« Nous devons continuer à parler et critiquer, au nom de notre amour d’Israël »

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En 2022, »Nous devons continuer à parler et critiquer, au nom de notre amour d’Israël »qui, comme sa participation à l’émission de téléréalité “Big Brother”, cherche à éveiller les nouvelles générations israéliennes sur la colonisation en Cisjordanie. En 2024, ce livre paraît en France aux éditions de L’Harmattan. Il est accompagné de plusieurs textes écrits après le 7 octobre et, encore une fois, dans ses textes, Nir Avishai Cohen porte un message d’apaisement et propose plusieurs pistes pour y parvenir. Tenoua l’a rencontré à Paris.

Tenoua En Israël, il vous est souvent arrivé d’exprimer un avis très critique contre le gouvernement et contre l’action militaire actuelle. Mais comment tenir ce discours hors des frontières d’Israël? En France, nombreux sont ceux qui savent que de telles critiques sont rapidement instrumentalisées. Elles sont utilisées par des gens qui cherchent à offrir une vision très simplifiée de l’Histoire et de l’actualité. Considérez vous que votre discours à l’étranger doive être différent?

Nir Avishai Cohen Depuis quelques jours en Europe, je rencontre une diversité de personnes, des Juifs comme des non-Juifs, qui prêtent une oreille attentive à mon témoignage. Mais, je suis bien conscient que certains termes résonnent différemment ici.

Mon discours est celui d’un Israélien engagé contre la colonisation, celui d’un réserviste dans l’armée israélienne, qui depuis 2010, refuse de servir dans les territoires occupés, un Israélien qui considère que les colonies nuisent à la sécurité d’Israël et que tant qu’elles existeront, sans véritables frontières, Israël ne pourra pas être protégé…

Si j’utilise le mot de “apartheid” pour définir des discriminations contre les populations palestiniennes dans les territoires occupés par l’État israélien, je perçois bien chez mon interlocuteur ici une confusion, souvent nourrie d’ignorance. Certains croient que j’évoque-là la situation à l’intérieur du territoire israélien, à Tel Aviv ou à Haïfa, où se jouerait un apartheid… Ce qui n’est évidemment pas le cas. Ce malentendu, cette confusion vient d’une méconnaissance de la situation… Pour autant, nous devons continuer à parler et critiquer, au nom de notre amour d’Israël.

Tenoua Il existe une confusion de bien d’autres termes. C’est comme si nous n’avions plus de langage commun, comme si les mots ne voulaient plus rien dire. En France, le mot “sioniste” a ainsi complètement été vidé de son sens, on ne sait plus exactement ce qu’il signifie. Si, au cours d’une discussion, une personne se revendique sioniste ou antisioniste, il faut généralement lui demander de préciser ce qu’elle cherche à dire. De votre point de vue d’Israélien, comment voyez-vous les choses?

NAC J’ai grandi dans une famille qui se revendiquait sioniste de gauche. Je me définissais donc comme sioniste parce que j’étais attaché aux valeurs de la démocratie israélienne, à la liberté, à l’égalité de droits entre les citoyens. Mais après plusieurs années en politique aux côtés du parlementaire Esawi Frej, membre du parti de gauche Meretz, et après avoir pu rencontrer de nombreux Arabes israéliens, j’ai appris à connaître leur définition du sioniste, qui n’était pas la mienne. Pour eux, ce terme est la traduction de la suprématie des Juifs sur les citoyens arabes, en Israël. Dans leur esprit, le sionisme est donc un mouvement qui a imposé une inégalité entre les Juifs et les Arabes. J’aime mon pays, je me considère comme un patriote mais dès lors, je ne me définis plus comme étant sioniste. C’est comme si j’acceptais que mon langage doive prendre en compte la traduction qu’en fait l’autre.
Mais je comprends très bien qu’en France, le conflit des mots se joue autrement.
Peut-être que vos interlocuteurs entendent tout autre chose quand ils utilisent ce terme.
De mon côté, depuis une vingtaine d’années, j’ai cessé de célébrer Pessah, une fête juive qui rappelle la libération du peuple juif, qui la commémore. Je ne peux pas célébrer en sachant qu’il y a des Palestiniens qui vivent la violence des colons et des colonies.

Tenoua Plus d’un an après le 7 octobre, une centaine d’otages israéliens sont encore retenus par le Hamas, la réplique israélienne a entraîné la mort de dizaines de milliers de Gazaouis…comment nommez-vous ce qui se passe à Gaza?

NAC Je dois dire que depuis Israël, on ne sait pas vraiment ce qui se passe à Gaza. Aujourd’hui, on compte 40.000 morts, des femmes, des enfants. La partie nord de Gaza est complètement inhabitable et il faudra des années avant que cet espace puisse à nouveau accueillir la vie. Les médias israéliens ne nous donnent pas accès à cette réalité, je pense qu’en France, vous êtes beaucoup mieux informés que nous en Israël, beaucoup plus exposés aux images en tout cas. Cette absence d’images en Israël, et d’informations, est la résultante de la propagande du gouvernement. Par ailleurs, il est trop tôt pour nommer ce qui se passe à Gaza. Je ne crois pas que l’armée y mène un génocide ou ait une telle intention. Mais je crois qu’il y a des crimes de guerre qui devront être jugés.
Ce que je perçois aussi, et d’autant plus depuis le 7 octobre, c’est que l’armée israélienne est lentement devenue une organisation religieuse radicale. Autrement dit, dans l’armée, les soldats qui soutiennent les colons et les traitent avec indulgence sont de plus en plus nombreux. Ce n’est pas anodin.

