Guerre au Proche-Orient : qui a gagné, qui a perdu ? par Selim Nassib

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Toutes les guerres menées par Israël, du Liban toujours sous emprise du Hezbollah à la bande de Gaza rendue inhabitable, n’ont qu’un seul objectif : l’établissement d’un Etat juif sur la totalité de la Palestine historique. Un pari suicidaire, selon l’écrivain libanais.

Pendant deux mois, les Libanais ont vécu jour et nuit avec le bourdonnement perpétuel des drones au-dessus de leurs têtes annonçant un éventuel lâcher de bombes ici ou là. Les gigantesques explosions qui l’ont ponctué ont d’abord visé le sud du pays, la banlieue sud de Beyrouth, la plaine de la Bekaa, avant de toucher le cœur de la capitale. Nul lieu n’était à l’abri. Près d’un million de personnes ont fui pour tenter de trouver refuge dans des régions sûres – qui ne l’étaient pas toujours. Puis sont venus les ordres d’évacuer une ville entière, comme Baalbek, une région donnée, deux ou trois immeubles précis, sous peine de mort. Les Libanais ont connu l’humiliation d’être traités comme des pions déplaçables à souhait – et menacés de connaître le sort de Gaza.

Avec le cessez-le-feu (un peu miraculeux), le bruit des drones s’est tu. Quatre mille Libanais étaient morts dans l’intervalle. Qui a gagné, qui a perdu ? Le Hezbollah qui avait eu la mauvaise idée de se joindre le 8 octobre 2023 à l’offensive lancée la veille par le Hamas depuis Gaza, s’est retrouvé décapité, affaibli, obligé d’abandonner l’idée de «l’unité des deux fronts» qui lui était particulièrement chère et contraint d’éloigner ses forces de la frontière israélienne. Pour lui, pour son parrain iranien, une défaite historique.

Dès l’annonce du cessez-le-feu, des centaines de milliers de voitures chargées de matelas et de meubles ont engorgé les routes menant aux zones les plus touchées. Parmi elles, un grand nombre de militants et de sympathisants du parti chiite, levant haut les doigts dessinant le V de la victoire et portant une mer de drapeaux jaunes aux couleurs du Hezbollah. Découvrant l’ampleur des dégâts, la disparition de villages entiers dynamités et le nombre incroyable de maisons détruites, les habitants ont sans doute été effarés. Certains ont cependant continué de crâner face aux journalistes. «Les Israéliens n’ont pas réussi à occuper nos terres ; la Résistance est toujours vivante ; nos maisons sont détruites, mais le Hezbollah sera là pour nous aider à les reconstruire.»

Le Parti de Dieu tente de restaurer au plus vite son image

Ce discours de déni initié par le parti islamiste lui-même révèle la relation particulière qu’il a établie avec une grande partie de la population chiite du Liban. Il faut savoir qu’avant l’invasion israélienne de 1982, les chiites, près d’un tiers de la population, étaient la communauté la plus pauvre, la plus marginalisée et la plus éloignée du pouvoir. Nés en leur sein, le Mouvement des déshérités, puis le parti Amal («espoir») avaient milité pour inverser la tendance. Mais c’est surtout avec le Hezbollah, créé en 1982 par la république islamique d’Iran, que la communauté chiite a eu le sentiment de tenir sa revanche. Progressivement, le Parti de Dieu a étendu son influence et phagocyté l’appareil d’Etat libanais au point de devenir plus puissant que lui.

Dans un pays où un pouvoir profondément corrompu n’assure quasiment plus les services essentiels, il est devenu le protecteur, le pourvoyeur d’assistance et de Sécurité sociale pour «sa» communauté chiite. C’est lui qui donne un coup de pouce permettant d’envoyer ses enfants à l’école, décrocher un emploi, louer une maison, obtenir un crédit auprès de la banque associative Al-Qard al-Hassan – dont les succursales ont été massivement bombardées par l’aviation israélienne.

Quand toutes les milices issues de la guerre civile libanaise (1975-1990) ont rendu leurs armes, lui seul a gardé les siennes – sous le prétexte qu’il était la résistance protégeant le Liban des invasions israéliennes. Or, c’est lui qui a provoqué l’invasion dans cette dernière guerre, et c’est bien pour cela qu’il tente de restaurer au plus vite son image mise à mal.

Pendant la guerre, les autres communautés ont accueilli les réfugiés chiites, se souvenant soudain qu’ils étaient libanais eux aussi. Mais quand la poussière sera retombée, elles se tourneront vers le Hezbollah pour lui dire : «Qu’as-tu fait ?». Les dégâts provoqués par l’intervention israélienne sont évalués à plus de 8 milliards de dollars. Qui va payer pour reconstruire ? Certainement pas l’Iran, parrain du Hezbollah, qui n’en a plus les moyens. Certainement pas l’Arabie Saoudite, qui ne bougera pas tant que le Parti de Dieu restera dominant au Liban.

