Le 5 novembre, les Américains ont élu Donald Trump. Un résultat qui dénote avec le vote de la majorité des Juifs américains, largement en faveur de Kamala Harris.
Depuis lors, une partie des Juifs de France se réjouissent de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, un politique qu’ils estiment en phase avec leurs intérêts et allié d’Israël et des Juifs. Comment expliquer cette distorsion entre Juifs américains et Juifs français? Peut-on opposer ces deux diasporas? Entretien avec David Haziza, chercheur, essayiste et auteur de plusieurs livres dont Mythe juifs, Le retour du sacré, publié aux éditions Calmann-Levy.
Depuis la première élection de Donald Trump, les accords d’Abraham, le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, le soutien qu’il déclare inconditionnel à Israël, une partie des Juifs français se réjouit de son retour au pouvoir en 2025. Pourquoi cet enthousiasme n’est-il pas partagé par les Juifs américains qui ont été plus de 70% à voter pour le parti démocrate?
Même si les Juifs américains votent massivement pour le parti démocrate depuis les années trente (et la candidature de Franklin Delano Roosevelt), certaines communautés juives américaines se réjouissent du retour au pouvoir de Donald Trump. Quand on regarde dans le détail, les Juifs les plus affiliés ont été plus favorables à Trump que les deux fois précédentes. À New York, le vote juif a moins bénéficié aux démocrates, qui ont perdu 20 points depuis l’élection de Biden, qu’ailleurs. Cela concerne non seulement les milieux ultra-orthodoxes (hassidim, yeshivot) mais encore les plus libéraux. Les hassidim se sont largement positionnés en faveur de la réélection de Trump, ce qui n’avait pas été autant le cas auparavant. Pour l’anecdote, la communauté de Satmar, naguère très hostile à Trump, s’y est ralliée! Cette communauté antisioniste avait été écœurée par l’approche pro-sioniste de Trump mais aussi par sa personnalité et ses valeurs… En somme, le 7 octobre a joué un rôle à des degrés divers pour tous les Juifs de New York. Il faut dire que, pour la première fois depuis les années trente, à Manhattan, des Juifs américains s’entendaient dire “retournez en Pologne” ! Cela étant dit, il est vrai que, au niveau national, les Juifs sont restés fidèles au Parti démocrate, et qu’on observe même, tout comme il y a huit ans, une grande inquiétude dans la communauté. Sans parler de certaines synagogues qui sont allées jusqu’à observer une soirée de shiva.
On le sait, les Juifs du monde sont plus épanouis dans des sociétés démocratiques qu’illibérales. Comment peut-on expliquer que certains Juifs français mettent de côté le populisme de Trump pour ne retenir que son soutien à la politique israélienne?
Il faudrait plutôt se demander comment les Juifs français ne sont pas gênés par les alliés de Trump. L’ambassadeur des États-Unis en Israël, Mike Huckabee, se présente comme un évangéliste fanatique décidé à convertir les Juifs. Je ne crois pas que les soutiens de Trump à l’étranger se rendent compte de ce qu’est un chrétien évangélique aujourd’hui, et de ce que peut impliquer la présence d’une personnalité aussi prosélyte. En 2018, la nouvelle ambassade américaine à Jérusalem a été inaugurée en présence de pasteurs bénissant l’édifice et priant pour le retour du Christ. Il y a cinquante ans, les Israéliens et les Juifs de diaspora n’auraient jamais accepté une telle tentative d’“évangélisation”, fût-ce au nom de la raison politique. Ou plutôt devrais-je dire que la politique n’était pas à ce point, pour les Juifs, une idole. Mais cela ne vaut pas que pour la France. C’est le cas aussi en Israël et même aux États-Unis. D’ailleurs, à mon sens, le rapport des Juifs américains de gauche à la politique relève un peu de la même ossification idéologique: le parti, quel qu’il soit, tient lieu de nouveau mythe juif.
Historiquement, le parti démocrate comme le parti républicain apportent leur soutien à Israël. En conséquence, la “question israélienne” n’a jamais beaucoup influencé le vote des Juifs américains. En France, depuis plusieurs années, une partie des Juifs accordent leur voix au candidat qui se montrera le plus pro-israélien. Comment expliquer cette différence?
