« L’affaiblissement de Bachar el-Assad profite à la Turquie et à Israël »

Abonnez-vous à la newsletter

Le géographe Fabrice Balanche analyse les conséquences géopolitiques de l’offensive sans précédent de la rébellion islamiste dans le nord de la Syrie.

Fulgurante, l’offensive armée a pris tout le monde de court. En moins de quatre jours, les rebelles syriens se sont emparés de plus de territoire dans le nord-ouest de la Syrie qu’en treize ans de guerre civile. Depuis mercredi, le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) et des factions rebelles alliées ont avancé sur des dizaines de localités dans les provinces d’Alep, d’Idleb et de Hama, aux dépens de l’armée syrienne, fidèle à Bachar el-Assad. Samedi, cette constellation de formations islamistes, dont certaines sont soutenues par la Turquie, a mis la main sur Alep, la deuxième ville la plus importante de Syrie, avant de lancer l’assaut sur Hama, avec en ligne de mire la capitale, Damas.

Maître de conférences en géographie à l’université Lyon-II, Fabrice Balanche est un des meilleurs connaisseurs de la Syrie. Auteur des Leçons de la crise syrienne* (Odile Jacob), qui vient de recevoir le prix du livre géopolitique 2024 de la FMES, le spécialiste explique pourquoi l’offensive en cours a des conséquences politiques et géopolitiques considérables pour la Syrie.

Le Point : Vous attendiez-vous à une telle offensive éclair de la part des rebelles syriens ?

Fabrice Balanche : Je suis évidemment surpris par la fulgurance de l’offensive. Je ne pensais pas qu’Alep serait reprise en à peine 48 heures. Maintenant, je n’ai pas été surpris par le déclenchement de l’offensive parce qu’Abou Mohammed al-Joulani s’ennuyait depuis longtemps dans son fief d’Idleb [nord-ouest de la Syrie, NDLR] et rêvait d’étendre son territoire. Je savais également que la défense d’Alep ne tenait que grâce au Hezbollah et aux milices chiites liées à l’Iran. Or, toute la logistique iranienne en Syrie a été affaiblie par la campagne de bombardements israéliens au Liban mais également en Syrie. C’était donc le moment opportun pour que Hayat Tahrir al-Cham passe à l’assaut.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce groupe djihadiste ? Est-il selon vous équivalent à Daech ?

Ce sont des djihadistes, même s’ils ne sont pas aussi radicaux que Daech. Si l’on revient au cas de leur chef, Abou Mohammed al-Joulani, il s’agit d’un djihadiste syrien qui est allé se battre en Irak contre les forces américaines lorsqu’il avait une vingtaine d’années. Il a alors été mis en prison, où il a connu tout l’aréopage de membres d’Al-Qaïda, dont Abou Bakr al-Baghdadi [le futur chef de Daech, NDLR], avant d’être libéré pour bonne conduite par les Américains. Soutenu par l’État islamique en Irak, à l’époque membre d’Al-Qaïda, al-Joulani arrive en Syrie en juillet 2011 et y infiltre la rébellion syrienne.

C’est à ce moment-là qu’il crée le Front al-Nosra [Front pour la victoire des Gens du Cham, NDLR], qui va être peu à peu le fer de lance de toutes les opérations contre le régime syrien. Au printemps 2013, éclate un différend avec Abou Bakr al-Baghdadi, alors à la tête d’Al-Qaïda en Irak, qui souhaite également prendre la tête du djihad en Syrie. Abou Mohammed al-Joulani refuse et demande l’arbitrage d’Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda, qui tranche en faveur d’al-Joulani. C’est alors qu’al-Baghdadi rompt avec Al-Qaïda pour se proclamer calife de Daech en juin 2014, tandis que le Front al-Nosra devient la franchise officielle d’Al-Qaïda en Syrie.

Pourquoi le Front al-Nosra rompt-il avec Al-Qaïda en 2016 pour devenir Hayat Tahrir al-Cham ?

