Boris Cyrulnik : «Le pogrom du 7 Octobre a renforcé mon sentiment d’appartenance au monde juif»

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Le neuropsychiatre, Boris Cyrulniks, e confie sur sa spiritualité et s’alarme du retour des discours de haine qui lui rappellent ceux des nazis.

Né le 26 juillet 1937 à Bordeaux, Boris Cyrulnik avait 5 ans quand ses parents furent arrêtés et déportés par les nazis. Ils ne revinrent pas des camps. Le petit garçon, caché pendant la guerre, qui échappa de justesse à la rafle de Bordeaux de juillet 44, fut élevé par sa tante maternelle, seule survivante de la famille. Et il est devenu le grand médecin neuropsychiatre que l’on connaît, qui a popularisé, à travers plusieurs livres à succès et de nombreuses interventions médiatiques, le concept de « résilience », permettant aux individus ayant vécu des traumatismes de renaître à partir de cette souffrance. Comme il nous le confie, Boris Cyrulnik s’est forgé sa propre spiritualité dans ses relations aux autres, à l’art, à la nature.

L’homme qui n’avait personne autour de lui, souligne-t-il, pour lui transmettre une culture religieuse ne s’est jamais senti juif autrement que « dans le regard des antisémites ». Les attaques du Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre 2023 ont tragiquement raffermi cette identité, comme il nous l’explique, s’inquiétant du retour des mêmes discours de haine qu’il a subis enfant, et qui ont tué ses parents.

Le Point : Avoir une vie spirituelle, cela fait-il du bien ?

Boris Cyrulnik : Oui et non. Il est inévitable qu’un être humain cherche à se représenter ce qu’il ne perçoit pas. Une telle démarche peut procurer le bien : Dieu me protège, il y a une vie après la mort… Mais elle peut aussi générer le mal : le diable me surveille, les immigrés envahissent le monde, les juifs complotent pour prendre l’argent… La vie spirituelle, c’est une aptitude à reproduire une représentation d’un monde impossible à percevoir et elle peut provoquer soit des sentiments de protection, soit des réflexes de persécution.

L’exercice spirituel favorise-t-il l’épanouissement neurocognitif ?

Notre cerveau est capable de ces performances. Nous possédons un connectome, c’est-à-dire des neurones qui peuvent s’associer afin de produire des représentations sans perception. Ce qui est très différent de l’imaginaire, qui est alimenté par des perceptions passées, souvent douloureuses. C’est pourquoi il y a deux fois plus de dépressifs chez les artistes, qui agencent leur mémoire souffrante pour en faire un roman, une pièce de théâtre, un film.

La prière diffuse-t-elle dans le cerveau une énergie bienfaitrice ?

Si l’on est croyant, indéniablement : la prière nous met en disposition pour appeler au secours celui ou celle dont on croit qu’il ou elle nous protège. Elle a donc un effet bénéfique sur le cerveau. On a constaté que l’encéphalogramme d’un croyant se régularise en quelques minutes, et on voit apparaître un rythme alpha à huit cycles par seconde, preuve d’un sujet décontracté et relaxé. Beaucoup de croyants, quand ils subissent une bouffée d’angoisse, se sentent apaisés quand ils se mettent en posture de prière. Un non-croyant peut se placer dans la même posture et réciter les mêmes mots, cela n’aura aucun effet sur lui.

Avec la méditation, l’effet est-il semblable ?

Non, parce que la méditation est purement une technique corporelle. Elle permet la relaxation, mais elle n’obéit pas à un rituel, elle est in-spirituelle.

Croire en Dieu, cela favorise-t-il la résilience ?

Clairement, oui. Parce que l’individu se montre capable de se fabriquer une représentation protectrice. Les croyants, qu’ils soient chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes…, participent mieux aux soins et leurs résultats thérapeutiques sont meilleurs. Ces effets ont été scientifiquement évalués. On est en présence d’un facteur de protection qui contribue à la résilience.

La question spirituelle joue-t-elle un rôle dans votre vie ?

Ma spiritualité est faite d’art, d’attention à la condition humaine, de curiosité pour le monde vivant. Je ressens du plaisir à comprendre des représentations qui ne sont pas présentes, à essayer de trouver des voies pour améliorer la condition de notre univers vivant, donc du monde qui m’entoure. La spiritualité telle que je la comprends, c’est une forme de laïcité, au sens voltairien : tous les êtres humains peuvent accéder à Dieu, à l’art, à la condition humaine. Cette démarche amène à respecter toutes les religions. Elles sont toutes respectables. À condition qu’elles ne se transforment pas en armes pour prendre le pouvoir.

En tant qu’individu, avez-vous déjà été attiré par les religions ?