D’abord il y a un aspect pratique à ne pas négliger. Les Américains bénéficient de quinze jours de congés payés! Pas de RTT, pas autant de vacances… Et géographiquement, Israël, pour eux, c’est un autre monde. Ce n’est pas le cas pour les Français. En outre, nous sommes souvent plus liés à Israël, même sur le plan familial. Un autre point est que les Juifs français, comme les autres Français, ont été victimes de la barbarie islamiste, ils y sont régulièrement confrontés, et soutiennent donc logiquement le droit d’Israël à éliminer le Hamas. Les Américains sont très peu conscients du terrorisme islamiste donc peinent davantage à soutenir la politique israélienne ou même à la comprendre. Cependant, sans pouvoir le prouver, je dois dire que j’avais noté, avant le 7 octobre et dans les mois ayant suivi la pandémie, une forme d’éloignement, même chez nous, à l’égard d’Israël. Cet éloignement a pris fin et, de même, des Juifs américains qui n’ont jamais mis les pieds en Israël, font aujourd’hui l’expérience nouvelle de l’affiliation à ce pays.
Peut-on considérer que les Juifs français votent de plus en plus à droite, en raison de la place qu’ils accordent à la question israélienne, tandis que les Juifs américains restent attachés aux valeurs du parti démocrate peu importe s’il est composé de militants anti-israéliens?
Tout d’abord, l’histoire récente des Juifs français et celle des Juifs américains sont différentes. En France, dès la Seconde Intifada (au début des années deux mille), l’antisémitisme a commencé à gagner du terrain, en particulier dans les milieux de gauche. Aux États-Unis, la question de l’antisémitisme, quoique prégnante il y a 60 ans – plutôt à droite – s’est posée à gauche bien plus récemment.
Sur le plan sociologique, les Juifs américains, comme les Juifs français, appartiennent dans leur majorité à la classe moyenne, une position sociale qui influence aussi le vote et, en l’occurrence, leur répulsion envers le populisme de Trump. Il faut d’ailleurs se figurer l’écart monumental qui sépare culturellement un Juif américain, fût-il de droite, et un électeur américain d’Alabama.
Sur le plan de la pratique religieuse, les Juifs américains sont à la fois plus et moins pratiquants que les Juifs français: même s’ils vont être plus nombreux à s’autoriser bacon et fruits de mer, ils sont aussi plus nombreux à faire partie d’une communauté, à être affiliés à une synagogue, à être en contact direct avec les opinions politiques d’un rabbin, qu’il soit pro-Benyamin Nétanyahou ou qu’il considère la politique israélienne comme génocidaire – car cela existe. En conséquence, certains Juifs ignorent complètement l’illibéralisme du gouvernement actuel (ses Smotrich et Ben Gvir), d’autres sont convaincus qu’Israël est un pays fasciste. En France, les rabbins soutiennent globalement l’État d’Israël et la plupart ne partagent pas librement leurs positions politiques. Cela doit aussi contribuer à une forme de mollesse idéologique en faveur d’un consensus de centre droit, sioniste à tous égards etc.
Peut-on encore rapprocher les Juifs de diaspora qu’ils soient américains ou français?
Avant le 7 octobre, les Américains ne comprenaient pas que des Européens et notamment des Français puissent se projeter sur un continent qu’ils jugeaient perdu, spécialement pour les Juifs. Mais depuis cette tragédie, les communautés juives américaines ont découvert que chez eux aussi l’antisémitisme était bien réel. C’est une déflagration qui a entraîné comme chez les Juifs français, mais vingt ans plus tard et dans de bien moindres proportions, une certaine droitisation. Ce mouvement est aussi lié à l’émergence d’une gauche américaine pro-palestinienne désormais représentée au Sénat (par notamment Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, voire Bernie Sanders) et intégrée au parti démocrate. Au fil des ans, cette gauche s’est non seulement “wokisée” (s’éloignant du socialisme originel), mais elle est aussi devenue plus influente qu’elle ne l’était justement lorsque “de gauche” voulait dire socialiste, soit avant la vague woke. Précision: le Parti démocrate n’a pas toujours été libéral mais il s’est progressivement identifié à cette doctrine politique, qui correspond en gros à notre centre-gauche. Même constat concernant la France : la ligne de La France Insoumise s’est durcie, et surtout réorientée vers une idéologie intersectionelle, rompant avec la tradition socialiste, universaliste, républicaine, voire laïcarde de la gauche française. Par conséquent, les expériences de ces deux communautés juives, américaine et française, tendent maintenant, je crois, à se rejoindre. Et si d’aventure le Parti démocrate se gauchisait davantage, c’est-à-dire se wokisait (car cela va désormais de pair), les Juifs pourraient être plus nombreux à le quitter.
Propos recueillis par Léa Taieb
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