Un an après le 7 Octobre, l’écrivaine israélienne tremble pour l’avenir de son pays, entre la barbarie du Hamas et le dangereux « narcissisme » de Netanyahou.
Durant l’année écoulée, j’ai maintes fois pensé à mes grands-parents. Quatre jeunes gens qui ont quitté famille et patrie au début du XXe siècle pour émigrer dans un pays de désolation, à faible densité de population, sous domination ottomane. Un pays d’où leurs ancêtres avaient été chassés deux mille ans auparavant et vers lequel convergeaient leurs prières de retour.
Leurs motivations n’étaient pourtant pas d’ordre religieux. Au contraire. Ces quatre-là, qui ne se connaissaient pas encore, s’étaient justement détournés de l’éducation passive qu’ils avaient reçue, pour choisir de fonder un foyer dans un endroit où le peuple juif serait en sécurité, à l’abri des persécutions antisémites subies en diaspora. Des dizaines d’années avant la Shoah, ayant compris l’ampleur du danger, ils ont décidé, ainsi que de nombreux autres jeunes, de prendre leur destin en main et sont partis de Pologne, de Russie, d’Ukraine et de Lituanie. Ensemble, ils ont travaillé comme des forcenés dans les champs, ont asséché les marais, ont fertilisé le désert au point que, à l’époque, un tel développement a aussi attiré une immigration arabe venue de Syrie, du Liban, de Jordanie et même du Soudan.
Ils ont affronté un climat hostile, la malaria, la violence des bandes armées locales et le harcèlement des autorités turques, mais n’ont pas renoncé. Ainsi, ils ont ouvert la voie, avant même la création de l’État, aux autres pionniers, aux réfugiés qui ont dû fuir l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, aux survivants de la Shoah, puis, jusqu’aux années 1950, aux nombreux Juifs dont la vie était en péril dans les pays arabes.
Entrave à la démocratie
La perception d’Israël comme lieu sûr pour le peuple juif, seul endroit où celui-ci pourra se défendre, a prouvé sa validité à de nombreuses reprises depuis 1948 et a perduré malgré le lourd tribut exigé par les guerres et les attentats. Mais le massacre du 7 octobre 2023 et l’assassinat en un seul jour du plus grand nombre de Juifs depuis la Shoah ont ébranlé chez de nombreux Israéliens jusqu’aux bases de ce sentiment de sécurité. Et ce n’est pas la seule chose qui a été ébranlée ce jour-là. A aussi vacillé, ce 7 octobre-là, la certitude que notre gouvernement agissait dans l’intérêt du peuple et veillait à son bien-être. Car c’est avec une brutalité sans nom qu’il a rompu ce contrat fondamental avec ses citoyens.
De même, jamais encore nous n’avons eu ici de gouvernement se permettant de transgresser à ce point toutes les normes en vigueur. Au lieu d’assumer la responsabilité de ce qui s’est passé, notre Premier ministre discrédite l’armée, notre ministre de la Justice se bat contre le système judiciaire, notre ministre de l’Intérieur sape la sécurité du pays et notre ministre des Finances détourne le budget de l’État au profit de son électorat, c’est-à-dire les colons et les ultraorthodoxes. Foulant aux pieds publiquement des valeurs essentielles telles que la protection mutuelle et la sanctification de la vie humaine, ils tentent en permanence d’entraver la démocratie.
Reste-t-il encore quelque chose qui n’ait pas été altéré en Israël depuis le 7 octobre, jour où les kibboutz, les villes du Sud et les centaines de jeunes qui dansaient au festival Nova ont été abandonnés, livrés à la barbarie du Hamas ? À des terroristes qui ont sadiquement violé des mères sous les yeux de leurs enfants, incendié des maisons alors que les habitants se trouvaient à l’intérieur, décapité et fait prisonniers des personnes âgées et de jeunes enfants, des femmes et des hommes qu’ils retiennent en otage dans des conditions inhumaines ?
Boucliers humains
Aujourd’hui, alors que presque une année s’est écoulée, me voilà, avec autant de douleur que de rage, à mettre des mots sur des choses que jamais je n’aurais pu imaginer. Jamais je n’aurais pu imaginer que cette incurie criminelle durerait encore. Qu’au bout d’un an, il y aurait encore des otages à Gaza. Que cette guerre se poursuivrait encore sans qu’aucun horizon politique se dessine, dans le Sud et dans le Nord. Que les habitants vivant à proximité de la frontière du Liban et qui ont été déplacés à cause des tirs incessants du Hezbollah ne pourraient pas encore rentrer chez eux, que des soldats et des civils seraient encore tués ou blessés et que les Gazaouis devraient encore payer de leur vie le prix terrible des crimes du Hamas – lequel continue à les utiliser comme boucliers humains.
Jamais je ne me serais imaginé, il y a un an, que Benyamin Netanyahou – principal responsable de cette catastrophe et de la coalition qui y a mené – serait encore au pouvoir actuellement. Que l’extraordinaire protestation citoyenne, aussi inspirante soit-elle, n’arriverait pas à l’en déloger. Qu’on ne trouverait pas, parmi tous les partis qui composent l’étroite majorité parlementaire, ne serait-ce que les quatre députés intègres et courageux qui suffiraient à faire tomber ce gouvernement et permettraient à la colère du peuple de s’exprimer.