La religion est très différente de la spiritualité. La religion est une chose contextuelle. Elle dépend de la culture de chacun. Si vous arrivez au monde en Égypte ou au Japon, aujourd’hui, il y a de grandes chances pour que vous deveniez musulman ou bouddhiste. La spiritualité est une condition intemporelle. Quand j’étais gamin, dans un environnement difficile, personne ne m’a appris à faire appel à Dieu. J’en ai donc déduit que je ne pouvais compter que sur moi ou sur celles et ceux qui me voulaient du bien.

Quand je pénètre dans une église, une mosquée, ou des temples bouddhistes comme il m’est arrivé au Japon, je découvre une œuvre d’art. Ma spiritualité englobe toutes les religions sous la forme d’art. Mais je n’ai jamais rencontré Dieu. Surtout, Dieu n’a jamais voulu me rencontrer. Il n’a pas voulu de moi. Il ne m’a jamais fait signe. À la différence de Paul Claudel qui, lui, entre dans la cathédrale Notre-Dame de Paris avec une bouffée d’angoisse, s’y trouve saisi par une révélation et devient chrétien.

J’ai eu beaucoup de patients qui m’ont expliqué avoir ainsi rencontré Dieu après une bouffée d’angoisse. L’angoisse est très différente de la peur. Quand on a une angoisse, le danger vient de partout, il n’a pas de forme particulière. Avoir la foi est très apaisant. Voilà pourquoi les enfants, souvent, découvrent Dieu à partir de la parole maternelle. Moi, je n’ai pas eu cette possibilité. Ma mère, comme mon père, est morte en déportation.

Vous sentez-vous juif ?

Je me sens juif au sens de Sartre : ce sont les autres qui m’ont fait juif. Et les autres étaient soit des nazis, soit des collaborationnistes français. Quand j’étais enfant, être juif, c’était être condamné à mort. Autour de moi, tous les gens sont morts pendant la guerre. La plupart des membres de ma famille ont disparu, soit dans les camps, soit dans l’armée, soit dans la Résistance. Je me suis senti juif dans le regard des antisémites. J’ai vécu quatre-vingts ans en paix. Et aujourd’hui, hélas, je vois ressurgir les mêmes phrases que j’entendais enfant, en 1940, véhiculant tous ces préjugés malfaisants sur les juifs qui font pression sur moi.

Les assassinats du 7 Octobre par le Hamas ont-ils renforcé votre identité juive ?

L’incroyable pogrom du 7 Octobre a été suivi des bombardements d’Israël par le Hezbollah le 8 octobre. J’étais à Paris à ce moment-là et, quand je suis rentré dans ma ville de La Seyne-sur-Mer, le port était bloqué par des drapeaux palestiniens, alors que l’on ne connaissait pas encore la réaction des Israéliens. J’ai vu des manifestants proclamer « Mort aux juifs ». La cause palestinienne est devenue un cadeau pour les antisémites. Avant le 7 Octobre, je critiquais Benyamin Netanyahou et la politique suivie par les juifs extrémistes. Maintenant, cette agression antisioniste renforce mon sentiment d’appartenance. Nous sommes en légitime défense.

Quand vous voyez le Liban, grande terre spirituelle, bombardé, quelle est votre réaction ?

J’ai beaucoup d’amis chrétiens et musulmans au Liban – pas d’amis juifs puisque tous ont été chassés. J’ai beaucoup d’amitié pour ce peuple francophile et très cultivé. Les Libanais ont connu seize ans d’une guerre qui a fait 200 000 morts, les invasions palestiniennes, les bombardements israéliens… Mais le pays est dirigé par le Hezbollah, qui est financé par la pire dictature religieuse au monde – et qui a été installée, tout le monde l’oublie, par Giscard d’Estaing et les communistes qui, en 1979, ont permis à la France d’héberger l’ayatollah Khomeini. Je suis malheureux qu’Israël soit contraint de bombarder le Liban. J’aimerais que le Hezbollah soit détruit pour que les peuples puissent reprendre leur libre arbitre, que ceux qui veulent être chrétiens puissent l’être et que ceux qui veulent être musulmans le soient aussi.

Mais la religion est autant un facteur de protection, une technique de maîtrise d’angoisse, qu’un moteur de haines. J’ai été invité à donner des cours en territoire palestinien, à l’université de Ramallah, et j’ai vu circuler des textes composés de passages de Mein Kampf traduits en arabe. Je suis stupéfait que les gens de gauche volent au secours de ces gens qui propagent une guerre de religion en citant Mein Kampf. La charte du Hamas proclame qu’une femme doit rester à la maison et mettre au monde un fils afin d’en faire un guerrier « pour tuer les Juifs et les francs-maçons, où qu’ils se cachent ». Enfant, j’entendais ce genre de phrases, je le répète, de la bouche des nazis et de ceux qui collaboraient avec eux. J’ai commencé ma vie avec ces mots, j’en ouvre le dernier chapitre en entendant les mêmes paroles de haine, de sang et de mort.

Propos recueillis par Jérôme Cordelier

Source lepoint