Ethan est un jeune étudiant de la Sorbonne, un lieu qui signifiait pour lui le dialogue, la pensée critique, le savoir. Mais une fois identifié comme « étudiant juif », il découvre un lieu de « crispation idéologique ». Témoignage.
Depuis la rentrée 2024, je suis entré dans l’arène de la Sorbonne. Ce lieu, mythique dans mon esprit, était le sanctuaire par excellence: l’incarnation du savoir, de la pensée critique, et de la confrontation d’idées dans leur plus pure forme. La Sorbonne, ce nom qui résonne comme une promesse de pluralité, d’ouverture, et de débats où chacun pourrait faire entendre sa voix dans un climat de respect mutuel. En réalité, j’ai découvert que cette vision était teintée de naïveté. L’université, ce temple du savoir, est aussi un lieu de contradictions, où l’idéal de pluralisme se heurte souvent à des murs invisibles mais solides, des murs faits de jugements hâtifs, d’intolérance, et parfois même d’antisémitisme.
Être étudiant juif à la Sorbonne, militant à l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) en plus, c’est porter une identité qui imprègne chaque discussion, chaque débat, et chaque rencontre. Ce détail, je ne l’avais pas pleinement mesuré avant de me retrouver, quelques jours à peine après ma rentrée, au cœur d’une manifestation « en soutien aux peuplespalestinien et libanais » sur le campus. Ce n’était pas simplement une action militante pour la paix ou un soutien à un peuple en souffrance. Non, c’était quelque chose de bien plus lourd, de plus dangereux. Dès le début de cette manifestation, je me suis retrouvé noyé dans une marée de slogans violents, des slogans qui n’avaient plus rien à voir avec la solidarité mais tout à voir avec une crispation idéologique: « Un sioniste, une balle », « Tout le monde déteste les sionistes ». Des propos qui, au lieu de débattre, cherchaient à annihiler toute nuance, à réduire tout un peuple à une identité que l’on fustige, que l’on déshumanise.
Je pensais que, même dans un contexte aussi tendu, l’université offrirait un espace de dialogue, d’échanges francs mais respectueux. Mais non. Je me souviens de ce moment précis où j’ai osé poser une question, peut-être naïve, mais qui me semblait cruciale: « Que signifie exactement ‘génocide à Gaza’ pour vous? Avez-vous pris le temps de comprendre les racines historiques du conflit? ». La réponse – ou plutôt l’absence de réponse – a été frappante. J’étais face à une multitude de regards pleins d’émotion mais sans raison, prêts à asséner une vérité, leur vérité, mais totalement fermés à l’idée d’une discussion véritable. Le conflit israélo-palestinien était devenu le prétexte à des postures idéologiques, un terrain où l’on crie pour s’imposer, mais où l’on oublie de questionner, d’apprendre, de comprendre. Les slogans n’étaient pas là pour ouvrir le débat, mais pour le clore, pour imposer une version unique, une vérité toute faite.
Cette ambiance lourde et ce rejet de la pluralité n’ont pas cessé de croître. Le soutien à la Palestine, s’il a légitimement sa place dans un débat public, a été parfois détourné au profit de revendications beaucoup plus inquiétantes. Parmi celles-ci, la demande d’arrêter les partenariats universitaires avec Israël, une revendication, portée par certains groupes sur le campus, qui semble oublier l’essence même de ce que devrait être un lieu universitaire: un espace de rencontre entre les cultures, les idées, les points de vue. Mais, à la Sorbonne, ces voix sont parfois noyées par ceux qui crient plus fort, ceux qui estiment que l’université doit se conformer à un seul récit, une seule vérité. C’est ainsi que, loin de contribuer à un échange véritable, l’atmosphère devient de plus en plus cloisonnée. Lors de manifestations similaires à Sciences Po l’an dernier, l’intensité des discours ne différait guère, avec des affiches et des slogans qui dénonçaient, comme un mantra, l’occupation israélienne et omettaient tout simplement de parler de l’autre côté du conflit, de la complexité des relations internationales, des souffrances des deux peuples. Les mêmes groupes, sur des campus différents, se retrouvaient dans un même élan, condamnant l’existence de l’État d’Israël sous un prisme unilatéral. Ce n’est pas le soutien à la cause palestinienne qui me dérange, mais la manière dont il se transforme en une condamnation totale de l’autre, une rhétorique de guerre, de haine, de rejet. Dans ce contexte, être juif n’est plus une simple appartenance culturelle ou religieuse. C’est une accusation, une étiquette que l’on vous assigne, vous réduisant à une identité politique à laquelle vous ne vous êtes peut-être jamais identifiés.
Là où la pluralité devrait s’exprimer, où chaque voix pourrait être entendue, ce qui se joue sur ces campus, c’est un procès en sorcellerie, où chaque étudiant juif est assimilé à un monstre, responsable des maux du monde, parce qu’il porte une identité que certains voudraient effacer. Dans ce climat, il devient difficile de se positionner. Chaque mot prononcé, chaque idée exprimée, est jugée à l’aune de cette étiquette, comme si ma seule appartenance pouvait déterminer la légitimité de mes opinions.
Et c’est là que réside l’une des dérives les plus profondes: le silence. Ce ne sont pas tant les cris des manifestants qui me perturbent que l’indifférence qui émane souvent des autres étudiants, des professeurs, de ceux qui restent là, les bras croisés, à regarder sans intervenir. La lutte contre l’antisémitisme n’est pas un débat périphérique, pas un sujet secondaire. C’est un combat central à la construction d’une société pluraliste et démocratique. Mais sur le pavé de la Sorbonne; et ailleurs, je vois parfois une résignation, un malaise, une volonté de ne pas déranger, de ne pas confronter cette réalité qui se cache sous le masque de la politique.
Malgré tout, je refuse d’abandonner. L’université doit être un lieu où les idées s’affrontent, non pour s’écraser, mais pour s’enrichir. Un lieu où être juif, être musulman, être athée, ou être ce que l’on veut être, ne fait pas de nous des ennemis, mais des citoyens égaux. Je veux croire que l’université peut redevenir ce qu’elle prétend être: un lieu d’épanouissement intellectuel, un véritable creuset où chaque voix mérite d’être écoutée. Mais pour cela, il faut être prêt à affronter la réalité. Car si l’on ne fait pas ce travail de vigilance, si l’on accepte que l’intolérance s’infiltre dans les débats, alors nous avons échoué. Ce n’est pas simplement une question d’identité. C’est une question de principes fondamentaux: la liberté d’expression, le respect, l’ouverture.
À la fin de chaque manifestation, lorsque les slogans s’éteignent et que le calme revient dans les amphis, je me pose souvent la même question: dans cet espace si précieux, peut-on encore être pleinement soi-même, sans crainte, sans compromis? Est-ce encore un lieu de pluralisme, ou est-ce en train de devenir un terrain de bataille idéologique où seuls les plus bruyants ont voix au chapitre?
Je n’ai pas encore toutes les réponses, mais je suis déterminé à les chercher, en refusant de me soumettre aux dogmes, en continuant à débattre et à espérer que, dans cet espace censé être un modèle de dialogue, la pluralité des voix puisse un jour vraiment s’entendre.
Ethan Borgel