Kamel Daoud, prix Goncourt avec « Houris », répond aux calomnies

Abonnez-vous à la newsletter

La campagne de diffamation orchestrée par le régime algérien incite le Prix Goncourt à répondre. Il rappelle les enjeux de la fiction face à l’Histoire et à la vérité.

« Si la charia islamique était appliquée en Algérie, le châtiment contre lui aurait été la mort pour apostasie et hérésie. » En 2014, j’ai publié Meursault, contre-enquête, qui a connu un succès international, surtout en France (crime suprême). L’auteur de cette phrase est imam salafiste radical en Algérie, formé en Arabie saoudite. Il bénéficiait d’une certaine audience et d’une tolérance du gouvernement algérien et, en l’occurrence, servait son intérêt. J’étais trop visible, il fallait me faire peur. Cette condamnation à mort m’a conduit à m’expliquer sur mes opinions dans les médias contrôlés par le régime. J’ai réalisé trop tard qu’aujourd’hui les médias cherchent davantage à être viraux qu’à diffuser la vérité.

Qu’avais-je fait de mal ?

La figure du traître

Un triptyque est devenu une cible pour les tueurs à gages idéologiques en Algérie : écrire en français, ne pas être issu des familles féodales intellectuelles algéroises et être entendu au-delà des frontières. La figure du traître parfait est née, servant à galvaniser les foules contre certains intellectuels. À l’époque, le régime était discret dans ses attaques. Les islamistes, qui contrôlaient déjà la justice, l’école et les médias, n’avaient pas encore la main sur la culture. Ce changement s’est produit seulement dix ans plus tard. Aujourd’hui, les éditeurs algériens font face à des perquisitions, les libraires subissent des fouilles et certains livres sont interdits. L’autrice du roman (en arabe) Houaria a été lynchée et vit cachée ; son éditeur a fait faillite. Même sort réservé à l’autrice de L’Algérie juive. Son éditeur a été mis sous mandat de dépôt. Les islamistes veulent désormais contrôler ce secteur dans leur lente progression vers le pouvoir en Algérie.

Je ne peux pas lutter seul, moi dont l’unique arme est d’être écrivain, contre ces procès qui visaient mon assassinat symbolique et non la vérité. « Parler » ne fait que nourrir la machine du terrorisme éditorial. Mais j’ai appris à analyser la propagande, qui, si l’on sait attendre, finit souvent par se contredire.

Deux ans après la sortie de mon livre, j’ai été accusé de violences conjugales et condamné par contumace. J’ai porté plainte contre le média qui a diffusé cette histoire. Après quatre mois de va-et-vient, le juge oranais m’a informé que le dossier avait été… perdu.

Profanation de la tombe de son père

Deux ans plus tard, j’allais revivre une tragédie avec la publication de Zabor ou les Psaumes et celle duPeintre dévorant la femme. Je me trouvais à Paris lorsque je reçus un appel m’informant qu’une tombe avait été profanée dans mon village natal. La tombe de mon père, détruite à l’aube, était encore visible sur les photos qu’on m’envoya. Un frisson me parcourut, le silence était assourdissant, une corde se brisa. J’ai décidé de garder mon secret, de ne pas le partager. Ma blessure ne devait pas être un spectacle. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à ressentir une distance intime et inexplicable, un désir de quitter ce pays. La souffrance a engendré un sentiment de détachement, un silence glacial qui m’envahit depuis. Seuls ceux qui ont vécu un outrage à la sépulture d’un être cher peuvent comprendre. J’ai fait réparer la tombe, mais elle a été à nouveau détruite une semaine plus tard. Aucune enquête, aucune arrestation.

Je pardonne beaucoup de choses, mais cette profanation, je ne l’oublierai jamais.

Quelques années plus tard, l’écrivain Rachid Boudjedra, proche du frère de Bouteflika, publia un pamphlet où il qualifia Boualem Sansal de traître et moi de terroriste, membre du Groupe islamique armé (GIA). Trois mois de procédure en justice, et toujours la même conclusion : dossier perdu. En août 2024 est paru Houris, mon roman sur la guerre civile algérienne (1990-2000). Son écriture était fiévreuse. Je l’ai commencé à mon arrivée en France, le 27 août 2023.

