Les uns arrivent, les autres s’en vont… Le dilemme des Israéliens de Berlin

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Tandis que Gil et sa famille plient bagage « pour ne pas répéter les erreurs du passé », Avigail et Sam trouvent à Berlin un « refuge » apaisant.

La décision a été prise très vite. Les cartons sont empilés dans l’appartement, les déménageurs arrivent dans quelques jours… Gil, son mari Aviv et leurs deux filles de 11 et 8 ans quittent Berlin pour l’Angleterre, où Aviv, informaticien, a trouvé un emploi.

« J’ai un mauvais pressentiment, explique Gil, Israélienne qui vit à Berlin depuis huit ans. Je sais que ce départ précipité est un peu surprenant. Ce qui s’est passé en Allemagne il y a 90 ans ne se reproduira plus. Les Allemands ne sont plus les mêmes, ils ont tiré l’enseignement de leur passé. La foudre ne frappe pas deux fois au même endroit, mais je ne veux pas prendre le risque. De voir des régions entières conquises par l’extrême droite, ça ressemble trop à 1933. Hitler aussi était tout petit au début et personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer. Alors, je ne peux pas rester assise à ne rien faire. »

« Je dois à mes grands-parents d’avoir réagi avant qu’il ne soit trop tard »

La rapide percée du parti d’extrême droite AfD en Allemagne, ses résultats impressionnants aux européennes et aux trois régionales dans l’ancienne RDA cet automne angoissent Gil. « Mes grands-parents ont survécu à l’Holocauste en Pologne, mais le reste de ma famille a été exterminé. Ma naissance est donc un miracle. Je dois à mes grands-parents d’avoir réagi avant qu’il ne soit trop tard. » La grand-mère d’Aviv vient de Francfort-sur-le-Main. La famille a émigré à temps vers la Palestine. Aviv et les enfants ont donc eu droit automatiquement à un passeport allemand. Gil s’est fait naturaliser. Les chiffres donnent raison à Gil : depuis le 7 Octobre, en Allemagne comme ailleurs, les actes antisémites recensés sont en forte hausse.

À cette angoisse viscérale s’ajoute la peur de l’islamisme militant qui s’est renforcé depuis le 7 Octobre. Au lendemain de l’attaque du Hamas, Gil et Aviv découvrent à la télévision les scènes de jubilation sur la Sonnenallee, une longue rue du quartier de Neukölln, surnommée le « Gaza berlinois », les drapeaux palestiniens hissés au-dessus de la foule en liesse, les cris de joie. Le lendemain de l’attaque, Gil et Aviv n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école du quartier, fréquentée à 70 % par des musulmans.

La mairie de Berlin a dispensé des consignes très strictes aux chefs d’établissement : interdit de porter le keffieh, de brandir des drapeaux palestiniens, de scander des slogans dans l’enceinte de l’école. Gil a demandé à ses filles de se tenir toujours à portée de vue d’un enseignant dans la cour de récréation et elle leur a ordonné : « Vous n’êtes pas les ambassadrices d’Israël. Ne répondez pas aux questions ! » « Le 7 Octobre a tout changé pour nous dans le monde, se souvient-elle, mais aussi à Berlin. Je n’ai jamais interdit à mes enfants de parler hébreu dans la rue, mais nous évitons certains quartiers comme Neukölln. »

Pourtant, Gil se souvient du soulagement indescriptible quand sa famille et elle sont arrivées à Berlin, en 2016. « Nous avons fui ce conflit permanent, fui les ultraorthodoxes qui dans quelques années vont constituer la majorité dans notre pays, fui Benyamin Netanyahou et son épouvantable politique sans nous douter que les choses allaient encore empirer. À Berlin, j’ai eu l’impression de respirer. Toute cette verdure, les lacs, les larges rues, le calme pour moi qui vient d’un pays de désert en situation de crise permanente. Nous avons acheté un appartement à un prix beaucoup moins élevé que ceux pratiqués en Israël. C’était le bonheur. Je me suis sentie chez moi. »

Un refuge à Berlin au cas où les choses se dégraderaient encore en Israël

Le calme, Avigail, écrivaine, et Sam, professeur de philosophie, tous deux la soixantaine bien sonnée, l’ont aussi trouvé à Berlin. Ils sont arrivés il y a quelques semaines et ont tout de suite acheté un petit pied-à-terre dans un quartier branché. Ils ne veulent pas, eux, déménager définitivement à Berlin, mais avoir un « refuge au cas où les choses se dégraderaient encore en Israël ». Ils comptent passer plusieurs mois de l’année à Berlin. « Quelle tranquillité ici ! » dit Sam, qui ne comprend pas vraiment la panique de Gil. « Nous n’avons absolument pas peur ici, et de vivre loin des sirènes, des alertes permanentes, quel soulagement ! Nous dormons la nuit. »

Le grand-père de Sam, juif de Francfort-sur-le-Main, possédait une grande librairie d’occasion. Il a quitté l’Allemagne pour la Palestine en 1933. « Pour nous, explique Sam, il s’agissait davantage de sortir notre argent d’Israël avant qu’il ne soit trop tard et de le mettre à l’abri dans l’immobilier. » De nombreux Israéliens ont suivi l’exemple d’Avigail et de Sam et ont acheté un appartement à Berlin, où les prix sont encore beaucoup plus abordables qu’à Paris ou à Londres. « C’était une décision très rationnelle. En outre, nous adorons Berlin, la douceur de la vie quotidienne. Les gens sont accueillants et nous avons des amis dans la communauté universitaire. »

La décision de Gil et Aviv laisse Sam perplexe. « Je crois que l’antisémitisme est beaucoup plus virulent en Angleterre qu’ici. Après le 7 Octobre, une université anglaise a annulé l’invitation qu’elle m’avait faite et il y a une très grande communauté pakistanaise. »

Gil et Aviv ont choisi Londres pratiquement au hasard. « Je ne suis allée à Londres qu’une seule fois il y a 20 ans, pour cinq jours, dit Gil. L’Angleterre est un pays que je ne connais absolument pas. Mais c’est au milieu de l’Europe, moins loin que les États-Unis, où le cauchemar Trump risque de se répéter, ou de l’Australie, où des manifestants ont hurlé “gazez les Juifs !” après le 7 Octobre. Quant à la France, c’est déjà un pays conquis par l’islam. Nous ne nous y sentirions pas en sécurité. Nous sommes allés en vacances à Paris après le 7 Octobre. C’est la première fois de ma vie que j’ai interdit à mes filles de parler hébreu dans la rue. L’Angleterre est le meilleur des mauvais choix. De toute façon, le 7 octobre 2023, le sol s’est dérobé sous nos pieds. Nous ne nous sentirons plus jamais vraiment en sécurité nulle part. »

Aviv, qui n’a pas réussi à apprendre l’allemand, est ravi. Plus besoin de devoir compter sur sa femme pour l’accompagner chez le médecin. Les filles ont décrété que, quand elles arriveront dans leur nouvelle école, elles diront à tout le monde qu’elles viennent d’Allemagne.

Par Pascale Hugues

Source lepoint