Vous le savez, peut-être, au sein de la rédaction de Tenoua, nous sommes animés par plusieurs questions dont une qui revient plus que les autres: comment trouver du réconfort dans cette période qui n’en finit pas de se noircir? Comme beaucoup, nous avons constaté qu’il y avait beaucoup trop d’antisémites, de négationnistes, de complotistes sur les réseaux sociaux. Et, naïvement (ou pas), nous avons pensé que l’on pourrait peut-être lutter contre, qu’il suffisait de “bonnes pratiques” pour changer la donne. Voici, donc, une tentative de guide d’activisme anti-haineux.
Mise en situation: vous scrollez depuis plusieurs dizaines de minutes (vous ne savez même plus depuis combien de jours exactement), vous êtes comme hypnotisé par les stories qui défilent sous vos yeux. Soudain, vous découvez qu’une personne (plutôt saine d’esprit) avec laquelle vous aviez travaillé il y a trois ans, a partagé une publication complètement antisémite. Antisémite sans ambiguité. Le dessinateur-auteur de la publication considère qu’il n’est pas possible de critiquer Israël sans être accusé d’antisémitisme, qu’il n’est pas possible de critiquer un Juif sans être accusé d’antisémitisme, qu’il n’est pas possible de décrire une poule sans être accusé d’antisémitisme. Vous avez compris la logique “Blanche Gardin” de cet homme qui a écrit en légende de sa publication “Petite astuce pour lutter contre l’antisémitisme: éviter tout ce qui est génocide”. Vous avez évidemment envie d’hurlerpleurer. Mais à qui, à quoi?
Vous décidez non seulement de commenter sa publication rappelant l’explosion des actes antisémites en France. Et, vous partagez en story son illustration pour partager votre écoeurement. Eh bien, vous vous avez tort (j’ai tort). “En écrivant un commentaire, vous venez d’augmenter la visibilité de la publication problématique. Vous êtes aussi dépossédé de votre commentaire parce que le créateur du compte est libre de le supprimer, de vous bloquer vous empêchant de répondre aux commentaires réagissant à votre déclaration”, nous explique Shani Benoualid, conseillère contre la haine en ligne à la DILCRAH et co-fondatrice de l’association #jesuislà, une association qui lutte contre la haine et la désinformation sur Internet.
Vous êtes donc bloqué.
Si vous avez laissé un commentaire sous la publication d’un média extrémiste, c’est encore pire (ce papier était initialement supposé réconforter, nos excuses si ce n’est pas le cas), “vous participez à son business model”. Autrement dit, vous l’enrichissez. “Certains médias d’extrême droite jouent sur l’absence de modération pour valoriser, auprès de leurs partenaires, le nombre de commentaires cumulés”, décrit la cofondatrice de #jesuislà. En résumé, ne perdez pas votre temps sur ces pages: peu importe ce que vous écrirez, vous n’aurez aucun impact et vous prenez des risques. “Sur ces comptes, 80% des abonnés sont abonnés parce qu’ils adhèrent à ces idées, ce sont des personnes souvent radicalisées qui peuvent s’organiser, mettre en place une attaque ciblée et diffuser vos informations personnelles pour que le harcèlement se prolonge hors ligne”. Normalement, si vous n’êtes pas en quête de nouveaux haters, vous êtes dissuadé.
Ne pas commenter, ne pas partager mais signaler
Comment, donc, empêcher la prolifération de contenus antisémites? Le signalement reste une option à envisager mais dont l’efficacité est contestable. Le fonctionnement des plateformes étant ce qu’il est – opaque —, on ne sait pas véritablement quelles en seront les conséquences. En revanche, Shani Benoualid invite à signaler sur Pharos, un portail du ministère de l’Intérieur qui, en moins de 72 heures, prend en compte votre rapport. “Les politiques peuvent réellement prendre conscience de la violence qui sévit sur les réseaux sociaux et de ses répercussions hors ligne, notamment grâce aux signalements effectués via la plateforme Pharos, aux signalements adressés aux procureurs de la République ou encore aux dépôts de plaintes”. Problème: peu de personnes (excepté les lecteurs de Tenoua) connaissent ces outils et encore moins s’en saisissent.
Si, “pour partie”, l’antisémitisme et le racisme sont punis par la loi (donc, peuvent être signalés sur Pharos), le complotisme ne l’est pas. “On a le droit d’être complotiste, on a le droit de diffuser des théories du complot, c’est ce que l’on appelle la liberté d’expression”, rappelle Rudy Reichstadt, journaliste et directeur de Conspiracy Watch, l’Observatoire du conspirationnisme. Selon lui, les théories du complot doivent être combattues sur le terrain de l’argumentation, pas de la loi.