Dès sa parution, il a trouvé un écho auprès des lecteurs français et des Algériens expatriés. Ils assistaient aux séances de dédicace, écoutaient, puis me parlaient, les yeux remplis de larmes. La blessure était à vif. Un Algérien exilé m’a dit avoir acheté mon livre et l’avoir posé dans son salon. Chaque soir, il le regardait, mais n’avait pas le courage de le lire. Puis il a éclaté en sanglots : « Je ne peux pas le lire ! » J’ai compris que j’avais rouvert une plaie profonde, et que cela pouvait être considéré comme un motif d’inculpation. J’ignorais que le régime, les islamistes et les rentiers de la mémoire de la colonisation allaient s’allier pour atteindre des sommets de haine.

Adieu l’Algérie

J’ai définitivement quitté Oran il y a quelques mois. « Pourquoi ? » me demandait-on en Europe. J’esquivais. Aujourd’hui encore, le souvenir d’Oran me torture. Mon pays natal m’a offert école, village, collines, rues, misère et dignité, mer et mémoire. Voici l’explication de cet exil forcé : en août 2023, alors que je marche vers un rendez-vous au centre-ville, un nom s’affiche sur mon téléphone. Je décroche et un homme à la voix doucereuse m’invite à prendre un café dans son bureau. C’est le patron des « services secrets » à Oran. J’ai passé la nuit à me demander si je devais accepter. L’invitation « à prendre un café » est toujours le prélude à l’arrestation dans le rituel algérien. Tous les opposants le savent. J’y suis allé, laissant mon téléphone. J’ai prévenu mes proches : « Si je ne suis pas rentré à midi, lancez l’alerte. » Le rendez-vous fut cordial, mais un message planait au-dessus de ma tête : j’étais désormais sur la liste.

Un an auparavant, quand le président français est venu à Oran, j’ai été fier de lui présenter ma ville. Nous avons organisé un dîner privé pour 12 invités, dont certains ont, par la suite, été victimes de harcèlement judiciaire. Le propriétaire du restaurant a subi une longue fermeture. J’ai moi-même fait face au harcèlement en ligne, aux usines à trolls et à la surveillance. Là aussi, j’ai gardé les choses pour moi. Je suis né dans un village et j’en ai hérité la prudence face aux puissants.

Quelques mois après la visite de Macron éclata une cabale hallucinante au sujet d’une opposante algérienne qui réussit à fuir vers la Tunisie puis vers la France. La propagande du régime construisit des récits complotistes sur son exfiltration par la DGSE française. L’ambassadeur d’Algérie en France fut rappelé. La machine allait se refermer sur moi : je suis écrivain, francophone, arabophone, indépendant et singulier. On me traita de « traître ». Ce qui me blessa, c’est le sort des miens, de mon pays, son avilissement. L’Algérie, qui a obtenu sa liberté par le sacrifice, sacrifie maintenant ses enfants. « Tout ça pour ça ? » reste un slogan silencieux en Algérie.

À notre arrivée à Paris, à 6 heures du matin, en été, j’ai immédiatement commencé à écrire Houris comme une dictée sacrée. Mon livre a rencontré son public, certains évoquaient la possibilité du Goncourt. J’étais euphorique, heureux pour moi et pour l’Algérie, mais je savais que cette réussite avait un prix. En octobre, un ami algérien m’écrivit : « Je croise les doigts. » Je répondis : « Je ne sais si la bonne nouvelle serait d’avoir ce prix ou de le rater. » Je n’avais aucune idée de l’enfer qui m’attendait.

Briser le tabou de la guerre civile

Houris est un récit qui explore la souffrance des femmes en Algérie et d’un peuple entier durant une guerre civile oubliée. Ce roman met en lumière le sacrifice et les peines de mes compatriotes et la façon dont ils ont pu survivre aux massacres. C’est aussi une histoire de résilience. Mais, aujourd’hui, avec la campagne du régime contre ce roman, ce n’est plus seulement l’histoire d’une femme et d’une guerre. C’est l’histoire d’une guerre qui m’est faite pour avoir brisé le tabou.