En 2016, al-Joulani ne renouvelle pas son allégeance à Al-Qaïda et change de nom pour devenir Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant). Il s’agissait d’un coup tactique car, à l’époque, le groupe djihadiste était engagé dans la bataille d’Alep, qui était encerclée par les forces du régime et par l’armée russe. Pour empêcher la chute de la ville, al-Joulani a mis sur pied une coalition et, pour cela, il avait besoin du soutien de la Turquie et des pays du Golfe. Pour espérer recevoir ce soutien, ainsi que celui des pays occidentaux, il fallait donc qu’il se détache officiellement d’Al-Qaïda. Mais il s’agissait juste d’une séparation à l’amiable. Mais sur le plan idéologique, HTC n’a pas changé. D’ailleurs, ses alliés à Idleb, le groupe Hurras ad-Din et le Parti islamique du Turkestan, qui ont participé avec lui à la bataille d’Alep, sont toujours officiellement membres d’Al-Qaïda.

HTC est-il lié à la Turquie ?

Il existe des liens entre HTC et la Turquie, qui ne sont toutefois pas des relations de dépendance directe, comme c’est le cas avec l’Armée nationale syrienne [autre mouvement rebelle ouvertement pro-turc, NDLR], plus à l’est, qui ne peut, elle, rien faire sans l’aval d’Ankara. Hayat Tahrir al-Cham conserve une forme d’autonomie. Certes, il y a parfois des incidents entre HTS et l’armée turque. Mais il ne faut pas oublier qu’il existe tout de même une dizaine de milliers de soldats turcs stationnés depuis 2018 dans la région d’Idleb pour protéger HTS des velléités de l’armée syrienne de reprendre la zone. De la même manière, toute l’aide humanitaire redistribuée ensuite par HTS et ses clients locaux pour ensuite clientéliser la population vient de Turquie. Son armement aussi. Il en va de même de son carburant. D’une certaine manière, la Turquie constitue sa colonne vertébrale. Ce groupe djihadiste doit vraiment sa survie à Ankara.

Justement, la Turquie a-t-elle joué un rôle dans l’offensive fulgurante de la rébellion à Alep ?

Je dirais même plus : la Turquie est derrière cette offensive. Jeudi, on pouvait encore leur laisser le bénéfice du doute. Mais quand on a vu vendredi l’armée nationale syrienne, c’est-à-dire les rebelles pro-turcs, descendre depuis la ville d’Al-Bab, enfoncer le front syrien et prendre Alep par l’Est, il était évident que l’opération était coordonnée par Ankara. En fait, la Turquie souhaite créer une zone tampon dans le nord de la Syrie au détriment du régime syrien mais aussi des Kurdes qu’elle rêve d’éradiquer comme elle l’a déjà fait Afrin. Et pour cela, elle compte bien évidemment utiliser l’Armée nationale syrienne et ses groupes alliés, pour créer une sorte de zone tampon de République du nord Syrie, qui soit définitivement détachée de Damas, sur le modèle de Chypre Nord. L’avantage serait d’éviter l’arrivée en Turquie d’une nouvelle vague de réfugiés si le régime reprenait Idlib ou le nord-ouest de la Syrie.

Comment expliquer de l’autre côté la déroute de l’armée syrienne à Alep ?

On se retrouve un peu dans la même situation qu’à Mossoul, une ville irakienne sunnite, où l’armée irakienne chiite, dont l’encadrement est corrompu, a vu ses officiers abandonner leurs positions en juin 2014 face à Daech. De la même manière, les officiers syriens sont eux aussi corrompus. Ils ne gagnent pas plus de 30 dollars par mois et n’arrivent pas à subvenir aux besoins de leur famille. La majorité ne vient pas d’Alep et ne va pas se battre pour une ville sunnite dont la bourgeoisie, où ce qu’il en reste, les méprise. L’offensive surprise de HTS vers le souk d’Alep a provoqué la panique générale de l’armée syrienne dont les membres ont préféré fuir plutôt que de se faire éliminer. Voilà pourquoi cela a été la débandade.

Les rebelles pourraient-ils poursuivre sur leur lancée en s’emparant de Hama ?

