Les relations entre l’Église et les Juifs ont été tourmentées au fil des siècles, et cette tension se lit jusque sur les façades et les statues de Notre-Dame.
Le ciel d’été, venteux, est en berne ce 10 août 2007 lorsque se déroule sur le parvis de Notre-Dame un cérémonial inédit. L’ancien archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger, dont la mère a péri à Auschwitz, a souhaité que ses obsèques allient sa foi chrétienne à une identité juive jamais reniée : c’est à Orléans, où il était réfugié en 1939, qu’Aron Lustiger se découvrit chrétien, le Nouveau Testament étant, pour lui, l’aboutissement de l’Ancien. Son petit-cousin, Jonas Moses Lustiger lit un psaume en hébreu et en français, et pose sur le cercueil un vase contenant de la terre de Jéricho et de Jérusalem. Puis un autre de ses cousins, l’historien Arno Lustiger, récite en araméen le kaddish des endeuillés, prière juive des défunts. Autour de lui, des rabbins accompagnent leur « frère » archevêque vers sa dernière demeure : la cathédrale où il a officié entre 1981 et 2005 et où l’attend une messe précédant son inhumation dans la crypte.
Des statues monstrueuses et grotesques remplacent les originaux
La décision de placer un fils d’Israël à l’archevêché de Paris, en 1981, avait été perçue par certains comme une provocation. Elle avait surtout constitué une révolution, tant les relations entre Notre-Dame, et au-delà, entre l’Église et les Juifs, furent tourmentées au cours de l’histoire. Les ornements de l’édifice en témoignent.
Sur la façade, une galerie abrite 28 statues, celles des rois de Juda, ancêtres de la Vierge et de Jésus. Détruites à la Révolution car confondues avec un hommage aux rois de France, elles furent reconstruites par Viollet-le-Duc au XIXe siècle. Sur le portail sud, est gravé le quotidien d’Anne et Joachim, les parents de Marie, notamment leur mariage et le rejet de l’offrande du couple par le rabbin (derrière lui apparaissent un rouleau de Torah et une bimah, l’estrade où sont lus les textes sacrés) en raison de la stérilité supposée d’Anne. Les Juifs y sont représentés portant un chapeau pointu, comme l’exigeait un décret royal discriminatoire du XIIIe siècle pour les distinguer immédiatement des chrétiens. Enfin, de part et d’autre du portail du Jugement dernier, sur la façade ouest, deux statues de femmes, Ecclesia et Synagoga, allégories de l’Église et de la Synagogue, se font face, la première couronnée, la seconde enroulée d’un serpent prêt à mordre qui lui cache les yeux, couronne tombée à ses pieds.
Le message est clair : les Juifs sont coupables d’aveuglement spirituel pour ne pas avoir reconnu l’essence divine de Jésus. Deux sculptures caricaturales, plus encore que dans d’autres cathédrales, comme celle de Strasbourg, dont elles sont un thème classique. Les originaux ayant disparu à la Révolution, elles furent réalisées au XIXe siècle sur un dessin de Viollet-le-Duc lui-même. Le fameux architecte conçut aussi des statues monstrueuses et grotesques, les chimères, dans lesquelles les historiens de l’art voient une manière de recréer les superstitions et les croyances du Moyen Âge. La promenade sur la terrasse, peuplée de ces créatures difformes, refléterait ainsi des obsessions et des phobies du XIXe siècle, les maladies vénériennes, les prostituées, les fous, les invertis… et les Juifs. La plus célèbre d’entre elles, la stryge, est affublée d’un nez crochu typique de la propagande antisémite.
