Le fondateur de MK2 fait l’objet d’une biographie et d’un film. Pour mieux comprendre cet homme au destin hors norme, il faut s’intéresser à l’histoire d’un petit garçon juif né un 7 octobre 1938 qui a dû fuir sa Roumanie natale à l’âge de 9 ans.
Que dirait à l’homme d’aujourd’hui ce petit garçon de 9 ans qui a quitté Bucarest avec ses parents pour fuir l’arrivée au pouvoir du Parti communiste ? La question prend de court Marin Karmitz, 86 ans. Il met un certain temps à y répondre, et de ce silence perce l’émotion. « La première réflexion qui me vient, dit-il d’une voix douce et déterminée, c’est que jamais je n’aurais pu faire ce que j’ai fait si je n’avais pas été accueilli par la France. Ce pays m’a ouvert tous les chemins du possible. C’est vrai que je me suis posé la question : si on était restés en Roumanie, que serais-je devenu sous Ceausescu ? » Il pense alors à son oncle maternel, qui, lui, s’est suicidé en Roumanie.
Depuis son exil forcé, Marin Karmitz a connu un destin hors norme. Son histoire est inconcevable, cet homme a vécu mille vies, il a bâti un empire au cinéma, les fameux MK2, après avoir épousé tous les métiers, d’opérateur à producteur en passant par la réalisation… Sans compter un parcours de militant, engagé dans la plupart des combats des XXe et XXIe siècles. Autant dire qu’il est impossible d’en brosser le portrait, d’en saisir tous les contours.
Quand il est arrivé en France, en 1948, l’enfant ne savait ni lire, ni écrire, ni s’exprimer en français. Chez lui, on parlait roumain. Sa mère, Diane Karmitz, jouera un rôle fondamental dans son éducation, francophile et francophone, elle se nourrissait de littérature, elle rêvait même de devenir journaliste à Paris. Pour elle, l’exil fut peut-être moins douloureux. Pour le père de Marin, il fut un drame : cet industriel, confortablement installé à Bucarest, perdait tout et devait recommencer à zéro.
À propos de son père, le fondateur de MK2 affirme : « La France l’a sauvé, sinon il aurait été enfermé dans les geôles du communisme. Mais c’était un déraciné, blessé moralement, il a eu du mal à trouver sa place et à gagner sa vie pour nous faire vivre. Pour lui, ça a été comme une dégringolade qui a duré un moment. Je n’avais pas compris à quel point il se battait pour que l’on survive. »
«La passion d’un jeune homme qui s’engage»
Quand on rencontre Marin Karmitz en ce début d’octobre, il est au centre d’une actualité intense. Ce sont les 50 ans de MK2 ; il fait l’objet d’une biographie fouillée et instructive, Marin Karmitz. Une autre histoire du cinéma (Flammarion), écrite par l’historien Antoine de Baecque, auteur de livres sur Godard, Truffaut, Rohmer et Chabrol, qui a eu accès aux archives de Karmitz ; ce dernier est également le personnage principal du film de Romain Goupil Souviens-toi du futur ! (sortie le 23 octobre). Et l’Institut Lumière, à Lyon, met en exergue sa collection de photos d’America America, jusqu’en janvier 2025, et l’expo « Marin Karmitz présente : Smith et Lukas Hoffmann », jusqu’au 10 novembre dans le cadre de la Biennale de Lyon.
Dans la biographie, Antoine de Baecque souligne que « rarement existence a épousé à ce point ses évolutions, ses crises ou ses ruptures, et rarement un homme a souhaité être aussi “contemporain”“ de son époque ». L’auteur explique que c’est dans les grandes migrations d’après-guerre que se situe « la microhistoire » de l’arrivée en France d’un enfant apatride qui découvre un pays, ses élans, sa générosité citoyenne, et ses impasses, aussi.
