30 novembre : la commémoration d’un exode oublié, par Georges Bensoussan

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Chaque année, le 30 novembre, une date discrète mais lourde de sens, ravive la mémoire d’une tragédie méconnue: l’exode des communautés juives des pays arabes et d’Iran.

Entre 1948 et les années soixante-dix, près d’un million de Juifs ont dû quitter, souvent dans l’urgence, les terres où leurs ancêtres vivaient depuis des siècles. Emportant quelques souvenirs, ils ont laissé derrière eux des maisons désertées, des synagogues abandonnées et un patrimoine culturel immense. Instituée en Israël en 2014, cette journée de commémoration soulève une double question essentielle : pourquoi se souvenir, et quel impact ce souvenir peut-il encore avoir? Nous avons posé la question à l’historien Georges Bensoussan.

Comment cette journée de commémoration est-elle née?

Cette journée de commémoration a été instaurée en Israël en 2014, après un important travail de lobbying mené par des associations juives, notamment aux États-Unis. L’une d’elles, le WOJAC (World Organization of Jews from Arab Countries), a joué un rôle clé. Longtemps, Israël a hésité à reconnaître cet exil. Selon l’idéologie sioniste, les Juifs arrivés en Israël n’étaient pas considérés comme des réfugiés, mais comme des personnes “rentrant chez elles”. Pourtant, du point de vue du droit international, ils correspondaient bien à la définition de réfugiés. En une génération, environ un million de personnes ont quitté leur pays, mettant fin à des siècles de civilisation juive dans le monde arabo-musulman. La majorité d’entre eux s’est installée en Israël, tandis que d’autres ont rejoint la France, le Royaume-Uni, les États-Unis ou encore le Canada.

Cette commémoration a-t-elle une réelle importance en Israël?

Honnêtement, non. Cette journée n’a pas l’ampleur de Yom HaShoah, par exemple. Lorsque j’étais en Israël le 30 novembre, je n’ai jamais constaté de cérémonies significatives. Cette indifférence s’explique par le fait que l’histoire des Juifs du monde arabe a longtemps été négligée, notamment par un leadership israélien majoritairement ashkénaze. Après 1945, avec l’impact de la Shoah, l’histoire des Juifs du monde arabe occupait une place marginale. Elle a souffert d’une forme de concurrence mémorielle, doublée d’un mépris envers les Juifs séfarades, souvent exprimé de manière virulente, voire violente.
À ma connaissance, aucun autre pays ne commémore cette journée. En France, une cérémonie a été organisée en 2014 à la mairie du 17e arrondissement de Paris, grâce notamment à Josiane Sberro, à qui l’on doit beaucoup. Mais cette journée reste peu connue, même au sein des communautés juives.

Après 10 ans d’existence, avez-vous observé un impact de cette commémoration sur la reconnaissance de cet exil?

Pas vraiment. Le sujet reste quasi absent des manuels scolaires. Ceux qui ont réellement fait avancer les choses sont les organisations juives aux États-Unis et au Canada. Elles ont permis que l’ONU reconnaisse en 2014 les Juifs du monde arabe comme des réfugiés. Pourtant, aucun pays arabe n’a reconnu cet exil ni procédé à des restitutions.
En 2019, le gouvernement israélien a officiellement réclamé des indemnisations pour les biens confisqués aux Juifs ayant fui. Le montant total a été estimé à environ 250 milliards de dollars, couvrant les pertes subies par les Juifs originaires de plusieurs pays, notamment l’Irak, le Maroc, la Syrie, l’Égypte, le Yémen, l’Iran, la Libye et la Tunisie. À ce jour, aucune compensation n’a été versée. Les organisations juives américaines et canadiennes poursuivent leurs efforts, mais les résultats restent limités.

Pourquoi l’histoire de cet exil reste-t-elle si peu connue?

Plusieurs raisons expliquent cette méconnaissance. Tout d’abord, de nombreuses communautés juives du monde arabe ne disposaient pas d’élites culturelles capables de porter leur voix au moment de l’exil. Par exemple, la communauté juive marocaine, qui représentait un quart des Juifs du monde arabe, était majoritairement pauvre. Les plus démunis ont émigré en Israël, tandis que les plus aisés se sont installés en France ou au Canada. En Israël, l’absence d’élites a limité la transmission de cette histoire.
Par ailleurs, le monde occidental peine à concevoir qu’un monde colonisé, comme le monde arabe, ait aussi pu oppresser ses minorités juives. Enfin, certains pays d’origine nient cet exil. Ils affirment que les Juifs ne sont pas partis sous la contrainte, mais par attirance pour Israël. Certains se disent même trahis, évoquant une mythologie selon laquelle ils auraient généreusement accueilli les Juifs fuyant l’Espagne au XVe siècle. La réalité est tout autre: les Juifs sont partis sous l’effet de campagnes de peur, d’oppression et de violences. Ils ont souvent tout laissé derrière eux. En Irak, par exemple, leurs biens ont été confisqués, leurs comptes bancaires gelés, et rien ne leur a jamais été restitué. Pour mieux faire connaître cette histoire, il est essentiel de poursuivre le travail de lobbying et de multiplier les publications historiques. Mais le recueil de témoignages devient difficile, car les derniers témoins sont très âgés.

Propos recueillis par Paloma Auzéau

Georges Bensoussan est un historien français, spécialiste de l’histoire des Juifs des pays arabes et des mutations de ces sociétés. Il a publié plusieurs ouvrages de référence sur ce sujet, dont Juifs en pays arabes: le grand déracinement (Tallandier, 2012).