Quand la poussière sera retombée, toutes les critiques plus ou moins refoulées ces dernières années remonteront à la surface : «Toi, Hezbollah, tu as massé aux frontières d’Israël une armée financée et équipée par l’Iran, décidé de la guerre et de la paix pour le pays, trempé dans l’assassinat d’hommes politiques, de journalistes et d’intellectuels chiites s’opposant à toi ; tu as envoyé tes hommes soutenir militairement le dictateur syrien Bachar al-Assad, tu portes la responsabilité de l’explosion du port de Beyrouth où tu avais emmagasiné des matières explosives pour le compte de ce même Assad, tu as entravé toutes les enquêtes judiciaires concernant cette catastrophe ; tu empêches depuis deux ans l’élection d’un président de la République libanaise…».

La liste est longue, même si le ressentiment s’exprime pour l’instant mezzo voce. Sentant le vent tourner, le Hezbollah s’est soudain converti à l’esprit de compromis, promettant de favoriser le déploiement de l’armée libanaise dans l’espace qu’il est contraint d’évacuer et jurant qu’il fera de son mieux pour rendre possible l’élection d’un président acceptable pour tous. Tout cela en continuant d’emboucher avec insistance les trompettes de la victoire.

C’est un visage tout différent que l’on voit chez le supposé grand gagnant du conflit. Israël a beau faire la liste de tous les succès qu’il a emmagasinés, la mine est triste et la victoire a un arrière-goût amer. Jusque dans les dernières heures précédant le couvre-feu, les ministres d’extrême droite ont essayé d’inverser la décision. Les maires de la région frontalière du Liban ont protesté eux aussi contre l’arrêt d’une guerre «inachevée» qui offrait une «occasion en or» d’écraser l’ennemi honni – ce qui aurait permis le retour tranquille dans leurs foyers des quelque 100 000 Israéliens déplacés. Rien n’y a fait. La mort dans l’âme, Nétanyahou a dû accepter l’accord.

Le besoin de répit des soldats israéliens

C’est qu’Israël s’est trouvé confronté au refus du président Biden de lui fournir les armes nécessaires à une longue guerre au Liban – ce qu’il n’a pas fait pour arrêter la guerre à Gaza. Mais il y a aussi que, de l’aveu même de Nétanyahou, ses soldats avaient «besoin d’un répit». Différentes sources indiquent en effet que les hommes étaient littéralement épuisés par une guerre sur deux fronts menée sans interruption depuis quatorze mois.

A l’arrivée, Israël redécouvre qu’en dépit de l’extraordinaire supériorité dont il dispose, il reste un petit pays avec une population dépassant à peine les neuf millions d’âmes – parmi lesquelles juifs ultraorthodoxes et Palestiniens citoyens d’Israël sont exemptés de service militaire. Doutes concernant une guerre sans objectif évident, soldats refusant de rejoindre leurs unités, multiplication des cas de désordres post-traumatiques, le moral semble sérieusement atteint. A cela s’ajoute que le pays est devenu un paria international, ses dirigeants accusés de «crimes de guerre» et de «crimes contre l’humanité», les valeurs dont il s’enorgueillissait jadis se retrouvant gravement menacées.

Pendant ce temps, la guerre sur les autres fronts ne semble pas près de s’arrêter. Toujours pilonnée, la bande de Gaza a été rendue inhabitable dans la perspective de sa recolonisation ; l’offensive multiforme menée en Cisjordanie est censée conduire, selon les propres termes du ministre d’extrême droite Smotrich, à son annexion en 2025. Car toutes ces guerres ont un seul objectif et un seul : l’établissement d’un Etat juif sur la totalité de la Palestine historique. La colonisation à marches forcées, la politique de la terre brûlée à Gaza et le refus obstiné de la solution dite «à deux Etats» n’ont pas d’autre finalité.

Mais le pari est suicidaire. Car 2,8 millions de Palestiniens vivent en Cisjordanie, 300 000 à Jérusalem-Est, deux autres millions à Gaza, soit un total de 5,1 millions d’êtres humains dont personne ne veut dans les pays voisins et qu’il est impossible de faire disparaître comme par enchantement. Qui a gagné, qui a perdu ? Ce qui est clair, c’est que la région est entrée dans une ère nouvelle, totalement inconnue.

par Selim NassibEcrivain libanais

Source liberation