Selon tous les sondages, la plupart des Israéliens n’ont plus confiance en leurs dirigeants, mais, pour notre grand malheur, ceux-ci sont encore solidement accrochés à leurs sièges. Or cette coalition corrompue, qui compte des éléments messianiques et fascistes jusqu’à présent tenus à l’écart (elle n’a été formée par Netanyahou que pour stopper la procédure judiciaire engagée contre lui), est en train de précipiter le pays dans un gouffre, quel que soit le secteur d’activité. Comment expliquer qu’à l’exception du ministre de la Défense, personne n’ose protester ?
Ennemi intérieur
Ce n’est, bien sûr, pas un hasard. Depuis des années, c’est-à-dire depuis que ses intérêts personnels et ceux du pays ont pris des directions diamétralement opposées, Netanyahou nomme à des postes clés non pas des gens pour leur talent, mais pour leur fidélité aveugle à son égard. Et ce n’est qu’un petit préjudice, comparé aux ravages qu’a causés et causera encore cette dangereuse divergence. Car dès l’instant où le procureur général de l’État a décidé de mettre en examen Netanyahou pour corruption, fraude et abus de confiance, le Premier ministre se venge de ce qu’il considère comme une trahison.
Il se conduit envers sa patrie comme le ferait un mari violent : il la frappe, ignore ses besoins, mais en même temps ne la libère pas, car c’est elle qui lui assure sa survie. Au lieu de se préoccuper de la sécurité de son peuple, il a fomenté un coup d’État afin de bloquer la procédure judiciaire à son encontre, a engendré une terrible fracture au sein de la société et a ignoré tous les avertissements des forces de défense israéliennes. Si bien que nos ennemis, conscients de l’occasion inespérée qui leur était donnée, ont décidé de mettre en action, le 7 octobre, un plan concocté de longue date.
Nous avons toujours été entourés d’ennemis extérieurs, mais seul un ennemi intérieur a réussi à nous porter un tel coup, à nous affaiblir au point de faire d’Israël une proie facile. Je m’entends soupirer aux oreilles d’une amie allemande, fille de survivants de la Shoah : « Quoi, un seul homme arriverait à détruire tout un pays ? » Et elle m’a répondu avec un petit rire amer : « Oui, un seul homme suffit. »
Bien qu’une année soit passée, l’heure n’est toujours pas aux conclusions. La période que nous traversons reste critique. Nous aurions pu surmonter le choc et la destruction du 7 octobre. C’est une terrible catastrophe, un traumatisme national, mais pas un danger existentiel.
L’ethos israélien
Aujourd’hui, « grâce » au gouvernement de Netanyahou, notre pronostic vital est engagé, même après les attentats contre Nasrallah et les dirigeants du Hezbollah. Car les opérations militaires les plus réussies ne valent rien si elles ne sont pas accompagnées d’un processus politique. Netanyahou a maintenant une occasion historique de changer du tout au tout la face du Moyen-Orient : obtenir un accord pour la libération des otages, un cessez-le-feu à Gaza et une nouvelle organisation du Liban, qui pourrait déboucher sur une coalition régionale des pays modérés – sous l’égide des États-Unis. Cependant, prisonnier des extrémistes à qui il a donné le pouvoir, jaloux de sa survie politique, il saborde les possibilités d’accord les unes après les autres.
Tout ne dépend pas que de lui, c’est vrai. Le chef du Hamas, Yahya Sinouar, qui détient les otages dans d’atroces conditions, entrave, lui aussi, avec cruauté toute négociation. La volonté de l’Iran et ses alliés de se venger d’Israël gagne en puissance. Or ce sont justement toutes ces raisons qui rendent absolument nécessaires un cessez-le-feu et un accord régional. Mais notre Premier ministre, n’obéissant qu’à un narcissisme terrifiant et maladif, s’entête dans son refus pour rester au pouvoir.
« Tes démolisseurs et ceux qui t’ont mise en ruine sortiront de toi », a dit Isaïe (Isaïe, 49.17), et je frissonne en voyant sa prophétie se réaliser sous nos yeux. Pourtant, quand je participe aux manifestations ou que je rencontre des gens au cours de toutes les actions de protestation que nous menons, j’ose espérer que la réparation et la guérison sortiront aussi de nous. Car malgré le poids de cette longue guerre qui nous écrase, malgré les violences d’une police devenue milice politique, malgré l’incitation à une haine débridée, attisée par le gouvernement et ses soutiens, l’ethos israélien – chaleureux et courageux, créatif et pugnace –, sans lequel nous n’aurions pas survécu ici, reste partout vivace. La majeure partie du pays, libérale et pacifiste, n’a pas l’intention de baisser les bras. Nous continuerons à lutter, non seulement pour les générations futures, mais aussi pour le souvenir des générations passées, parmi lesquelles mes grands-parents. Par chance, ils ne voient pas combien souffre aujourd’hui l’État qu’ils ont créé.
* Née le 13 mai 1959 au kibboutz Kvoutzat Kinneret, blessée dans un attentat à Jérusalem en 2004, militante du mouvement de femmes pour la paix Women Wage Peace, Zeruya Shalev a participé, avec l’écrivain David Grossman, à l’opération internationale Children Cannot be Prisoners of War, qui œuvre à la libération des enfants kidnappés le 7 octobre 2023. Prix Femina étranger 2014 pour Ce qui reste de nos vies, elle a signé Stupeur en 2023 (Gallimard).
Texte traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz.