La réponse israélienne aux tirs de missiles iraniens peut précipiter la région dans une guerre dont personne ne connaît l’issue. Par Gérard Araud.
Le monde retenait son souffle dans l’attente des inévitables représailles après les tirs de missiles iraniens sur Israël. Deux types de cibles venaient à l’esprit, le programme nucléaire et les installations pétrolières. Apparemment, les Américains déconseillaient ce choix : dans le premier cas, les Iraniens ont enterré laboratoires et usines au point que leur destruction nécessitait une participation américaine à l’intervention.
En ce qui concerne l’arrêt de l’exportation de produits pétroliers, même si celle-ci ne représente que 4 % des capacités mondiales, il aurait entraîné une hausse brutale des prix sur les marchés mondiaux. L’opération a donc pris un autre aspect : le bombardement, à travers l’Iran, de sites strictement militaires, qu’ils soient liés aux gardiens de la Révolution islamique ou à la fabrication d’armements.
En tout cas, ces opérations soulignent une réalité sans précédent dans la région : Israël s’impose aujourd’hui comme le seul maître du jeu militaire et politique. Il apparaît d’autant plus comme « l’hégémon » du Moyen-Orient que les États-Unis non seulement ne faiblissent pas dans le soutien indéfectible qu’ils lui apportent, mais qu’ils sont encore incapables de s’opposer aux initiatives du Premier ministre israélien lorsqu’ils ne les approuvent pas.
Ils grognent, ils gémissent à l’occasion mais se contentent finalement du peu que leur concède Netanyahou. C’est Jérusalem qui dicte bel et bien sa loi à Washington. Il ne faut pas y voir l’action d’un lobby juif, mais l’attachement d’une grande majorité du peuple américain à l’égard d’un pays qui se présente comme une petite démocratie qui combat le terrorisme islamique ; lien qui est particulièrement fort chez les protestants évangéliques nourris d’Ancien Testament. Ce n’est pas en pleine campagne électorale que l’administration va risquer de froisser ces sentiments.
Sauver la face
Le monde arabe n’y peut rien. Les trois puissances traditionnelles de la région sont paralysées, l’Irak par ses divisions internes, la Syrie par une interminable guerre civile et l’Égypte par sa crise économique, politique et sociale. Restent des monarchies du Golfe, qui ne sont pas mécontentes des coups portés au Hamas et au Hezbollah et de l’affaiblissement de l’influence de l’Iran tout en veillant à rester ostensiblement neutres dans le conflit.
Que sortira-t-il de cette confrontation désormais directe entre Israël et l’Iran ? Téhéran voudrait éviter que l’escalade n’aille plus loin non par pacifisme mais parce qu’on y est conscient de la disproportion écrasante des forces. En un an, les États-Unis ont transféré 18 milliards d’aides à Israël, alors que le budget de la défense de l’Iran atteint péniblement 10 milliards…
C’est la raison pour laquelle, à chaque étape de l’affrontement, la réplique iranienne a été calculée avec le plus grand soin pour ouvrir la voie à un apaisement. La République islamique d’Iran devait réagir aux humiliations successives que représentent la destruction de son consulat à Damas (Syrie), l’élimination d’Haniyeh dans un bâtiment officiel à Téhéran, la décapitation de la direction du Hezbollah et finalement la mort de Nasrallah mais, à chaque fois, elle s’est contentée d’une action spectaculaire peu coûteuse en vies humaines. Il lui fallait sauver la face sans déclencher le feu du ciel.
Guerre civile
Qu’en sera-t-il cette fois ? Le dilemme de Téhéran est clair : Israël a conduit une opération de vaste envergure, mais de telle manière que la manifestation incontestable de sa supériorité ne s’accompagne pas d’une nouvelle humiliation spectaculaire de son ennemi.
L’Iran peut donc décider d’en rester là en niant publiquement l’ampleur de l’opération israélienne. Ce n’est pas acquis : nul doute qu’au sein du régime vont s’affronter radicaux et modérés, les premiers arguant que laisser le dernier mot à Israël, c’est bel et bien reconnaître son hégémonie régionale dans le langage des relations internationales. Ils vont donc se faire les avocats d’une nouvelle réplique.
C’est ce que certains espèrent d’ailleurs à Jérusalem, mais aussi parfois à Washington. Mes interlocuteurs de l’administration Biden déplorent certes que Netanyahou n’écoute pas leurs conseils de retenue et de prudence mais on sent aussi chez eux une dose d’admiration pour des opérations israéliennes qui affaiblissent la République islamique d’Iran et ses supplétifs. Ils en viennent à évoquer l’hypothèse du changement de régime à Téhéran, même si c’est pour s’empresser d’ajouter qu’ils n’y croient pas.
Par ailleurs, dans certains milieux néoconservateurs, on voit réapparaître les mêmes arguments qu’en 2003 : on argue, là aussi, qu’un régime détesté à Téhéran comme il l’était à Bagdad s’effondrerait en cas de défaite militaire. Qu’arriverait-il ensuite ? Bien peu s’en préoccupent.
C’est négliger que la République islamique d’Iran dispose d’instruments de répression dont elle sait user avec férocité si nécessaire. C’est oublier qu’aucune personnalité, aucun parti ne peut représenter une alternative politique crédible, le fils du chah moins que quiconque. C’est enfin risquer enfin de plonger un pays multiethnique de 90 millions d’habitants dans la guerre civile. Ce serait, en un mot, reproduire le désastre irakien à la puissance dix. Espérons que, quoi qu’il arrive, l’hubris israélienne n’ira pas jusque-là.
Gérard Araud