Le « Baron noir » de la gauche, auteur d’un livre sur le leader des Insoumis, prône « un grand compromis républicain » avec Bernard Cazeneuve à Matignon.
Au vu de l’actualité, on lui a repassé un coup de fil vendredi matin. Julien Dray a tout de suite décroché. Quelques minutes auparavant, Olivier Faure venait de déclarer que le Parti socialiste était « prêt à négocier avec les macronistes et LR sur la base « de concessions réciproques » » après l’allocution présidentielle de la veille. « Les socialistes ne savent plus où ils habitent ces derniers jours. Leur histoire doit les conduire à mettre en place une vraie coalition à l’allemande. On est dans une phase de clarification de la vie politique qui ne pourra plus s’arrêter. Si le PS ne choisit pas la coalition, alors ce sera le chaos mélenchonien, prévient-il. Mélenchon est le vainqueur de la séquence du moment, il sait où il va, c’est le seul à faire de la vraie politique. À l’Assemblée nationale lors du vote de la motion de censure, j’ai tout de suite reconnu cette gourmandise dans ses yeux… il a mis le PS dans la nasse. Ça m’a rappelé l’époque de la Fédération de l’Essonne, quand j’étais député et lui sénateur… »
On l’avait déjà rencontré une première fois il y a une dizaine de jours. Cet après-midi-là, déjà, il avait la mine des mauvais jours. L’Assemblée nationale n’avait pas encore signé la mise à mort politique de Michel Barnier mais le « Baron noir » n’était pas dupe : « son sort est déjà scellé ». L’ancien député PS de l’Essonne a beau avoir pris du recul sur la vie politique, il n’a pu s’empêcher de dérouler une analyse, entre deux gorgées de Coca Zéro, attablé aux Deux Magots, la célèbre brasserie de Saint-Germain-des-Prés : « Emmanuel Macron a raté sa dissolution cet été. On sait désormais qu’elle était motivée par un déficit budgétaire explosif… Il a fait une erreur en ne tentant pas un grand compromis républicain et en nommant Bernard Cazeneuve. Désormais, c’est Macron lui-même qui est en première ligne et la pression va être très forte. Il fait face à une équation quasi-insoluble ».
Les années passent mais « Juju » garde toujours un œil averti sur les arcanes du pouvoir. Il n’est pas tendre avec la nouvelle génération. Genre, c’était mieux avant : « le personnel politique actuel est très médiocre. Le fossé s’est creusé durablement depuis l’émergence d’une génération “t’es jeune, t’es beau, t’es fort et tu as tout compris” ».
Regard critique sur le PS
Lui a claqué la porte du PS le 29 avril 2022, quand le parti à la rose a topé avec La France insoumise en vue des élections législatives, Dray voit rouge. Cette fois, c’est trop. Il quitte le parti qu’il avait rejoint en 1981. Il en veut au Premier secrétaire Olivier Faure qui « a mis dans la tête des cadres que sans les voix de Mélenchon, ils ne pouvaient pas s’en sortir ». Il met aussi en garde les voix dissonantes du PS, les Carole Delga, Karim Bouamrane ou encore Mickaël Delafosse… « Cette génération d’élus doit prendre ses responsabilités, si elle ne veut pas se retrouver à sauter à la corde face à LFI, dans la future préparation des élections municipales. De toute façon, il n’y aura pas de renaissance d’une grande force de gauche républicaine si elle ne commence pas par dire : “Mélenchon, c’est Mélenchon. Nous, c’est nous” ».
Mélenchon, justement. Qui donc connaît mieux l’ancien sénateur de l’Essonne au fond ?
Entre ces deux-là se jouent un air de « Je t’aime moi non plus » qui dure depuis leur rencontre en 1986, il y a presque 40 ans, lors des manifestations contre le projet de Devaquet sur la réforme des universités.
Une date a fini d’entériner leurs différends : le 7 octobre 2023. En France les condamnations sont quasi unanimes après l’attentat terroriste du Hamas. Sauf du côté du LFI, le parti de « Jean-Luc ». Les Insoumis préfèrent évoquer une « offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas » dans « un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est », en omettant d’utiliser le terme de « terroriste ». Julien Dray s’étrangle… mais n’est pas totalement surpris.