Ma chère épouse est unique. Elle est généreuse et n’aime pas être sous les projecteurs. Elle incarne, pour moi, le courage et l’intégrité. Psychiatre, elle a pratiqué son métier dans une Algérie où parler est interdit, où les sujets tels que l’inceste, le viol, les grossesses solitaires et les violences sont tabous. Elle a un temps travaillé en Suisse, avant de choisir de revenir à Oran « pour aider ». Ceux qui travaillent à l’hôpital psychiatrique d’Oran la connaissent. Cet hôpital, que les responsables ont négligé depuis l’indépendance de l’Algérie, était en ruine. Elle et son équipe ont tenté de restaurer la dignité de centaines de patients de l’Ouest algérien. Elle a sacrifié beaucoup pour atteindre son prestige international, la reconnaissance par ses « pairs ». À Paris, sous un ciel gris, elle poursuit son travail. J’ai ressenti une grande tristesse quand son nom a été sali par la diffamation et le mensonge. Ces attaques ont visé mon couple, l’amour secret de ma vie. Depuis, je ne me pardonne pas d’écrire.

Alors que nous rentrions d’un voyage, nous avons regardé une émission télévisée algérienne où une jeune femme, Saâda Arbane, nous accusait de lui avoir volé son histoire et d’avoir violé son intimité. Cette campagne de diffamation durait depuis des mois, mais là, le régime atteignait le délire violent.

Campagne de diffamation

Dès la publication d’Houris en août, j’ai été victime d’une nouvelle campagne d’accusations orchestrée par des sites Web affiliés à des officines. Un journal gouvernemental m’a qualifié de « cheval de Troie ». J’ai fait face à des attaques violentes, avec plus d’une centaine d’articles contre mon livre et ma personne publiés en deux mois. Des journaux autrefois à la pointe de la défense de la démocratie étaient devenus les porte-parole d’un centre de décision puissant. Je pense aux journalistes algériens morts durant la guerre civile, sacrifiés sur l’autel d’une liberté d’expression inexistante aujourd’hui. Désormais, les journaux algériens vivent de l’aumône, qui prend la forme de subventions de l’agence publique de publicité. Des lettres anonymes, des papiers de commande, des pressions diplomatiques ont suivi la nomination d’Houris sur les listes du prix Goncourt. Je venais de ressusciter les disparus, les morts, les accords scandaleux avec les tueurs, qui bénéficient d’une loi d’amnistie-amnésie et perçoivent des pensions de l’État.

Mon but n’était pas de ramener les morts à la vie, mais de partager leur histoire pour qu’ils connaissent la paix. Il est crucial de pardonner, de demander pardon, même vingt ans après la guerre. Certains lecteurs français me demandent pourquoi. Je réponds : « Pour éviter que cela ne se reproduise. Pour honorer la mémoire des défunts. » J’ai ouvert la boîte de Pandore. Quand le jour du Goncourt, le 4 novembre, vers 12 h 37, mon éditrice releva la tête de son téléphone, dans les bureaux de Gallimard, je vis son sourire. Cela fit ressurgir des souvenirs : mes parents, ma mère, mon école à Mesra, mon village, mon éducation algérienne, les livres. Je me suis mis à pleurer, rempli de fierté, d’être le premier Algérien à avoir obtenu ce « laurier ». J’ignorais encore que notre pauvre pays, plongé dans l’obscurité, est condamné à dévorer ses enfants. J’ai alors remercié, en arrivant chez Drouant, cette généalogie des miens, cette filiation muette, mes maîtres d’école.

Quand l’enfer se déchaîna quelques jours plus tard, j’ai appelé des contacts à Alger. J’ai questionné : « Pourquoi cet acharnement ? » La réponse résonna : « Monsieur Daoud, vous êtes un billard entre Alger et Paris. » La visite de Macron au Maroc ? « Oui, car, si vous aviez publié votre livre il y a un an, la situation aurait été différente. »

Un journaliste (il est membre du comité de soutien pour le second mandat de Tebboune et conseiller auprès d’un ministre du gouvernement) tend le micro à une femme qui exhibe une canule et qui dissimule une cicatrice bouleversante. Elle raconte une histoire de vol, de dossiers médicaux, de colère et de mensonges. C’est la deuxième femme blessée par mon livre. Plus tard, lors des conférences de presse multipliées dans un pays où seuls les islamistes ont le droit de s’exprimer, on lui demande de montrer sa blessure, un tatouage visible par tous. La « machine » savait qu’il ne fallait pas inviter d’autres personnages, tels les deux imams, le libraire ou la « terroriste ». Son impact sur l’affect de cette mutilée de guerre est suffisant pour suspendre la rationalité.

