La Bibliothèque nationale de France a lancé une souscription pour faire entrer le chef-d’œuvre de Calvo dans ses collections. La numérisation de ce « recueil exceptionnel » conçu sous l’Occupation contribuerait à en avoir aussi « une meilleure connaissance », selon la conservatrice Carine Picaud.
Classé « œuvre d’intérêt patrimonial majeur » par le ministère de la Culture, le recueil original de La Bête est morte !, réalisé clandestinement sous l’Occupation par Edmond-François Calvo, est destiné à rejoindre les collections de la Bibliothèque nationale de France. Il est composé de 77 planches de grands format (43,5 x 32 cm) en couleurs directes et portant le texte imprimé, découpé et mis en page par l’illustrateur et pionnier de la bande dessinée française.
Sa famille est prête à s’en séparer dans le cadre d’une souscription publique d’un montant de 875 000 euros. Cet appel aux dons jusqu’au 31 décembre 2024 est une première dans le domaine du neuvième art pour la BnF.
Document historique, La Bête est morte ! conçu par Calvo avec l’éditeur Victor Dancette et le journaliste Jacques Zimmermann au scénario, raconte sous la forme d’une fable animalière toutes les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, au moment quasiment où elles se produisent. Publié peu après la Libération en août 1944, ce chef-d’œuvre qui s’adresse d’abord aux enfants est « le premier album de bande dessinée qui évoque très directement la déportation et l’existence des camps d’extermination ».
Entretien avec Carine Picaud, conservatrice à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France.
En quoi les 77 planches originales de La Bête est morte ! de Calvo sont si précieuses, si fondamentales dans l’Histoire et aussi dans l’histoire de la bande dessinée ?
Elles sont fondamentales parce que c’est bien sûr un chef-d’œuvre graphique, mais c’est aussi un acte de résistance, puisque l’œuvre s’écrit au moment même où se joue la grande Histoire. Elle se réalise alors que la France est encore occupée. Le premier fascicule Quand la Bête est déchaînée paraît en août 1944 et il est incontestable que le travail a dû commencer à tout le moins en janvier 44, si ce n’est fin 43. Et c’est véritablement un acte de résistance puisque dans ce premier fascicule, comme dans le second, sont dénoncés en fait toutes les noirceurs de ce conflit, les atrocités les plus incroyables jusqu’aux scènes de tortures, la déportation, l’extermination. C’est un acte de résistance, un acte de dénonciation et aussi une volonté de transmission intergénérationnelle de ce qui s’est passé.
La Bête est morte ! raconte les opérations militaires, les événements politiques ?
Oui, le texte est très détaillé, très fouillé et cela suit en fait le déroulé du conflit avec effectivement beaucoup de précisions aussi bien dans ce qui se passe au niveau international et dans le conflit, mais aussi dans le vécu quotidien des Français : l’exode, le rationnement, les arrestations, les tentatives d’évasion, mais aussi les massacres de Tulle et d’Oradour-sur-Glane. Et tout cela sous la forme de la fable animalière qui auparavant était plus centrée sur la satire sociale et qui se trouve ici investie d’une vocation nouvelle. C’est-à-dire la dénonciation de la Seconde Guerre mondiale, de tous les désastres du conflit, tout cela écrit dans la clandestinité, sous le sceau de la résistance, ainsi qu’en témoigne l’achevé d’imprimer que je cite : « Entre le Vésinet et Ménilmontant, dans la gueule du Grand Loup, au groin du Cochon décoré, et sans l’autorisation du Putois bavard, cet album a été conçu et rédigé par Victor Dancette et Jacques Zimmerman, et illustré par Calvo ». Le Grand méchant Loup est Adolf Hitler, le Cochon décoré est Hermann Göring et le Putois bavard est Joseph Goebbels.
Surnommé « le Disney français », Calvo est un pionnier de la bande dessinée pour adultes, un précurseur avant Art Spiegelman et Maus de ce procédé de l’anthropomorphisme, en utilisant des animaux pour représenter les hommes à ces moments tragiques de l’Histoire ?
La Bête est morte ! est tout d’abord destinée à un public enfantin, même si le texte est assez long, assez difficile, avec des références que n’ont pas forcément les enfants. Mais l’intention est là. L’album s’adresse à un public enfantin. Il y a véritablement, à travers la scène initiale qui ouvre l’album où un grand père raconte le récit de la guerre à ses petits-enfants une volonté de transmission d’une mémoire aux générations futures. À travers le procédé de la fable et l’anthropomorphisation des personnages, les Français sont incarnés à la fois par des lapins, des écureuils, mais aussi des cigognes, puisque le général de Gaulle est notre grande cigogne nationale. Les Allemands sont incarnés par des loups. Hitler est le grand méchant loup. Les Anglais sont des bulldogs, les Américains sont des bisons. Les Soviétiques sont représentés par des ours blancs et les Italiens par des hyènes.
Cette méthode de l’anthropomorphisme, c’est une métaphore pour raconter l’Histoire ?
C’est une métaphore. C’est aussi une façon d’arrondir les angles. Parce que sous des scènes qui décrivent des atrocités, des scènes de tortures dans des baignoires par exemple, la rondeur du dessin, l’incarnation sous la forme animalière adoucit l’aspect et la dureté des choses qui sont présentées dans l’album. De même que Calvo introduit des arbres à figure humaine ou bien des combats de lance-pierres entre les loups, des batailles de boules de neige entre les ours. Il y a la volonté aussi de transmettre par une certaine douceur dans le dessin et dans la façon de représenter ces atrocités et ces noirceurs. Tout ceci est servi par une mise en page extraordinaire et des couleurs qui n’ont rien perdu de leur intensité. Calvo est un maître de l’animation. Sur la feuille, il use à la fois de dessins circulaires, de cases, de pleines pages, de doubles pages et toujours en alternant des champs et contrechamps, vues de détails et vues panoramiques. Il y a véritablement une animation du dessin sous nos yeux. Ces planches originales ont été exécutées durant l’Occupation à la plume et au pinceau. Elles ont servi à l’impression puisqu’on voit qu’elles ont les repérages qui serviront à bien cadrer lors du tirage. Ce sont donc les planches qui ont servi à imprimer les deux fascicules. Il y a des roses très flashy, des couleurs vraiment étincelantes et qui participent de la dynamique du dessin.