Non, l’offensive a été bloquée à Hama car cette ville n’a pas bougé. Elle est d’après moi toujours traumatisée par la répression de 1982, qui a fait au moins 30 000 morts à l’époque. Ses habitants n’ont pas envie de subir le même sort parce qu’ils savent que l’aviation du régime n’aura aucun scrupule à raser la ville. Le fait que la population ne se soit pas soulevée a donc permis à l’armée syrienne de se repositionner. Celle-ci peut s’appuyer, dans la région de Hama, sur deux villes chrétiennes à l’ouest – Scalbiyé et Mhardé – ainsi que sur des villages alaouites à l’ouest et à l’est de la ville, ou encore sur la ville ismaélienne de Salamiyé. Aucune de ces localités n’est dupe sur le caractère djihadiste de HTS et elles essaieront de bloquer son avancée. En outre, Hayat Tahrir al-Cham est tout de même beaucoup moins efficace en rase campagne, où il représente une cible plus facile à éliminer pour l’aviation et l’artillerie.

La capitale, Damas, est-elle aujourd’hui menacée ?

Non, il y a eu quelques révoltes à Damas ainsi que des petits mouvements autour de la ville, mais il ne faut pas oublier que cette ville concentre les forces d’élite prorégime. Elle compte, outre les milices chiites et le Hezbollah, la Garde républicaine constituée de 30 000 hommes, tous alaouites, bien armés et fidèles à Bachar el-Assad. Le principe mis en place par Hafez el-Assad a toujours été que celui qui tient Damas tient l’ensemble de la Syrie, donc il ne faut jamais dégarnir la capitale, peu importent les pertes subies en province. Par ailleurs, la population damascène n’est globalement pas favorable à HTS, dont les soutiens sont avant tout des populations pauvres issues des banlieues déshéritées et de tendance plutôt salafiste.

Comment jugez-vous la riposte de l’armée russe, qui a bombardé la région d’Idleb et d’Alep aux côtés de l’armée syrienne ?

Ce n’est pas la même intensité que ce qui a été observé de sa part à Alep en 2015 parce qu’une grande partie de l’aviation russe a été renvoyée en Russie en 2022 pour la guerre en Ukraine. Par conséquent, les Russes disposent de moins de moyens qu’il y a neuf ans, mais ils vont sans doute y remédier pour venir en aide à Bachar el-Assad. Maintenant, en termes de bombardements, on a pu observer chez les forces russes un souci de sécuriser la ligne de front au nord de Hama afin de bloquer l’avancée djihadiste, ce qui a d’ailleurs permis à l’armée syrienne de récupérer des territoires. On a également assisté à des bombardements sur la ville d’Idleb, avec l’objectif de fixer tout d’abord la ligne de front pour empêcher Hama de tomber.

Comment expliquer que la Turquie et la Russie se retrouvent dans des camps opposés en débit des relations étroites cultivées entre Erdogan et Poutine ?

Avec cette offensive, la Turquie vient de briser le statu quo qui régnait depuis 2020 entre Turcs, Russes et Iraniens, dans le cadre du « processus d’Astana ». Celui-ci impliquait de ne pas toucher aux lignes de front avant une vraie négociation. Officiellement, il existe un dialogue entre Ankara et Damas, mais celui-ci piétine depuis un an, ce qui a le don d’agacer la Turquie. En réalité, Bachar el-Assad a été contraint par Vladimir Poutine de discuter avec Recep Tayyip Erdogan car le président russe souhaitait trouver une issue à la crise en Syrie.

Or, le président syrien refuse de discuter avec son homologue turc tant que celui-ci n’aura pas annoncé le retrait de ses troupes de Syrie, ce qu’il refuse. En parallèle, Erdogan a repris langue avec le PKK pour peut-être relancer le processus de paix entre la Turquie et les Kurdes [qui possèdent des forces en Syrie]. En lançant cette offensive, tout en niant en être à l’origine, Erdogan réalise un coup de force pour avancer ses pions.

La défaite militaire du Hezbollah au Liban et la conclusion d’un cessez-le-feu avec Israël le 26 novembre dernier ont-elles eu des conséquences sur la Syrie ?

Bien sûr, l’affaiblissement du Hezbollah, de même que celui de la « famille chiite » pro-iranienne, a permis cette dernière offensive. En rapatriant ses troupes au Sud-Liban, le Hezbollah a dégarni ses défenses en Syrie. De la même manière, les milices chiites irakiennes, bombardées par Israël en Syrie, ont dû rentrer en Irak. Le 20 novembre dernier, les frappes israéliennes à Palmyre ont fait près de cent morts côté iranien, en visant non seulement les entrepôts et la logistique iranienne, mais aussi son commandement. Par conséquent, tout le système de soutien militaire de l’Iran à Bachar el-Assad s’en est retrouvé désorganisé, ce dont a profité par la suite Hayat Tahrir al-Cham pour attaquer.

