœuvres du « bouleversement du monde » !
Le risque de la reconstitution de l’État islamique est-il réel ? Les chrétiens d’Orient seront-ils les premières victimes ?
Daech participe à la curée de son côté, en menant une offensive dans le désert en direction de Palmyre. Mais il ne semble pas aujourd’hui en position de force par rapport au HTS – auquel l’ont opposé des affrontements sanglants. Abou Mohammad al-Joulani, son chef, qui a paradé le 4 décembre sur la citadelle millénaire d’Alep, vient de donner des interviews où il troquait le battle-dress pour le complet-veston, afin de rassurer les Occidentaux. Il ne semble pas qu’il y ait eu des exactions contre les chrétiens de cette ville comparables à ce que Daech avait fait subir à leurs coreligionnaires de Mossoul, en Irak, mais ces informations restent à vérifier et ils sont légitimement inquiets, puisqu’ils se trouvent entre deux feux. À ce stade, les prisons du régime ont été ouvertes partout sans restrictions et des milliers de prisonniers ont pu recouvrer la liberté. Mais attendons pour voir la suite, où tout est possible.
En France, doit-on craindre un renforcement de la menace djihadiste. Le cauchemar des années 2015-2020 peut-il se reproduire sur fond de djihadisme d’atmosphère ?
On n’est plus dans la même conjoncture – et il devrait y avoir des flux inversés de retour vers la Syrie de nombre d’exilés… ce qui est notamment le souhait d’Erdogan, confronté à une hostilité xénophobe antisyrienne dans son électorat populaire en Turquie. Mais on ne peut pas présager des bouleversements en cours. Je m’inquiète que le Parquet national antiterroriste et la DGSI, pour des enjeux bureaucratiques misérables, se séparent aujourd’hui de leurs meilleurs connaisseurs de cette mouvance. L’incompétence de l’administration a déjà eu, dans un passé récent, des conséquences catastrophiques en ce domaine sur le territoire national.
*Professeur émérite des universités, Gilles Kepel a récemment publié « Le Bouleversement du monde : l’après-7 Octobre » (Plon, 2024).
Par Alexandre Devecchio
Poster un Commentaire