Yonathan Arfi : « Le 7-Octobre est aussi un choc français »

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Yonathan Arfi revient, dans un entretien au « Monde », sur l’onde de choc de l’attaque terroriste du Hamas en Israël, et sur la vague d’actes antisémites qui a suivi.

Une cérémonie de commémoration est organisée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), lundi 7 octobre, au Dôme de Paris-Palais des sports, en hommage aux victimes de l’attaque terroriste du Hamas en Israël et en soutien aux otages. Pour son président, Yonathan Arfi, le 7-Octobre est « aussi un révélateur des fractures françaises ». Depuis un an, la France vit, à ses yeux, une période de « clarification des positions des uns et des autres au sujet de l’antisémitisme ».

Quel souvenir avez-vous du 7-Octobre ?

Ce que je garde, c’est le sentiment soudain d’une insécurité vertigineuse et d’une immense vulnérabilité. Pour les juifs du monde entier, l’Etat d’Israël occupe depuis sa création une fonction symbolique de réassurance. Ce jour-là, au-delà du traumatisme face aux images en temps réel d’un massacre abominable, c’est aussi cela qui s’est effondré. Le 7-Octobre a fait resurgir les fantômes des persécutions de l’histoire. Si, depuis, ce sentiment de vulnérabilité s’est peu à peu estompé, le traumatisme laisse des traces : comme une forme de régression historique, comme si nous avions été projetés dans des temps que nous pensions révolus où le peuple juif était plus fragile, plus menacé, plus persécuté.

Qualifieriez-vous l’attaque terroriste du Hamas de « pogrom » ?

Le 7-Octobre restera comme un événement unique qu’on ne peut réduire à une catégorie existante. Par certains aspects, c’est un pogrom, par d’autres, c’est un acte de terrorisme de masse comme le sont le 11-Septembre ou le 13-Novembre. Si les images de ces populations civiles livrées à la barbarie des hordes du Hamas ont renvoyé l’inconscient collectif juif aux images des pogroms, le 7-Octobre reste, pour l’instant, inclassable. Nous commémorerons dans deux jours ce massacre, alors même que dans la tradition juive, au bout d’un an, on passe symboliquement du temps du deuil à celui du souvenir. Mais comment passer au temps du souvenir, alors que la guerre est toujours en cours, alors qu’il y a encore des otages ?

Qu’est-ce que le 7-Octobre a changé pour les Français juifs ?

Des premières images du 7-Octobre, beaucoup n’ont vu que des assaillants palestiniens attaquant des Israéliens. Pourtant, en abattant leurs victimes, ce que hurlent les terroristes du Hamas, ce n’est pas « Mort aux Israéliens », mais « Mort aux juifs » ! Ce que perçoivent nettement les Français juifs, à ce moment-là, c’est le moteur qui se met à l’œuvre, celui de l’intention génocidaire et de la haine des juifs. Bien au-delà d’un conflit géopolitique, le 7-Octobre est d’abord l’épicentre d’un puissant séisme antisémite, dont les répliques se font sentir dans le monde entier.

A 8 heures, ce 7 octobre 2023, mon premier réflexe, en tant que président du CRIF, est d’ailleurs d’appeler le cabinet du ministre de l’intérieur pour alerter sur les risques immédiats de répliques dans notre pays. Car l’antisémitisme, c’est avant tout un phénomène d’activation, de libération et de mimétisme. Attention aux fausses causalités : son moteur n’est pas l’indignation face aux difficiles images de Gaza. Ce sont les images de juifs massacrés qui ont déclenché la vague de passages à l’acte. En effet, dès le 8 octobre, avant même toute riposte d’Israël, les incidents se sont multipliés en France. Comme ce fut le cas après les attentats de Toulouse en 2012 et de l’Hyper Cacher à Paris en 2015 dans les jours et les semaines qui ont suivi les attaques.

Chaque poussée de fièvre au Proche-Orient provoque pourtant une poussée d’antisémitisme en France…

C’est un déclencheur, mais il y en a d’autres, comme on l’a vu lors des attentats de Toulouse ou de l’Hyper Cacher. Si l’antisémitisme en France s’embrase quand il y a une étincelle au Proche-Orient, je crains, en revanche, que cela ne se calme pas, même si le conflit devait s’apaiser. Dans les années 1990, les actes enregistrés par le ministère de l’intérieur se limitaient à quelques dizaines par an ; à partir du début des années 2000 et de la seconde Intifada, ils sont passés à plusieurs centaines chaque année, et en 2023 puis 2024 ils se comptent en milliers [1 676 en 2023 – dont près de 1 400 entre le 7 octobre et le 31 décembre –, contre 436 en 2022, selon les chiffres du Service de protection de la communauté juive, qui s’appuie notamment sur les statistiques du ministère de l’intérieur]. C’est la démonstration qu’à chaque fois on change d’échelle, mais jamais on ne revient en arrière.