Interdiction de « Houris » en Algérie

C’est pourtant incroyablement paradoxal : cette femme n’accuse pas ses bourreaux, mais plutôt un écrivain. L’équation s’inverse : tuer des milliers de personnes est acceptable, tandis qu’écrire un livre devient un crime. Les élites algériennes, clientélisées et terrorisées, accusent les écrivains d’être des assassins, comme Orwell l’avait prédit. Mon livre Houris a été interdit au Salon d’Algeret mon éditeur, Gallimard, a été banni d’AlgérieAu Salon de novembre, la police a perquisitionné les stands de mes éditeurs et trouvé deux exemplaires de Meursault, contre-enquête. Ils ont interrogé tout le monde, fouillé les librairies… J’ai assisté, de loin, à un autodafé.

En Algérie, le livre est interdit, mais critiqué. Dès le début des attaques d’ailleurs, AUCUN de mes collègues journalistes ne m’a téléphoné pour parler du roman, de son histoire.

Une délirante atmosphère s’est d’ailleurs installée le jour du Goncourt, quand tous les médias reçurent l’instruction d’ignorer l’information ! « Le lecteur matinal de la presse algéroise aurait pu avoir un doute. A-t-on vraiment annoncé, cette semaine, qu’un Algérien est le lauréat du prestigieux Goncourt 2024 ? » écrit un journaliste dans Le Point.

La jeune femme raconte son histoire, mais sa blessure profonde révèle une autre vérité. Sa parole parle de mon épouse, de moi, mais sa chair murmure à propos de ses meurtriers. Ceux-ci sont amnistiés. Le journaliste n’en dit rien. Il n’osera d’ailleurs jamais prononcer le mot « islamiste ».

De quoi s’agit-il ? D’une accusation de vol et de violation d’intimité. Pourquoi aller d’abord à la télé plutôt que devant la justice ? Pourquoi répéter que cette jeune femme est identifiable alors qu’elle est venue s’identifier à une fiction qui ne la cite pas ? Cette victime de la guerre civile est manipulée pour atteindre un objectif : tuer un écrivain, diffamer sa famille et sauver le deal entre ce régime et ces tueurs. Cette jeune femme malheureuse clame que c’est son histoire. Si je peux comprendre sa tragédie, ma réponse est claire : c’est complètement faux. À part la blessure apparente, il n’y a aucun point commun entre la tragédie insoutenable de cette femme et le personnage Aube. La blessure n’est pas unique. Hélas, elle est partagée par bien d’autres victimes. Elle est visible. Elle est celle de centaines de personnes. Dans les années 1990, la télévision algérienne, pour créer l’onde de choc de la mobilisation contre les groupes armés islamistes, les diffusait largement. Des images de ces hommes et femmes avec des canules et des cicatrices inhumaines à la gorge circulent sur Internet. Massacres de Ramka, Oued Rhiou… Par ailleurs, si l’histoire de cette jeune fille est connue à Oran, j’ignorais tout, pour ma part, des détails de sa vie ou de ses relations avec sa mère et ses proches.

« Houris » ne dévoile aucun secret médical

Houris est une fiction, pas une biographie. C’est l’histoire tragique d’un peuple. Cette histoire devrait inciter les élites à réfléchir sur notre mémoire collective. Mais non, seule la guerre de décolonisation a droit de cité. Comment ai-je pu évoquer la « guerre honteuse » ? Aujourd’hui, je pense aux milliers de terroristes amnistiés qui jubilent de me voir puni pour leurs méfaits.

Finalement, c’est cette jeune femme, cette mutilée, qui m’émeut : après sa tragédie, la voilà contrainte de mener un procès médiatique contre un écrivain alors qu’elle n’a jamais pu poursuivre ses égorgeurs.

Houris ne dévoile aucun secret médical. La canule, la cicatrice et les tatouages ne sont pas des secrets médicaux, et la vie de cette femme n’est pas un secret, comme le prouvent ses propres témoignages. Il suffit de LIRE ce roman pour voir qu’il n’y a aucun lien, sinon la tragédie d’un pays.

Cependant, le roman n’est pas lu en Algérie puisqu’il y est interdit. Le but de cette hystérie politique n’est pas la vérité. La vie de Saâda Arbane a été livrée au public d’abord par sa mère et, ces derniers jours, par elle-même et par son avocate carnassière, qui soutient également que c’est Macron qui a commandé le livre et décidé de sa date de publication pour qu’il obtienne le Goncourt. Qu’il s’agit d’une attaque contre notre « culture », notre « nation », etc.

