Gilles Lellouche, touffu tout flamme

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Adepte d’un cinéma sentimental et castagneur, le réalisateur et acteur, Gilles Lellouche, se révèle gentiment arnaqueur à la ville.

Attention, Gilles Lellouche a l’outrance majuscule et cela vaut pour son sentimentalisme comme pour sa triche constitutive. Au moindre jeu de société, il pipe les dés, abolit le hasard et cravache sans répit les pauvres petits chevaux. Jamais il ne laisse les autres gagner. Au Uno, il planque les cartes, et on parie qu’il galopait bien après la sommation, quand, en marge d’un tournage avec Vincent Lindon, il affrontait ce dernier à 1, 2, 3, soleil !

Méfiez-vous surtout de sa caricature, qu’il anticipe, esquisse, ou force à dessein. Le jour de l’interview, dans les locaux de sa production, il lance au photographe de Libé n’avoir à disposition que deux expressions. Et ça ressemble à une joue tendue à ses détracteurs qui voient en lui un monolithe du cinéma français, le menton baston et la toison poivre et sel, même s’il est actuellement peroxydé et qu’il souffre d’une otite récalcitrante. «Psychopathe de la symétrie», il redresse une photo au mur, avant de se soucier de l’image qu’il renvoie à l’objectif : «On voit quoi ? Le nez et deux oreilles ?»

Sur le bureau, un mug semble avoir son mot à dire. On y lit «Patron» et on adhère, tant l’étiquette lui colle aux basques. Hugo Sélignac, producteur et ami, décrit un embrouilleur sympathique et talentueux, un réalisateur libre, lent, aux idées arrêtées et à la mauvaise foi crasse : «Mais dans le bon sens du terme puisqu’il arrive toujours à nous embarquer.» Cédric Jimenez, réalisateur, pointe, lui, l’intelligence instinctive du quinqua qu’il qualifie d’«arrangeur de bidons». «Il a une vision très généreuse de la vie. Impatient, il déteste la contrainte et l’ennui, évolue en permanence dans une démesure joyeuse. Il n’aime pas faire des choix, il veut tout, le panache et les digressions. En cela, son film lui ressemble beaucoup.»

Dix-sept ans que l’Amour ouf trotte dans la tête de l’«éperdument romantique». Malgré des pauses en caisson de décompression, notamment pour réaliser le Grand Bain, dans lequel on découvre que la dépression du mâle sous Xanax est soluble dans le chlore à paillettes de la natation synchronisée, l’obsession a été capitale. Grossièrement résumée, l’intrigue tient en deux lignes : une lycéenne orpheline de mère tombe sous le charme d’un délinquant en herbe à mob pétaradante. Ces Roméo et Juliette nordistes vont se perdre, avant de se recroiser après une éclipse carcérale d’une décennie. C’est un peu Quand Harry rencontre Sally, version Dunkerque. Mais ce long métrage au budget stratosphérique, 32 millions d’euros, est aussi la déclaration d’un cinéphile à son art et la métaphore de la passion quand elle vous satellise loin. En couple avec Alizée Guinochet, créatrice d’une marque de bijoux, notre interlocuteur étale peu sa vie privée.

Mégalo sans langue de bois («on fait du cinéma pour s’exposer, non ?») il ne figure jamais au générique de ses propres films et angoisse de se retrouver au centre des attentions protocolaires. Ce dont témoigne son annulaire sans alliance. Jules, son fils de 2 ans, squatte le fond d’écran de son iPhone. Jouer avec lui, «c’est joyeux, ça convoque des souvenirs de l’enfance de ma fille, de la mienne. Mais je ne tiens guère plus d’une demi-heure», concède le père tardif. Ava, qu’il a eue avec l’actrice Mélanie Doutey, a 15 ans, Dessa, la fille de sa compagne, 13. Zone de turbulences maximales, l’adolescence l’inquiète à cause des réseaux sociaux et des risques de harcèlement. Lui s’est barré de X, emportant ses clics et quelques claques.