Avec le 7-Octobre, un nouveau seuil a été franchi. Car c’est aussi un choc français. C’est un catalyseur et un révélateur des crises et des fractures françaises. Depuis un an, nous ne vivons pas une période de révolution, mais de révélation et de clarification des positions des uns et des autres au sujet de l’antisémitisme.

Pensez-vous aux déclarations de certains élus de La France insoumise (LFI) ?

Depuis le 7-Octobre, le monde juif subit les coups de boutoir de LFI, qui a hystérisé à marche forcée le débat public autour de la question de Gaza. Pendant les élections européennes puis législatives, le parti de Jean-Luc Mélenchon en a fait sans vergogne son fonds de commerce électoral, en sachant pertinemment que cette stratégie entraînerait la stigmatisation et donc la mise en danger des Français juifs. Pour beaucoup de juifs, l’alliance de la gauche républicaine avec LFI, malgré ce fossé les séparant sur la question de l’antisémitisme, a donc été vécue comme une trahison.

Je le dis avec gravité : Jean-Luc Mélenchon a redonné une caution politique à l’antisémitisme dans notre pays. Il est le premier responsable de sa flambée en France. Comment la gauche socialiste, dont la lutte contre l’antisémitisme fait partie de la colonne vertébrale depuis l’affaire Dreyfus, peut-elle encore le juger fréquentable ? Par ses complaisances et ses ambiguïtés, Jean-Luc Mélenchon s’est placé en dehors du champ républicain. Et, de manière plus générale, je lui reproche d’avoir assumé une stratégie de chaos et d’outrance dans notre débat public, qui fait le lit de tous les populismes. Par sa stratégie communautariste, par sa radicalité et ses provocations, en alimentant les peurs des Français, il se retrouve de fait l’allié objectif du Rassemblement national [RN].

Une partie de la communauté juive aurait elle-même basculé vers le vote RN…

Je vous mets au défi de le démontrer. C’est une partie du narratif du RN de dire qu’il aurait le soutien des juifs. Les Français juifs sont des Français comme les autres et sont traversés par les mêmes peurs et les mêmes crispations. Mais, malgré la progression de l’antisémitisme qui pourrait rendre les discours populistes attractifs, le monde juif résiste largement à la tentative de séduction du RN.

Ma responsabilité en tant que président du CRIF est d’éviter tout risque d’instrumentalisation et de récupération politiques du combat contre l’antisémitisme. Nous avons toujours été très clairs sur la ligne « ni RN ni LFI ». Si le RN d’aujourd’hui n’est plus exactement le Front national d’il y a trente ans, on ne change pas l’ADN d’un parti en une campagne électorale, et les valeurs juives nous tiendront toujours éloignés des partis populistes, a fortiori s’ils portent un projet d’exclusion.

Il n’en reste pas moins que ce qui affecte le quotidien des juifs aujourd’hui, c’est le discours de LFI. Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, l’antisémitisme est désormais alimenté à tous les étages de la société : un antisémitisme populaire nourri de préjugés et de stéréotypes, que l’on trouve statistiquement surreprésenté chez les sympathisants de l’extrême gauche, de l’extrême droite et chez les musulmans ; un antisémitisme religieux, porté par la progression de l’islamisme ; un antisémitisme jeune et connecté, galvanisé par les réseaux sociaux et brandissant la cause palestinienne comme un slogan ; un antisémitisme branché, avec un vernis de mondanité acceptable – il y a vingt ans, c’était Dieudonné, aujourd’hui, c’est Guillaume Meurice ; et puis, vous avez le dernier étage de la fusée, un antisémitisme politique avec des élus LFI qui en font une stratégie électorale. Le tout est inédit. Et très préoccupant.

Pensez-vous que la politique menée à Gaza par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, soit génératrice d’antisémitisme en France ?

C’est une excuse, une justification évidemment fallacieuse. L’antisémitisme s’appuie toujours sur les mots du moment pour porter son message plus loin. Je refuse de considérer que les juifs en sont responsables. Le premier responsable, c’est toujours l’auteur de l’acte antisémite. Et les auteurs de ces actes sont nés en France, ils ont grandi en France, c’est un sujet français. L’antisémitisme est aujourd’hui catalysé par la haine d’Israël, l’islamisme et les dynamiques complotistes.