La tragédie de cette jeune femme est bien connue à Oran. Sa mère adoptive, Zahia Mentouri, professeure de médecine, fut ministre de la Santé. La professeure Mentouri a raconté les détails de l’adoption et de la vie de sa fille dans un article publié par De Groene Amsterdammer en mars 2022. Elle y exprime avec sincérité son enthousiasme pour l’indépendance et ses engagements. C’est le récit d’une femme admirable, profondément déçue par le gouvernement algérien. L’article rapporte que lorsque Mentouri a refusé de créer une université islamique, elle a reçu des lettres de menace de mort. À la fin de sa vie professionnelle, la Pr Mentouri raconte : « Après l’assassinat du recteur de l’université d’Alger, je me suis installée dans une ville de province, loin d’Alger, sous le nom de mon mari. Là, j’ai recommencé à travailler dans un hôpital. […] Notre espoir a été tué. »

C’est dans ce même article qu’elle rapporte l’histoire de Saâda Arbane, grièvement blessée pendant la guerre civile, amenée dans son service de soins intensifs. « Toute sa famille, des éleveurs de moutons, avait été tuée par une milice du FIS. Ils l’avaient laissée, âgée de 7 ans, la gorge tranchée. Elle a passé huit mois en soins intensifs pédiatriques. Mon mari et moi avons décidé de l’adopter. » Quant à la réconciliation nationale décidée par le régime, elle y porte un jugement définitif : « Comment peut-on se réconcilier sans admettre des crimes ? »

L’écriture de la délivrance

De 1994 à 2016, j’ai exercé le métier de chroniqueur, reporter et journaliste au Quotidien d’Oran. J’ai couvert la guerre civile et ses atrocités, mais une partie de moi est restée silencieuse, sans voix pour décrire ce que j’ai vu. Depuis des années, je collecte des informations, des vidéos et des photos, je mène des recherches et je contacte des familles. En juin 2023, j’ai fait des déplacements à Had Chekala, et j’ai consulté des archives. Mon histoire était là, en moi, depuis des années, ce qui explique la vitesse de l’écriture d’Houris, comme une délivrance.

Cette jeune femme s’identifie à mon personnage, comme elle en témoigne sur les plateaux de télévision algériens. Aujourd’hui, elle m’accuse de lui avoir volé son histoire et d’avoir violé son intimité, et elle se retrouve exhibée par un régime en mal de sens. C’est une tragédie en deux actes : il y a le jour où on égorgea cette jeune femme, et le jour où elle a été utilisée dans une mise en scène. S’agit-il, alors, d’inculper cette victime ou de déposer plainte pour diffamation contre cette tragédie ? C’est un dilemme moral. L’usage politique de sa blessure reflète l’Algérie, qui s’éloigne de son chemin vers la réconciliation en se trompant d’ennemi. Aujourd’hui, les meurtriers de 200 000 Algériens triomphent, tandis qu’un écrivain est accusé de leurs crimes.

Douleur

Que faire ? Ne pas s’engager contre la propagande d’un régime puissant et ne pas demander justice en Algérie. La prison est effrayante, et la justice est sous le contrôle de la police. Tout le monde a peur. Ma phrase fétiche est : « Dans une prison, certains pensent que la liberté consiste à devenir geôlier. » J’ai mal au cœur en entendant mes collègues, hagards, m’accuser de trahison, exigeant que je perde ma nationalité, mon pays, mes droits. Je réalise qu’une dictature, c’est avant tout une humiliation pour tous. En l’occurrence, c’est l’humiliation d’une grande nation qui aurait pu émerger. Cette indignité me tord le cœur.

Bien que je sois bouleversé, ma douleur est minime face à celle de ma femme : Aube, c’est elle aussi. Ma douleur est minime face à celle de Boualem Sansal, emprisonné en Algérie. Et ma douleur est immense face à l’image que renvoie désormais mon pays natal. Où cela s’arrêtera-t-il ? La haine et la boue continueront. La laideur des mécènes de cette campagne de destruction est visible partout.

Ce régime n’a rien d’autre à offrir au peuple accablé par le vide que la haine de la France et les lynchages. Voici ma réponse : je vis désormais dans un pays de droits et de justice. Mon Algérie se relèvera un jour. Et osera affronter ses tueurs.

Ce texte est dédié à mon épouse ainsi qu’à deux autres femmes.

Kamel Daoud

source lepoint