En 1242, on fit brûler quelque 1 200 talmuds près de la cathédrale
Attestée depuis le Ier siècle, la présence de Juifs en France a été jugée problématique par la société chrétienne au moment de l’édification de Notre-Dame, entre les XIIe et XIVe siècles. « Jusque-là, les Juifs parisiens habitaient au pied de la cathédrale, autour de l’actuel Hôtel-Dieu, mais aussi rive gauche, du côté de la rue Saint-André-des-Arts et, rive droite, vers le Marais », explique Michel Abitbol (auteur d’Histoire des Juifs en France, éd. Perrin, 2023). La situation de cette population devint peu à peu intenable à force d’interdictions. Liberticides et humiliantes, ces mesures visaient à marginaliser davantage les Juifs, déjà très peu nombreux, qui se virent interdits d’exercer des professions essentielles dans la fonction publique, le travail de la terre, l’artisanat, et furent cantonnés au prêt à usure, interdit aux chrétiens. Commencé en 1240, le procès du Talmud (le texte fondamental du judaïsme, faussement accusé d’insulter Marie et Jésus), en présence de Louis IX, de prêtres et de rabbins, marqua un tournant dans l’antijudaïsme chrétien. Il aboutit à l’autodafé, le 17 juin 1242, de 24 charretées de talmuds (1200 exemplaires) en place de Grève (actuelle place de l’Hôtel-de-Ville), non loin de Notre-Dame, alors en cours de construction.
Définitivement expulsés du royaume en 1394, cantonnés à ses marches, entre Avignon, le Comtat (dans le Vaucluse et le sud de la Drôme), Bordeaux et les Trois-Évêchés (dans l’Est), les Juifs ne revinrent en France qu’au XVIIIe siècle, même si, relève Michel Abitbol, « on trouve dans les registres de la Police le signalement de quelques Juifs à Paris, cachés ou bénéficiant d’une autorisation spéciale ». Loin de toute vision caricaturale, l’historien précise : « Si durant le haut Moyen Âge, du Ve au Xe siècle, les rois ménagent les Juifs davantage que l’Église, plus tard les rôles s’inversent un peu, avec le renforcement d’une monarchie décidée à s’enrichir encore plus sur le dos des Juifs « prêteurs » tandis que la papauté s’interpose. Ainsi, pendant la peste noire, en 1348, le pape Clément VI a tenté de protéger les communautés juives à travers deux bulles qui déclaraient que ceux qui attribuaient la peste aux Juifs avaient été « séduits par le Diable ». Même si une partie de l’Église résistait, les révolutionnaires accordèrent l’égalité des droits aux Juifs, et l’abbé Grégoire, conscient des persécutions subies, fut l’un des grands promoteurs de leur émancipation.
Le message fort de Mgr Lustiger
Monument ambigu, Notre-Dame représente cette oscillation entre l’affirmation de la filiation avec le judaïsme et son rejet. L’historien de l’architecture Daniel Ramée allant jusqu’à déclarer, au milieu du XIXe siècle, qu’à l’instar des cathédrales construites dans les années 1200, Notre-Dame de Paris était « trop juive dans son imagerie », en raison de son « héritage phénicien sémitique ». Lorsque Jean-Marie Lustiger accéda à l’archevêché, la déclaration Nostra Ætate du concile Vatican II avait effacé depuis seize ans la trace millénaire d’un enseignement du mépris. Le pape Jean-Paul II qualifiait les Juifs de « frères préférés […] et aînés » des chrétiens, et Lustiger, cardinal à partir de 1983, œuvrait à Paris à des relations apaisées entre les deux religions. Il rencontrait ainsi régulièrement son homologue, le grand rabbin Sirat et réaffirma sa judéité dans deux livres.
Une plaque, apposée sur l’un des piliers de Notre-Dame à la mort de l’archevêque, porte ses mots : « Je suis né Juif, j’ai reçu le nom de mon grand-père paternel Aron. Devenu chrétien par la foi et le baptême, je suis demeuré Juif comme le demeuraient les apôtres. » Des mots d’une valeur inestimable pour le père Metzinger, qui fut le cérémoniaire (maître des cérémonies liturgiques) de Mgr Lustiger : « Il serait bon que cette plaque commémorative, qui m’inspire de l’émotion, ne soit plus simplement apposée contre un pilier, souligne-t-il. Son message est si fort qu’il mériterait d’être gravé dans le cuivre. »
Olivier Rajchman