Tenoua Comment agir face à la déshumanisation des Israéliens par de nombreux Palestiniens et inversement, face à la déshumanisation des Palestiniens par de nombreux Israéliens?

NAC Des deux côtés, la déshumanisation de l’autre est très installée. En Israël – encore une fois, je parle de mon point de vue d’Israélien –, le 7 octobre exacerbe l’aveuglement y compris de ceux que l’on pouvait situer au centre ou à gauche. Depuis le 7 octobre, une majorité, même certains modérés, ont perdu espoir et considèrent que la guerre à Gaza est légitime, d’autant plus qu’une partie des Palestiniens est responsable des massacres ou s’en est réjoui, et ils se disent que la volonté du Hamas le 7 octobre était bel et bien d’aller jusqu’à Tel Aviv, de massacrer les Juifs partout.
Le camp de la paix s’est réduit comme peau de chagrin: très peu de manifestations sont organisées pour appeler à un cessez-le-feu, pour dénoncer les crimes de guerre d’Israël. Les traumatismes qui traversent la société israélienne vont nous suivre pendant encore de très nombreuses années. Quant aux otages, la société israélienne est un tout petit monde, tout le monde connaît quelqu’un qui est concerné de près ou de loin, des proches, des amis de ces familles d’otages. Le gouvernement se sert de ce climat de peur, des blessures des Israéliens pour empêcher la critique.

Tenoua Est-ce que le 7 octobre a pu vous faire changer d’avis, affaiblir vos combats, vos convictions?

NAC Bien au contraire, le 7 octobre m’a prouvé à quel point la paix était nécessaire. Pour vivre en sécurité, il nous faut conclure un accord avec les Palestiniens. Je ne vois pas comment nous pourrions vivre en sécurité sans une solution à deux États. Prendre le parti de l’occupation et de la violence ne pourra pas garantir l’existence d’Israël, c’est ce que je crois.

Tenoua Aujourd’hui, de plus en plus d’organisations et de personnalités appellent au boycott de certaines universités israéliennes, d’artistes israéliens. Dans votre livre, vous dites que ces mesures pourront amener les Israéliens à changer. Depuis la diaspora, on a surtout l’impression que ces pressions au boycott isolent encore plus les Israéliens.

NAC Je demande à celles et ceux qui le peuvent d’appeler à un cessez-le-feu, de demander la fin de la guerre à Gaza, de continuer à dénoncer l’occupation, toutes ces actions donnent de la force aux activistes de la paix. Je ne suis pas favorable à un boycott et je comprends votre sentiment, celui des Juifs de diaspora, je comprends aussi que, quand Israël est attaqué, vous l’êtes aussi, vos enfants le sont aussi. Mais, comment faire pour que l’État d’Israël revienne à la raison? Cette guerre est, selon moi, une opportunité pour faire évoluer la situation, pour se mettre d’accord. C’est ce qui s’est passé avec l’Égypte en 1973, un traité de paix a été négocié et signé, juste après la guerre de Kippour.

Tenoua Qu’attendez-vous des nouvelles générations? Dans votre livre, vous les décrivez comme désengagées, assez indifférentes aux conditions de vie des Palestiniens. Qu’en est-il aujourd’hui?

NAC Je trouve les jeunes de plus en plus radicaux, de plus en plus sensibles aux idées portées par la droite israélienne. Ils sont convaincus que tous les Palestiniens veulent leur mort et, selon eux, le 7 octobre en est la preuve. La gauche n’a pas su s’adresser aux nouvelles générations et ne sait toujours pas comment le faire. Elle s’exprime à travers des médias, comme Haaretz, dont les lecteurs sont déjà convaincus par nos arguments. Nous peinons à avoir accès aux jeunes. C’est la raison pour laquelle, il y a quelques années, j’ai décidé de participer à une émission de téléréalité “Big Brother” pour qu’en prime time, je puisse faire entendre mes arguments contre la colonisation, pour transmettre une ou deux valeurs démocratiques. C’est aussi pour cette raison que mon livre est assez simple à lire, il s’adresse à la TikTok generation.

Tenoua Pour parvenir à un apaisement, dans votre livre, vous émettez plusieurs idées: une plus grande participation des femmes en politique, la création d’un parti judéo-arabe à gauche, la fin des colonies israéliennes, la fin d’un siège à Gaza, un gouvernement sans extrémistes religieux, qui accepte de rendre des comptes et la création d’un État palestinien. Comment s’en approcher? Avec quels alliés?

NAC Dans mon livre, j’explique que la seule manière d’assurer un avenir meilleur réside dans un partenariat politique réunissant des Juifs et des Arabes à gauche. Pour le moment, ce partenariat n’existe pas et, pour le moment, c’est très compliqué: des deux côtés, je remarque un manque de coopération. Je tente malgré tout de trouver des alliés arabes prêts à s’engager à mes côtés. Pour s’approcher de l’apaisement, je pense que les discours des militants de la paix doivent pouvoir toucher le plus grand nombre et cela passe par une présence dans les médias mainstream en Israël. J’ai aussi participé à une autre émission grand public qui sera diffusée dans quelques mois pour que mon message puisse être accessible au plus grand nombre, pour que plus de personnes puissent comprendre que, pour atteindre la sécurité, il n’y a pas de meilleure voie que la paix, pour qu’ils puissent remettre en question leurs certitudes et s’engager.

Propos recueillis par Delphine Horvilleur et Léa Taieb

En octobre 2023, dans un post Facebook saisissant, Nir Avishai Cohen, militant de la paix et réserviste de l’armée israélienne, avait partagé ses sentiments et ses pensées avant de rejoindre son unité dans le sud d’Israël. Nous l’avions traduit ici.