Comment Israël perçoit-il l’affaiblissement de Bachar el-Assad ?

On peut dire aujourd’hui qu’il y a une alliance d’intérêts entre Israël et la Turquie dans cette offensive. L’affaiblissement de Bachar el-Assad leur profite. En ce qui concerne Israël, l’intérêt est avant tout de repousser la menace iranienne à ses frontières, que ce soit au Liban ou en Syrie, mais aussi d’empêcher que le Hezbollah reconstitue ses stocks de missiles. Pour cela, il faut donc neutraliser la Syrie, afin de ne pas laisser les missiles iraniens continuer à arriver au Liban par la route, en sachant qu’il est plus compliqué pour l’Iran de les faire venir par bateau ou par avion, qui peuvent être la cible de frappes israéliennes. Pour Israël, contrôler un millier de kilomètres de frontières terrestres est beaucoup plus compliqué. Cela fait d’ailleurs plusieurs mois que j’ai émis l’hypothèse selon laquelle Israël avait intérêt à ce que le régime syrien soit affaibli. Cela se produit naturellement avec l’affaiblissement de la « famille chiite ».

Que pensez-vous de la frappe aérienne, attribuée à Israël, qui a visé fin septembre la ville de Maher el-Assad, frère de Bachar el-Assad ?

Il faut bien comprendre que le régime syrien est basé sur un système familial patiemment construit par Hafez el-Assad au fil des années. Durant tout son règne, le père de Bachar el-Assad a établi un réseau d’allégeances qu’il a pu constituer avec les différents généraux, alaouites mais aussi sunnites, ainsi que les différents chefs de tribu, avant de le transmettre à son fils. Par conséquent, si la famille el-Assad disparaissait du pouvoir, il y aurait certainement une querelle de succession. Or, dans un régime miné de l’intérieur, cela entraînerait à coup sûr son effondrement. Il faut bien comprendre que Bachar el-Assad est la clé de voûte de ce système.

Assiste-t-on en quelque sorte aujourd’hui à un retour de flamme pour l’axe chiite pro-iranien, qui a été lancé par Israël contre le Hezbollah à Beyrouth et avance vers l’est, en direction de Téhéran ?

Après l’effondrement de Saddam Hussein, on a observé la lente construction de cet axe iranien, un temps remis en cause en 2011 avec le Printemps arabe et la déstabilisation de la Syrie, puis qui s’est réaffirmé avec la victoire de Bachar el-Assad en Syrie après la reprise d’Alep en 2016, qui a permis à l’Iran de faire l’année suivante la jonction entre la Syrie et l’Irak. Or, aujourd’hui, on assiste à un reflux de cet axe, le soutien iranien au Liban et la Syrie s’avérant très coûteux tant au niveau économique que militaire. Aux yeux de Téhéran, le pays le plus important reste l’Irak, qui est la pompe à argent du régime iranien. Sans compter qu’il est aujourd’hui capital pour l’Iran de mener à bien son programme nucléaire, en évitant que celui-ci ne soit bombardé.

Bachar el-Assad n’a-t-il pas été longtemps considéré par Israël comme un moindre mal face au risque djihadiste ?

Cela a longtemps été le cas, avec l’idée selon laquelle il valait mieux conserver un diable que l’on connaît que de plonger dans l’inconnu, surtout s’il s’agit d’Al-Qaïda. En Israël, on estimait que la revendication syrienne sur le plateau du Golan serait toujours moins forte de la part d’un régime alaouite illégitime que de la part d’un pouvoir sunnite majoritaire.

Cela a changé à partir de 2021, lorsque les Israéliens se sont rendu compte que l’Iran avait la mainmise complète sur la Syrie, malgré les garanties que leur avaient données les Russes quant à leur contrôle effectif du sud du pays. Voilà pourquoi l’armée israélienne a intensifié à partir de cette date ses frappes aériennes sur les objectifs iraniens en Syrie. C’est à ce moment-là que les faucons en Israël ont pris le dessus en disant qu’il fallait briser cet axe dont la Syrie sunnite était le maillon faible.

*Les Leçons de la crise syrienne (2024, Odile Jacob, 352 pages).

Propos recueillis par Armin Arefi