La multiplication des actes antisémites depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre 2023 a « poussé les juifs à s’invisibiliser en France ». Ce devrait être impensable en République, souligne, dans un entretien à « Ouest-France », le grand rabbin de France, Haïm Korsia.
Fin octobre 2023, après l’attaque terroriste du Hamas en Israël, un sondage de l’Ifop montrait que 48 % des personnes interrogées considéraient que les Français juifs étaient plus en danger depuis le déclenchement du conflit et redoutaient qu’il ne s’exporte sur notre sol. Dans le même temps, 60 % disaient faire confiance aux pouvoirs publics pour assurer leur sécurité. Cela n’a pas empêché le nombre d’actes antisémites d’atteindre des taux records dans les mois qui ont suivi.
Depuis le 7 octobre, 22 000 nouveaux immigrants sont arrivés en Israël, ont indiqué en juillet dernier l’Agence juive et le ministère de l’Immigration et de l’Intégration. Le nombre de dossiers ouverts en France depuis le début de la guerre a augmenté de 510 %. Au total, 6 440 personnes, contre 1 057 personnes à la même période il y a un an, avait à cette date ont ouvert un dossier d’alya, préparant un départ en Israël, selon l’agence accompagnant les demandeurs. Haine des juifs, renoncements, soutiens… Qu’est ce qui a changé depuis le 7 octobre 2023 pour les juifs en France ? Haïm Korsia, grand rabbin de France, défenseur du dialogue interreligieux, répond à Ouest-France. Auteur du livre Comme l’espérance est violente, paru aux éditions Flammarion, il évoque sa foi en la paix, en l’unité et en la République.
Comment a évolué la situation des juifs de France depuis le 7 octobre 2023 ?
Nous avons pris conscience que, la haine qui s’est manifestée en Israël a pris la même forme chez nous. Le massacre au festival de musique Nova nous a rappelé celui du Bataclan, à Paris, en novembre 2015. On a vu des signes de fraternité formidables. On aurait pu imaginer un temps de solidarité. Mais la haine s’est déversée avec une violence inouïe : entre octobre et décembre, les actes antisémites ont bondi de 1 000 %. Dans la période, le taux d’élucidation des faits a également atteint un niveau inédit. L’État a mis les moyens pour trouver et déférer les coupables.
Sous quelle forme cet antisémitisme se manifeste-t-il ?
Une violence au quotidien. C’est ma fille qui commande un plat et qui n’est pas livrée parce qu’il provient d’un restaurant casher. C’est ce livreur, dénoncé et sanctionné parce qu’il a refusé une course pour des clients juifs à Strasbourg. C’est un individu qui se met à hurler contre un juif dans un tramway, à Montpellier et que les passagers autour, qui ont eu une réaction formidable, ont mis dehors. L’agresseur a été retrouvé et condamné.
Cet antisémitisme au quotidien pousse tant et tant de juifs à ne plus porter la kippa en dehors de la maison, à retirer la mézouzah de la porte de leur domicile, à demander un sac neutre au magasin casher ou à masquer tout signe distinctif. Cette injonction à s’invisibiliser, c’est la double peine, terrible, de l’antisémitisme. Ce devrait être impensable en République.
Des masques sont tombés, estimez-vous… Lesquels ?
Comment ne pas s’émouvoir du sort des otages retenus par le Hamas ? Pourquoi, tant d’associations féministes n’ont pas eu un mot pour s’élever contre le traitement infligé aux femmes qu’on pourrait violer, chosifier, déshumaniser parce qu’elles sont Israéliennes ? Nous avons, en France, la culture de la fraternité, pas simplement parce que cela figure dans le triptyque républicain, mais parce que c’est comme cela qu’on construit la citoyenneté. L’identité n’empêche pas l’altérité. Il y a cependant des gens avec qui on ne peut plus faire grand-chose. Comment parler avec quelqu’un qui compare le Hamas à un mouvement de résistance ?
Vous faites allusion aux déclarations polémiques de Jean-Luc Mélenchon et d’élus insoumis ?
Ces propos, répétés, ça dit qui vous êtes. Jean-Luc Mélenchon envoie des signaux très clairs, antisémites, à son électorat en jouant sur les pulsions les plus sombres d’une partie de son électorat. Il entraîne la rage, la haine dans son sillon. C’est une responsabilité historique immense pour quelqu’un qui a tourné le dos aux valeurs de culture et de laïcité qu’il défendait dans le passé.
