Plongée dans le Berlin «déconseillé aux Juifs et aux homosexuels»

Abonnez-vous à la newsletter

REPORTAGE – La gestion des quartiers d’immigration berlinois est mise en cause y compris par des responsables musulmans.

Avec ses boules roses, ses vedettes de la scène queer berlinoise – Miss PanAm Drag Airlines et Destiny Drescher – ses portraits d’hommes barbus exhibant de solides pectoraux, et ses phallus multicolores en forme de bougie, le marché de Noël LGBT de la place Nöllendorf, baptisé « Christmas Avenue », se veut fidèle à sa réputation. Un lieu libertaire, à la fois ostentatoire et ordinaire, comme la capitale allemande en réserve à foison.

Mardi soir 26 novembre, à une heure du spectacle Drag Bingo, l’ambiance n’est pas là. Une petite poignée d’habitués, majoritairement masculins, papotent autour d’un vin chaud à la cannelle. À l’entrée, un discret contrôle de sécurité a été instauré. Il y a deux jours, une pierre a été lancée sur le marché de Noël, puis des carottes pourries. Des incidents furtifs. Pour d’évidentes raisons commerciales, les organisateurs de Christmas Avenue n’en ont pas fait état, mais Bastian Finke, dont les bureaux jouxtent le marché de Noël, n’a rien ignoré de ces agressions.

Cet activiste dirige l’association Maneo, de soutien à la communauté homosexuelle, dont la façade a été endommagée, et ses visiteurs intimidés. Il s’agit de « grosses cylindrées avec des jeunes hommes dedans, qui montent et remontent la rue, ouvrent la fenêtre, insultent les clients du marché, et lancent des œufs. Les échauffourées sont régulières » décrit Bastian Finke, dont l’association recense les incidents survenus dans la capitale. En Allemagne, plus de mille cas ont été comptabilisés en 2023, soit une augmentation de 29%.

Réputé pour abriter une communauté homosexuelle active, le quartier berlinois de Schöneberg qui accueille le marché arc-en-ciel, s’est progressivement gentrifié. Que ce dernier soit devenu le théâtre d’agressions visant les personnes LGBT, dans une capitale allemande saluée pour sa tolérance, provoque un choc.

Hausse des incidents antisémites

Ces attaques s’ajoutent à celles dirigées contre la communauté juive, les deux faisant désormais cause commune dans le débat public. Et écornent l’image de Berlin, ville ouverte et multiculturelle, notamment célèbre pour ses boîtes de nuit queer. « Il y a des quartiers – et il faut le dire avec honnêteté – où je conseillerais aux personnes qui portent une kippa ou qui sont ouvertement gays ou lesbiennes, d’être plus attentifs » : cette phrase, prononcée il y a dix jours dans la Berliner Zeitung, par la présidente de la police de la capitale, Barbara Slowik, a fait l’effet d’une bombe. Tout en plaçant les élus politiques sur la défensive – ce qui était manifestement son but –, son message a libéré la parole des victimes.

« Sa parole a ajouté un poids supplémentaire à ce que nous constatons régulièrement sur le terrain », se félicite Elio Adler, président de l’Initiative des valeurs, une association dédiée à la promotion des voix judéo-allemandes. En 2023, le nombre d’incidents à caractère antisémite a progressé de 50% à Berlin, selon le Centre de recherche spécialisé RIAS qui en a dénombré 1270, un record sur une année civile.

Tout comme la policière Barbara Slowik, l’association Maneo attribue aux Juifs et aux homosexuels de Berlin le « sort » commun des « minorités », déjà victimes de persécution sous le IIIe Reich. « À partir du moment où ces deux groupes deviennent visibles en public, alors ils prennent un risque » explique Bastian Finke, dont l’organisation est placée devant un choix cornélien : conseiller à ses membres de se dissimuler pour des raisons sécuritaires, au risque de contrarier leur objectif de normalité.

Surveillance policière

Moyennant quelques nuances, une alliance de vues prévaut également sur l’identité des « quartiers » berlinois à risque. Situé dans le quartier de Neukölln, où vit une importante communauté immigrée, le café Bajszel est devenu l’un des symboles de la nouvelle vague de violences. Pour avoir organisé des manifestations de soutien aux otages du Hamas enlevés et tués durant le festival techno Nova, ce lieu discrètement militant à l’ambiance bobo, a été victime d’une tentative d’incendie, et plus récemment de jets de pierre. Leurs auteurs n’ont pas été identifiés.

Depuis, chaque soir, le café fait l’objet d’une surveillance policière. « Cette situation est comique » tente de rassurer Andrea en désignant à travers la fenêtre, les deux voitures de police stationnées devant l’établissement. Avec ses deux amis issus de la scène de gauche allemande « antifa », la jeune femme n’imaginait pas il y a quatre ans, lors de la création du Bajszel, devoir être protégée par les forces de l’ordre. « Récemment, la situation s’est aggravée », constate-t-elle.