« Être de son temps, voilà la passion d’un jeune homme qui s’engage : contre la guerre d’Algérie, le grand combat de sa génération ; pour le cinéma, qu’il découvre sur son versant cinéphile, à la Cinémathèque et, par sa face moderne, la Nouvelle Vague, dont il est l’un des fils, ayant appris le cinéma à l’école et l’ayant désappris avec Godard et Varda, expérience qui le marque à jamais. »
L’image d’un pistolet collé sur son visage
On pourrait dérouler toute l’existence de Marin Karmitz, un journal n’y suffirait pas pour raconter ses audaces, ses engagements, ses erreurs, aussi (il a été maoïste), les années de crise ou ses succès pour cet homme qui se définit comme un « éditeur de films » à la tête d’un des plus beaux palmarès mondiaux avec sept palmes d’or à Cannes, trois lions d’or à Venise, une trentaine de César… Bien sûr que tout cela compte, mais au fond le plus fascinant est d’évoquer avec lui tout ce qui a forgé ce caractère bien trempé, tout ce qui a guidé chacun de ses choix. Alors, le chemin mène vers l’enfance, vers ce petit garçon juif de 9 ans né un 7 octobre de l’année 1938 (« Je ne pourrai plus fêter mon anniversaire », susurre-t-il).
D’ailleurs, dans les premiers instants du film de Romain Goupil, on l’entend s’interroger : « Pourquoi, après 1945, on ne parlait pas de ce qui s’était passé ? Toute ma vie a été marquée par la Shoah, par l’impensable, et par une génération qui a été incapable d’en parler. C’était une présence permanente, cachée, estompée, niée. C’est le cœur, c’est le fond. » Il y a une image qui ne l’a jamais quitté : celle d’un pistolet collé sur son visage, arme brandie par un membre de la Garde de fer (le parti fasciste roumain) pour faire parler sa mère, car son père était traqué. « Ce sont des heures de terreur, de terreur absolue », raconte-t-il. Durant de longues années, les cauchemars n’ont pas cessé.
Il n’a jamais pu oublier : « De toute ma vie après, je me suis dit : “Plus de pistolet sur la tempe”. J’ai fait en sorte qu’on ne me forcerait jamais à faire quoi que ce soit. » Et d’expliquer que, dans son métier de cinéaste, il a tout le temps tenté de dire non, de résister en faisant « des choses bizarres », c’est-à-dire des films engagés distribués dans quatre salles ou ceux de la Nouvelle Vague.
Les romans calmaient son angoisse
Quand on lui pose la question des motivations qui l’ont conduit à devenir ce producteur-distributeur-exploitant de salles singulier, on s’attend à ce qu’il réponde sur le plan artistique, voire politique, c’est encore l’intime qui nous guide : « Pourquoi je le faisais ? Tout simplement parce que c’était la seule façon que j’avais de vaincre la peur et ne pas me laisser emporter par cette peur. Par exemple, j’avais énormément de mal à parler en public et je bégayais ; j’étais extrêmement timide, je passais l’essentiel de mes journées seul, je n’ai pas eu de copain de classe jusqu’à l’école de cinéma. Cette solitude, cette angoisse, au fond, j’ai mis longtemps à la comprendre, c’est ce qui m’a amené à découvrir les livres. »
Les romans et les écrivains calmaient son angoisse. Les dimanches, il les passait sur les bords de la Seine chez les bouquinistes, ou à l’Orangerie. Les grands classiques et l’art exerçaient leur effet apaisant. Il entre à l’Idhec en 1957. La suite, on la connaît, avec 117 films produits ou coproduits. À un moment de la conversation, Karmitz dit simplement que le cinéma est le prolongement de sa passion pour la littérature, une autre manière de raconter.
Il y a un autre lieu essentiel où il a trouvé l’apaisement, c’est dans la découverte et la lecture des textes du judaïsme. Avec cette règle : on ne ment pas, on ne vole pas, on ne dénonce pas. « Ça a été surtout la découverte d’une question qui n’était pas posée chez moi : qu’est-ce que c’est qu’être juif ? Je crois qu’il y a autant de façons d’être juif que de Juifs… »
Par Mohammed Aïssaoui