L’assaillant de la synagogue de La Grande-Motte [attaque perpétrée dans l’Hérault, le 24 août] portait un drapeau palestinien autour de la taille et un keffieh autour du cou. Il a mené un projet d’attentat antisémite littéralement drapé dans la cause palestinienne. Non pas que cette cause soit illégitime, mais il faut avoir conscience de son dévoiement par des antisémites qui l’utilisent pour désigner les juifs comme des cibles légitimes. C’est ce que révélait l’étude de la Fondapol [Fondation pour l’innovation politique] publiée en mai : 35 % des 18-24 ans déclarent qu’il est justifié de s’en prendre à des juifs en raison de leur soutien à Israël. Nous avons un combat politique à mener : faire entendre que la haine d’Israël, pas la critique d’Israël, et le rejet de son droit à l’existence sont un masque de l’antisémitisme.

Certains pourraient attendre, voire espérer, que des responsables de la communauté juive s’expriment officiellement sur la politique de Benyamin Nétanyahou à Gaza…

Les institutions juives françaises se tiennent aux côtés des Israéliens et de l’Etat d’Israël face à des organisations terroristes, comme chacun le fait quand une démocratie est attaquée. Et, en tant que juifs, en tant que français, nous déplorons bien entendu toutes les victimes civiles, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes. Mais l’assignation des juifs à s’exprimer sur le gouvernement israélien est une forme d’essentialisation inacceptable. Je ne suis pas israélien. Je ne suis ni l’ambassadeur ni l’opposant politique de Benyamin Nétanyahou. Les Français juifs dans leur ensemble ne sont ni les ambassadeurs ni les opposants politiques du gouvernement israélien. Ce débat appartient aux Israéliens. Quelle stratégie adopter pour libérer les otages ? Comment mener une guerre moralement face à des groupes terroristes cachés au milieu des civils ? Ce sont des débats difficiles, que la démocratie israélienne n’esquive pas et c’est ce qui distingue le pays des régimes autoritaires.

Comment comprendre que le mouvement de soutien à la cause palestinienne tel qu’il s’exprime dans la rue soit apparemment moins important en France que dans certains pays anglo-saxons, comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis ?

Il s’agit d’abord de ne pas minorer la gravité de la situation en France, où des étudiants juifs sont ostracisés, où des parents ont peur pour leurs enfants, où des familles modifient leur patronyme sur des applications mobiles… Mais je constate que les mobilisations propalestiniennes les plus violentes, marquées par des débordements antisémites dans les rues ou les universités, n’ont pas atteint le niveau de pays anglo-saxons. Cela me conforte dans l’idée que le multiculturalisme, en cultivant l’assignation identitaire, n’est pas un rempart contre l’antisémitisme, au contraire. Pour les Français juifs, le salut est toujours venu de l’universalisme républicain, qui promeut l’émancipation et l’esprit critique.

L’antisémitisme est un marqueur fidèle de la vitalité de notre démocratie. Quand il progresse, c’est que la République vacille, lors de l’affaire Dreyfus, ou est évincée, au moment de Vichy. La période actuelle traduit aussi un affaiblissement des idéaux républicains. Il y a dans notre pays une communauté de destin entre les juifs et la République.

Pensez-vous que les opérations militaires d’Israël contre le Hezbollah au Liban puissent avoir un impact sur l’esprit des commémorations ?

Le massacre du 7-Octobre sur le territoire même d’Israël a généré pour tous les juifs une angoisse existentielle qu’on pensait révolue. La capacité retrouvée d’Israël à se défendre aujourd’hui face à des attaques répétées sur des fronts multiples restaure incontestablement le rempart face à ce sentiment de vulnérabilité. Les guerres qu’il mène contre le Hamas et le Hezbollah constituent, au fond, une seule et même guerre existentielle contre l’Iran. Ce même Iran qui, au-delà d’Israël, vise les juifs du monde entier et qui, allié à la Russie et soutenu par la Chine, menace l’ensemble de nos sociétés démocratiques…

Si je comprends les liens historiques qui unissent la France et le Liban, je suis en revanche frappé de l’absence de dénonciation claire du Hezbollah comme organisation terroriste par les autorités de notre pays, alors même qu’il a assassiné des dizaines de Français. Les Etats-Unis et le Canada, par exemple, ont été plus explicites. Si nous voulons être utiles, nous devons dire haut et fort ce que les Libanais ne peuvent plus dire et dénoncer, l’emprise du Hezbollah, qui a pris en otage le pays pour le livrer à l’Iran.

Source lemonde