La politique de Netanyahou est critiquée. Considérez-vous que sa réponse depuis le 7 octobre est mesurée ?
Son but est de protéger sa population. C’est une guerre de défense qui consiste à empêcher le Hamas d’accomplir sa volonté d’éradiquer Israël. Ce but sera atteint quand la stabilité sera assurée et que le Liban reprendra une dimension réelle d’État. J’ai été aumônier militaire. Je n’oublie pas l’attentat de Hezbollah qui a tué 58 parachutistes français au Drakkar, à Beyrouth, en 1983. En France, on sait qui sont les méchants.
Qu’on fasse de la lutte une grande cause nationale. L’État doit y consacrer tous les outils dont il dispose. Avec l’affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle, la République a tangué, mais elle l’a emporté. Chaque fois qu’on a défendu la République, on a amélioré la condition des juifs. Leur situation est le reflet de l’état global de la société. J’ai été bouleversé par la déclaration de l’épiscopat français, le 1er février 2021, affirmant que cette lutte est aussi l’affaire de l’Église catholique. Que c’est un devoir en tant que catholique et citoyen. Il faut lutter contre le séparatisme, contre la communautarisation de la vie sociale. La société doit être unitaire, pas uniforme. Chaque citoyen apporte quelque chose à l’ensemble. Il n’y a rien d’autre que la République pour nous rassembler.
Il vous a été reproché d’allumer une bougie, le 7 décembre 2023, à l’Élysée, en présence d’Emmanuel Macron, pour la célébration de la Hanoukka, la fête des lumières. Ce geste sortait-il du cadre de la laïcité ?
Ça m’a valu une blague récurrente. À Johnny Hallyday, qui allumait le feu, on a fait des obsèques nationales, moi, on m’est tombé dessus pour quelques bougies… La loi de 2004 interdit l’affichage de signes religieux dans l’espace scolaire. Il n’y avait rien de dérogatoire dans ce geste, à moins de considérer que l’Élysée est une école. Des rabbins étaient venus remettre un prix au président récompensant son implication inlassable pour la lutte contre l’antisémitisme. C’était un message adressé à l’ensemble de la communauté juive de France, afin de montrer que ce culte à sa place, comme tous les autres, à la table de la République. Et je ne connais pas un maire d’une grande ville avec qui je n’ai pas allumé une bougie en mairie pour cette fête. La laïcité, un concept essentiel, vital, ce n’est pas l’athéisme qui cherche à oblitérer le fait religieux dans l’espace public.
Vous avez déploré que peu d’imams aient pris part à la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre 2023…
Qu’y a-t-il de gênant à marcher pour la République et contre l’antisémitisme ? Que les structures officielles de l’islam de France n’aient pas appelé à y prendre part m’a déçu. Heureusement, des musulmans ont participé à la manifestation.
Vous êtes un ardent défenseur du dialogue interreligieux. La situation au Moyen Orient le rend-elle plus difficile ?
Ce dialogue n’a jamais cessé. Cet horizon de fraternité, on a démontré qu’il existait, cet été, à Paris, au centre interreligieux du village olympique. On nous a vus rire ensemble, l’imam, le pasteur, le prêtre, le rabbin, l’orthodoxe, le bouddhiste… Ça a été un moment merveilleux.
Le nombre de dépôts de dossiers pour l’alya est reparti à la hausse depuis le 7 octobre. Qu’est-ce qui pousse ces Français à vouloir refaire leur vie en Israël ?
Cette réalité dit quelque chose et doit nous faire réfléchir. Mais il ne faut pas oublier que l’on vit dans un monde plus ouvert, que nos enfants vont étudier partout dans le monde, à New York, Londres, Madrid, Porto ou Rome. Il faut que ce choix d’alya soit voulu, pas contraint. Ces départs ne sont réussis que s’ils se font dans des conditions positives.
Qu’est-ce qui vous fait garder espoir ?
Après la guerre viendra la paix. C’est l’espérance de tous. Il faut espérer reconstruire au Moyen-Orient, ici, et partout ailleurs dans le monde. Il ne peut pas en être autrement. Le seul horizon possible, pour ces états voisins, c’est la paix, forcément. Il leur faut rêver de vivre ensemble, heureux.
Alan Le Bloa