La force de l’ouvrage est aussi d’évoquer à deux reprises le sort des juifs. Il s’agit du premier ouvrage de Bande dessinée à mentionner la Shoah, en pleine Occupation ?
Oui, c’est effectivement le premier album de bande dessinée publié qui évoque très directement à la fois la déportation et l’existence des camps d’extermination. La déportation est représentée dans une scène où on voit une petite lapine qui est dans un wagon. Derrière elle, caché dans l’ombre, il y a un personnage qui porte l’étoile juive. Le wagon porte l’inscription « via Berlin » et les fusils sont pointés en direction de ce personnage complètement effrayé. Et le texte qui est en dessous du dessin nous précise que « les hordes du Grand Loup avaient commencé le plus atroce des plans de destruction des races rebelles, dispersant les membres de leur tribu dans des régions lointaines, séparant les femmes de leurs époux, les enfants de leurs mères ». C’est un acte de bravoure et de conscience que d’avoir réaliser avant même la fin de l’Occupation ce témoignage sur la guerre. Tout aussi important est l’utilisation dans l’album et entre guillemets de l’expression « camp de la mort » qui est exprimé dans le deuxième fascicule, alors même que la réalité de la Shoah était très peu connue à ce moment-là.
La Bête est morte ! est un classique, un monument de la bande dessinée. Calvo était un maître pour Albert Uderzo, un maître du dessin animalier, admiré aussi par les historiens ?
Calvo est reconnu comme un des grands maîtres de la bande dessinée française, même si effectivement, il navigue entre illustration et bande dessinée. Il était en tout cas un grand maître aux yeux du jeune Albert Uderzo qui, en 1942, avait été employé comme grouillot à la Société parisienne d’édition, grande maison qui publiait les Illustrés pour la jeunesse. Le jeune Albert Uderzo, âgé de treize ans, était chargé de récupérer chez Calvo les planches que Calvo finissait et qui paraissaient le lendemain dans les fascicules de presse. Et Albert Uderzo a très souvent raconté ces soirées où il allait regarder Calvo terminer sa planche, puis, emportant la planche chez lui, il l’admirait toute la nuit avant de la porter chez l’imprimeur le lendemain matin. Albert Uderzo était un grand admirateur de Calvo et il a incontestablement été influencé par Calvo. La Bête est morte ! est un chef-d’œuvre de la bande dessinée avec une très forte dimension graphique, mais c’est également un chef-d’œuvre de la littérature de guerre. Les historiens, effectivement, considèrent cet album comme un temps fort et les diverses expositions ou le recueil des planches originales a été présenté participaient de cette reconnaissance.
Quelle place pourraient prendre ces planches dans les collections de la BnF ? La BnF est devenue un lieu de conservation patrimoniale majeur aussi pour la bande dessinée ?
Ce recueil est destiné à rejoindre les collections de la Réserve des livres rares qui s’est enrichie au cours de ces dernières décennies de dons assez importants dans le domaine du neuvième art, notamment les dons des planches originales d’Astérix faits par Albert Uderzo en 2011, ainsi que les planches des Cités obscures données par François Schuiten et Benoît Peeters en 2013. Calvo viendra compléter ce fonds et le maître sera à côté du petit admirateur qu’était Albert Uderzo puisque sur les étagères, ils seront côte à côte.
Pourquoi une souscription ? C’est inédit pour la bande dessinée à la BnF ?
La souscription est en effet inédite dans le domaine du neuvième art. C’est la première fois que nous recourons à ce mode pour financer l’acquisition. C’est aussi la première fois que nous achetons une pièce onéreuse qui a le statut de trésor national et qui nécessitait donc l’appel à la générosité de tous. 875 000 euros est certes un montant important, mais nous comptons sur la générosité de tous pour y parvenir. La campagne se poursuit jusqu’au 31 décembre 2024. C’est une étape supplémentaire dans la reconnaissance patrimoniale du neuvième art. Il y avait eu précédemment la première dation dans le domaine de la bande dessinée avec l’acceptation de la dation F’murr. C’est à nouveau une étape importante avec l’acquisition de ce chef-d’œuvre.
C’est aussi le sauvegarder, le conserver, le protéger ? Et cela peut permettre d’avancer dans la recherche de cette œuvre même ?
Une fois entré dans nos collections, notre mission sera de conserver bien évidemment ce recueil des planches originales de La Bête est morte !, de faire en sorte qu’il soit dans le meilleur état possible pour les générations futures, mais aussi pour le valoriser à travers des expositions, à travers une numérisation, pour que tout le monde puisse profiter de cette entrée dans les collections publiques. C’est une valeur supplémentaire pour les chercheurs puisque la pièce sera consultable avec de bons motifs. Et aussi parce qu’aujourd’hui, la numérisation permet de zoomer sur des détails du dessin et d’investiguer dans le fourmillement du dessin et de rentrer véritablement dans la case. Et nous espérons effectivement que cette entrée dans nos collections puisse contribuer à une meilleure connaissance de ce recueil exceptionnel.
Carine Picaud Conservatrice à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, chargée de collections : XIXe siècle, grands dons et collections spéciales