En vitrine du Bajszel, les messages de soutien à l’Ukraine et à Israël se mêlent à des guides sur la sexualité. Mais à deux pas de la rue Karl-Marx, l’une des grandes artères de Neukölln longée de bars à chicha, et de boutiques communautaires, ce genre d’affichettes détonne. Abritant historiquement une forte communauté turque, une partie du quartier a d’abord épousé le virage religieux pris par Erdogan – qui apporte volontiers son soutien au Hamas – avant d’accueillir une forte communauté arabe issue de la vague d’immigration de 2015. De nombreux réfugiés palestiniens y sont historiquement établis.

Cette ambiance « multikulti » a aussi séduit des Juifs israéliens, venus chercher à Neukölln, un brassage dont ils se sentaient privés dans leur propre pays. Depuis, certains d’entre eux, qui n’ont pas souhaité témoigner au Figaro, ont quitté Berlin pour des raisons sécuritaires« Il ne faut pas généraliser, mais il est vrai que je ne me promène plus à Neukölln et que je ne vais plus en boîte de nuit depuis le 7 octobre », reconnaît Avner, un musicien juif laïque et homosexuel. L’été dernier, la célèbre marche berlinoise LGBT des fiertés a vu son défilé de Neukölln, phagocyté par des sympathisants pro-Hamas. « Quand ces derniers ont traversé le cortège, la situation est devenue très dangereuse », témoigne un participant.

Choc des cultures

L’entrechoc des cultures dans Berlin la libérale – volontiers mis sous le tapis – et le manque de moyens financiers accordés aux politiques d’intégration, sont mis en avant pour expliquer ces débordements. Jusqu’à la victoire de la CDU l’an dernier, Berlin était dirigée par la gauche en alliance avec écologistes, via ses représentants les plus radicaux. Ces derniers « ont mené une politique identitaire jusqu’à l’absurde », dénonce Falko Liecke, élu CDU de Neukölln, conduisant récemment le groupe De Linke (gauche radicale) à l’implosion.

« Dans cette ville où l’AfD  n’a jamais vraiment été considérée comme un danger aigu, il s’est construit au fil du temps un narratif commun, anti-impérialiste, anticolonialiste, anticapitaliste, antisioniste et finalement antisémite », théorise Elio Adler, président de l’Initiative des valeurs. L’administration du Sénat berlinois chargé de l’égalité, de l’intégration, de la diversité et de la lutte contre la discrimination, n’a pas donné suite à notre demande d’interview.

« L’intégration a été souvent été laissée à des associations radicales et dans le même temps les autorités n’ont jamais pris la peine de défendre les musulmans libéraux persécutés par les islamistes », ajoute Andrea, la propriétaire du café Bajzsel. L’avocate Seyran Ates d’origine kurde, qui a fondé une mosquée libérale dans le quartier de Moabit, qui abrite une importante communauté d’immigrés, s’est vu reprocher par les Verts berlinois de « discriminer » les musulmans après avoir défendu une jeune Irakienne née en Allemagne et victime d’un mariage forcé. Après le 7 octobre, Seyran Ates avait pris parti pour Israël, et dénoncé violemment le Hamas.

Projet d’attentat déjoué

Après un projet d’attentat déjoué de l’État islamique contre sa mosquée Ibn Rushd-Goethe (*), le lieu de culte a temporairement fermé. Seyran Ates vit sous surveillance policière rapprochée et réitère ses messages controversés. « Les groupes d’immigrés ont une pensée très patriarcale et archaïque. Ils viennent de systèmes de domination totalitaires et n’apprennent pas la tolérance au contact de Berlin. À l’inverse, ils l’utilisent à leur propre profit », explique l’avocate de 61 ans.

Carla Pahlau, la gérante du Busche, haut lieu de la scène techno queer, dans le quartier libéral de Friedrichshain, a aussi été accusée de racisme après avoir demandé à la ville de Berlin de renoncer à son projet d’implantation, en face du club, d’un centre d’accueil de réfugiés. « Ces derniers mois, le nombre de délits contre les homosexuels a énormément augmenté et la grande majorité des délinquants sont des migrants d’origine musulmane », s’inquiétait Carla Pahlau dans une lettre ouverte adressée en juillet 2023, au maire CDU. L’Allemagne ne collecte aucune statistique judiciaire à caractère religieux ou communautaire.

À l’époque, une partie de la scène LGBT accusa Carla Pahlau d’épouser une vague « d’homonationalisme » par laquelle « le brun est lavé en rose ». Un an et demi plus tard, sur la place de Varsovie, les cars s’alignent en face du nouveau centre d’accueil. « Ceci n’est pas un hôtel » est-il écrit sur la porte d’entrée coulissante derrière laquelle, stationnent deux vigiles. Le Busche continue à faire tourner ses platines, le week-end. À l’écart, une voiture de police stationne.

  (*) Ibn Rushd ou Averroès est le plus grand représentant de l’Islam des Lumières

Par Pierre Avril, correspondant à Berlin

1 Comment

  1. La citation «migrants d’origine musulmane» est inappropriée, au delà d’alimenter la polarisation de la pensée et la haine interreligieuse : La religion n’indiquant pas une origine précise, il convient dans ce cas de désigner l’ethnicité ou la nationalité : arabe, turc, pakistanais, etc.

Les commentaires sont fermés.