« J’ai observé le lent glissement de Mélenchon à partir de 2014, rembobine Dray. Mais le 7 Octobre a été tournant ». Il se met à la rédaction d’un nouveau livre sorti le 7 novembre 2024, Qui est Mélenchon (éditions Plon) – sans point d’interrogation – pour tenter d’expliquer la bascule de son ex-compagnon de lutte et afin d’élucider « le manque de cohérence de son parcours à partir de son départ du PS en 2008 ».
« Je me sens responsable de ce qu’il est devenu »
Sur 200 pages, le « Baron noir » mène l’enquête, sans s’exonérer : « Je me sens responsable de ce qu’il est devenu, concède-t-il. En 2002, après la défaite de Jospin, il rompt avec la Gauche socialiste qu’on avait fondée, car on a fait le choix de rejoindre François Hollande. Il vit un une forme de mal-être à ce moment-là. Marie-Noëlle Lienemann avait tenté d’attirer mon attention dessus ; ce mal-être va justifier sa rupture ».
S’ils ne font plus route ensemble, les deux camarades ne rompent pas (encore) totalement les ponts. « J’observe son glissement à partir de 2014, il commence à cultiver l’affrontement. Deux ans plus tôt, lors de la présidentielle, il part plutôt mal mais il se rétablit durant la campagne. Il décide d’incarner le candidat anti-Le Pen et refuse de collaborer avec le gouvernement de François Hollande. Jean-Luc est un personnage qui se détermine par rapport à lui-même et non par rapport à un projet collectif. En 2017, après l’écroulement du PS et de son candidat qui ne tenait pas la route, il avait la possibilité de reconstruire une gauche nouvelle. Mais pour ça, il fallait s’ouvrir et tendre la main. Il a fait l’inverse, il a tout verrouillé ».
Fin 2018 émerge les Gilets jaunes, un mouvement social spontané qui s’organise pour protester à l’origine contre le prix des carburants automobiles. « C’est un tournant pour Jean-Luc. C’est le premier à trouver l’analyse juste à leur encontre : « fâchés mais pas fachos ». Il a la possibilité de se positionner en réceptacle de leur colère mais il ne le fait pas et je lui reproche, déroule Julien Dray. Il me répond que tout cela est dépassé. À la place, il part à la recherche d’un nouveau public. Des personnes comme Éric Coquerel ou Danièle Obono lui conseillent de regarder du côté des quartiers populaires. Il l’admet alors lui-même : « J’ai découvert un monde que je ne connaissais pas » ».
On l’interroge s’il n’y a tout de même pas une grosse part de cynisme électoral de la part de l’ancien député des Bouches-du-Rhône à ce moment-là : « Pas seulement, et c’est ce qui m’inquiète, coupe-t-il. Il sème de dangereuses graines dans la société française. Quand il installe une fille comme Rima Hassan dans notre vie politique… Ce n’est pas rien. Elle vient quand même de déclarer que l’Algérie était la Mecque de la Liberté… Quand on sait ce qu’il est advenu à l’écrivain Boualem Sansal ces derniers jours… »
À DécouvrirLes deux ex-membres de la Gauche socialiste n’ont plus échangé de SMS depuis la période du Covid. « Mélenchon ne vend plus que du rêve à une jeunesse estudiantine en mal de frissons révolutionnaires », conclut laconique le fondateur de SOS Racisme.
Le divorce est-il pour autant consommé ? Avant de nous quitter, on lui pose une question au sujet de son enquête dans laquelle il imagine, en chapitre inaugural, une élection présidentielle de 2027 opposant Mélenchon à Marine Le Pen au second tour. Dans ce cas de figure, pour qui voterait-il ? Il marque un temps de réflexion, prend le temps de peser chaque mot avant de déclarer : « Au milieu des années 2010, j’aurais choisi spontanément Mélenchon, malgré ses excès. Mais depuis, j’ai de plus en plus de doutes… Je ne vois plus comment je pourrais lui apporter ma voix. Je considère, contrairement à ce qu’il pense, que la gauche islamiste ne peut pas incarner la gauche… La vérité c’est qu’il aurait pu être François Mitterrand mais au lieu de cela, il a été un immense gâchis pour la gauche. Et il peut désormais devenir un danger pour la France ».
Par Julien Rebucci