Le dilemme d’Israël : entre légitimité et sécurité

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La disparition du chef du Hamas, Yahya Sinouar, principal architecte du 7 octobre, constitue un tournant symbolique et réel décisif. Mais Israël doit prendre conscience qu’en l’absence d’une solution politique, ses gains en sécurité ne suffiront pas à effacer ses pertes en légitimité, souligne Dominique Moïsi.

« Les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables. » La formule, classique et en apparence pleine de bon sens, est revenue à plusieurs reprises depuis l’élimination par Tsahal du chef du Hamas, Yahya Sinouar . D’autres leaders émergeront. Sa mort ne change, fondamentalement, rien. C’est la loi de la nature.

Et pourtant ? Il y a des êtres qui, pour le meilleur comme pour le pire, sont irremplaçables. Mandela appartenait à la première catégorie, Hitler et Staline à la seconde. La tentation est grande de voir une forme absolue d’anti-Mandela, en Sinouar. Un homme que la prison a transformé – à moins que ce ne fût sa nature profonde – en animal sauvage et pervers.

Les crimes barbares perpétrés le 7 octobre 2023 avaient pour objectif de rendre impossible toute solution au conflit israélo-palestinien. Après un tel déchaînement de sadisme et de cruauté, la volonté de revanche (et de vengeance) de l’Etat hébreu ne pouvait, dans le calcul de Sinouar, que conduire à l’approfondissement du conflit et à l’entrée en guerre non seulement du Hezbollah mais aussi de l’Iran .

Tout cela avait un prix bien sûr, qui serait payé principalement par les Palestiniens . Mais leur souffrance n’entrait pas en ligne de compte.

Une solution politique pour Gaza

Traqué, isolé, vaincu, Sinouar a connu une fin somme toute similaire à celle de Ben Laden, même si le chef du Hamas a été éliminé presque par chance, parce qu’il voulait voir la lumière et respirer l’air qui lui faisait tant défaut dans ces caves où il continuait de détenir les otages israéliens. Et non pas comme Ben Laden après une longue et systématique traque jusqu’au Pakistan.

La disparition de Sinouar est un événement considérable. Il est mort alors qu’il était à la tête du Hamas. Ben Laden était déjà marginalisé lorsqu’il fut « neutralisé ». La disparition du principal architecte du 7 octobre constitue un tournant symbolique et réel décisif. Elle ne saurait pour autant dispenser Israël de rechercher une solution politique pour Gaza.

Bien au contraire. La réoccupation n’est pas une option , pas plus que ne peuvent l’être la poursuite et l’élargissement de la guerre au Liban. Très largement victorieux sur le plan militaire, Israël doit désormais concentrer ses efforts à restaurer son image internationale, gravement endommagée au cours des derniers mois.

Israël en perte de légitimité

Israël doit prendre conscience qu’en l’absence d’une solution politique, ses gains en sécurité ne suffiront pas à effacer ses pertes en légitimité. Il en va de la survie de l’Etat hébreu, même si la coalition au pouvoir voit le futur comme une lutte manichéenne biblique.

Après l’élimination de Nasrallah et Sinouar, rien ne devrait s’opposer à ce que la question des otages (ceux qui restent en vie) retrouve la priorité qui aurait dû être la sienne.

Dans les secondes qui précèdent sa mort, Sinouar, dans un geste de défi et d’impuissance, jette de son seul bras encore valide un sabre en direction du drone qui le filme. Un moment perçu par ses partisans comme le symbole de son esprit de résistance.

Tension malsaine

Mais en cet ultime instant, il ne peut que constater son échec. Gaza réduit en cendres, le Hezbollah qui n’est venu que très symboliquement et très tardivement à son secours, l’Iran qui l’a de facto abandonné à son sort. Et l’Arabie saoudite plus préoccupée par l’Iran et ses créatures que par le sort des Palestiniens. Riyad n’a jamais dévié de la voie qui était la sienne, tout en se gardant de concrétiser son rapprochement avec Jérusalem en l’absence d’une solution à la question palestinienne.

L’élimination de Sinouar, le principal objectif de guerre d’Israël, ne devrait-elle pas être l’occasion de faire une pause au Moyen-Orient, de laisser retomber une tension malsaine qui pousse à toutes les dérives, à tous les excès, y compris dans notre pays, la France ?

Chantage

Les propos tenus il y a quelques jours en Conseil des ministres par le président de la République (pour peu qu’ils aient bien été prononcés) s’inscrivent dans cette catégorie de déclarations malheureuses, encourageant le Premier ministre d’Israël à faire la démonstration de son talent de polémiste. Rappeler à Israël qu’il devait son existence à un vote des Nations unies, pour condamner le comportement (répréhensible aux yeux du droit international) de l’armée israélienne à l’encontre des forces de la Finul, c’est ne pas intégrer le poids de l’Histoire et sa charge émotionnelle.

Même si dans l’accomplissement de sa mission, la Finul n’est ni claire, ni efficace. Laisser entendre que si les Nations unies avaient pu prévoir le comportement qui serait celui d’Israël, plus de soixante-quinze ans après sa création par les plus hautes instances internationales, elles n’auraient pas voté en faveur de la création de l’Etat, est une forme de chantage pour le moins problématique. Et surtout ne prend pas en compte le contexte fait de calcul et de remords qui prédominait à l’époque.

En 1948, il s’agissait pour l’URSS d’affaiblir l’Empire britannique. Et pour les Occidentaux (y compris les Etats-Unis qui avaient fermé leurs portes aux réfugiés juifs d’Europe) de réparer partiellement leurs torts. Peu leur importait que le péché de l’Occident fût en quelque sorte payé par les Arabes.

Fuite en avant quasi inévitable

Depuis la guerre de Gaza et son élargissement au Liban, le désamour d’Israël n’a fait que grandir sous le double effet de l’hubris et de la radicalisation de ses élites politiques.

Aussi, au lendemain de la mort de Sinouar, Israël se trouve à la croisée des chemins. Il peut, se sentant (légitimement) en position de force, chercher la voie d’un compromis et donc d’un cessez-le-feu contre la libération immédiate des otages. Ce serait la voie de la raison et de la sagesse. Et elle épargnerait sur de multiples fronts de nombreuses vies humaines tant arabes que juives.

Mais soyons réalistes, cette évolution est peu probable. Israël voudra pousser son avantage à Gaza comme au Liban. La personnalité de « Bibi » (un homme qui au-delà des calculs politiques se perçoit toujours davantage comme le seul sauveur possible d’Israël) et le calendrier des élections américaines ne rendent-elles pas cette fuite en avant quasi inévitable ? Et pourtant, en ce moment tragique, la priorité de Jérusalem après sa « victoire » spectaculaire devrait être de restaurer sa légitimité.

Dominique Moïsi (géopolitologue, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.)

Source lesechos