Le biotope initial se situe près de Fontainebleau. A l’époque, la campagne traîne son spleen et le vidéoclub est l’unique attraction. On note déjà, chez le fan de Coppola, un penchant pour la surenchère des films d’horreur. Elève timide, puis turbulent, il passe des heures à dessiner, et se projette aux beaux-arts. Le reste du temps, coincé dans son ascenseur émotionnel, il échafaude des scénarios que la réalité chamboule sans pitié. «La projection alphabétique du prénom de mon hypothétique amoureuse devait correspondre au nombre de carreaux de la fenêtre de ma chambre, explique-t-il avec sérieux. Cela ne voulait pas dire qu’elle ressentait quelque chose pour moi, mais que le hasard ou la chance étaient de mon côté.» Vers 16-17 ans, pour rejoindre sa copine, il pique la voiture de sa mère, l’embourbe dans un raccourci gadoueux. Ire du père, un Juif pied-noir, tour à tour maçon, bijoutier, chef d’entreprise et expert-comptable.

On a oublié de demander si sa mère, une Bretonne catholique aux origines irlandaises, chanteuse de galas reconvertie dans la parfumerie, avait souri de l’exploit. Après le bac, Lellouche opte pour le Cours Florent. L’enchaînement est classique, le fourbe Scapin découvert au collège mène au théâtre, puis au chômage. Suivront sept ans dans le business des clips, notamment pour NTM et MC Solaar, ce qui affûte le regard du gaillard. Hors cadre, il apprécie Invader, artiste de rue aux mosaïques ultra-pixélisées, Georges Mathieu, fondateur de «l’abstraction lyrique», ou Leelee Sobieski, actrice passée de Eyes Wide Shut aux toiles qu’elle peuple d’aliens et d’amibes.

A quelques heures du concert de Janet Jackson à Bercy, le nostalgique des années 80-90 piaffe d’impatience. Il regrette un monde où le désœuvrement générait de la créativité. Véritable jukebox, son film diffuse du son à plein tube, notamment les titres de Billy Idol, The Cure ou Prince. A l’image, on retrouve l’iconique cabine téléphonique, refuge de plusieurs générations trucidé par l’avènement des portables, ou le Flanby, dessert gélatineux dont le nom l’éclate «le seul truc que je mangeais à la cantine !».

Perturbé par l’embourgeoisement, l’homme possède son appartement dans le Ve arrondissement, mais refuse de mettre des billes dans des placements financiers. Quant à la politique et au nouveau gouvernement, ils lui inspirent un certain lyrisme. «J’ai l’impression d’entendre des bruits sourds dans une pièce capitonnée, analyse-t-il, de faire du surplace. Je ne comprends pas leur tambouille idéologique. A vrai dire, je regrette que Cazeneuve ne soit pas Premier ministre.»

Tandis qu’on blablate, Eros fait la courte échelle à Thanatos, alors on bifurque vers cet inéluctable point final. Vieillir n’est pas réellement le sujet, ce qui l’afflige, ce sont toutes ces premières fois qui ne reviendront plus. Favorable à une loi sur la fin de vie, il se dit sidéré par «cette morale dont tout le monde s’arrange pour coller les vieux en Ehpad et les réduire à un état de soumission enfantine». Avant de mourir, cet obsédé de l’espace voudrait se mettre en orbite, et tester «l’ultime relativité de notre divine, sublime et ridicule existence».

Signataire de la tribune parue dans Libé des 200 hommes contre la domination masculine, il valide la démarche. «Ce texte correspond à un endroit de lucidité que les hommes ne peuvent plus ignorer. Et j’ai envie de participer à cette glorieuse évolution. N’en déplaise à certains.» Hasard ou coïncidence, sur le mug, on avait mal lu. En réalité, il était écrit… «Patronne».

5 juillet 1972 Naissance à Savigny-sur-Orge (Essonne).
2004 Coréalise, avec Tristan Aurouet, Narco.
Octobre 2018 Réalise le Grand Bain.
16 octobre 2024 Sortie de son dernier film l’Amour ouf.

par Nathalie Rouiller

Source liberation