Agir en citoyen sur les réseaux
Ce n’est pas parce qu’on vous déconseille de laisser des commentaires sur des comptes ouvertement complotistes que l’on vous déconseille de commenter de façon générale. “Sur les réseaux sociaux, agissez comme vous pourriez agir dans la rue, en citoyen”, traduit Shani Benoualid. Donc, si vous êtes dans la rue et que vous êtes témoin d’une agression, vous apporterez votre soutien à la personne agressée. Même chose sur les réseaux: si une personne est victime de cyberharcèlement, un groupe #jesuislà (dont vous pouvez aisément faire partie) agit de façon coordonnée sous des publications (qui participent au harcèlement) en commentant de façon positive ses publications et en “aimant” les commentaires bienveillants. Le groupe se manifeste aussi sur les pages de certains médias pour inverser la tendance dans les commentaires et propager un discours d’apaisement. “Sur ces plateformes, environ 10% des utilisateurs diffusent de la haine. Nous sommes donc plus nombreux à pouvoir lutter contre, à pouvoir assainir ces espaces, estime-t-elle, je crois profondément que ces actions positives peuvent réussir à convaincre des personnes de bonne volonté qui passent par là”. En résumé, soutenez des personnes et des médias qui proposent un discours structuré (et journalistique) et qui luttent contre toutes les formes de haine (en commentant, partageant, likant leurs publications, en les défendant si elles sont agressées, en leur manifestant votre solidarité par message pour compenser le déferlement de violences dont elles sont la cible).
Vérifier ses sources
On vous conseille aussi de systématiquement vérifier vos sources. “Certains médias complotistes peuvent diffuser des informations vérifiées et certains médias traditionnels peuvent parfois se tromper en partageant des informations inexactes qui seront ensuite corrigées”, observe Rudy Reichstadt. Il ajoute : “les personnes qui s’abreuvent à des sources peu fiables peuvent se retrouver complices puisqu’elles participent de la viralité de ces contenus. Aujourd’hui, en plus de consommer de l’information, on la diffuse. Et, sur X, de plus en plus d’utilisateurs ne prennent même pas le temps de consulter les liens qu’ils partagent”.
Faire pression sur le politique
Même si on agit à son échelle, à l’échelle individuelle, ce n’est pas suffisant : aujourd’hui, le pouvoir appartient à des hommes comme Elon Musk (propriétaire de Twitter devenu X depuis deux ans et annoncé à la tête d’un département de “l’efficacité gouvernementale” dans la future administration Trump), “Musk qui fait passer Zuckerberg [le fondateur de Facebook] pour un ultra-modérateur”, précise Shani Benoualid. Musk considère la modération de contenus haineux comme une entrave à la liberté d’expression, ses positions mettent d’autant plus en danger l’application du “Digital Services Act”, une réglementation européenne exigeant des plateformes un meilleur contrôle des contenus publiés et valorisés – en vigueur depuis l’été 2023, cette réglementation peine à se concrétiser. “Aujourd’hui, les plateformes qui rémunèrent la désinformation ne sont pas sanctionnées alors qu’elles enfreignent la loi, rappelle le directeur de Conspiracy Watch. Comme on le sait déjà mais pas assez: “Ces plateformes engendrent des externalités négatives sur l’ensemble de la société, la polarisation politique, la montée des populismes dans nos démocraties libérales. Nous sommes désormais entrés dans un modèle de privatisation des profits et de socialisation des pertes”, estime Rudy Reichstadt. Face à ce constat, comment expliquer le manque de volonté politique, la frilosité des dirigeants à faire plier les plateformes? La régulation sur les réseaux ne semble toujours pas faire partie des priorités du gouvernement, “c’est un sujet technique qui ne semble pas préoccuper la majorité”. Le 13 novembre dernier, Guillaume Kasbarian, le ministre de la fonction publique actuel, a salué, dans un tweet enthousiaste, l’arrivée d’Elon Musk dans le prochain gouvernement américain, qui s’en inquiète?
Les démocrates préoccupés peuvent toujours encourager des médias traditionnels comme des personnalités influentes à quitter collectivement et simultanément X. “Si la presse des grandes démocraties occidentales est capable de se coordonner et d’organiser un départ massif et pas en ordre dispersé, X deviendrait un refuge pour l’extrême droite et elle seule. Le réseau pourrait achever sa mue en un cloaque haineux et de fake news”, anticipe Rudy Reichstadt. Pour le moment, The Guardian comme les groupes Ouest-France et Sud Ouest ont pris la décision de ne pas s’éterniser sur cette plateforme. D’autres médias choisissent d’y rester en espérant que leur présence rimera encore avec mission d’information.
Léa Taieb