Pour l’écrivain israélien David Grossman, plus la solution à la frayeur et au désespoir semble inaccessible, plus il faut la rechercher.
Chaque fois qu’un président américain proclame à son de trompe : «Les Etats‑Unis soutiennent le droit à l’existence d’Israël», cela me fait bondir. L’intention est bonne, certes, mais peut‑on imaginer un président qui déclarerait : «Les Etats‑Unis soutiennent le droit à l’existence de la France» ? Ou celui de l’Italie, des Pays‑Bas, de l’Egypte ou de l’Inde ?
Seul Israël, de tous les pays au monde, subit cette situation absurde : il est le seul dont la «légitimité», nécessaire à une existence stable, n’est toujours pas reconnue par les autres, après soixante‑seize ans de souveraineté. Il est insupportable que ce soit le peuple presque entièrement exterminé pendant la Shoah qui vive de nouveau aujourd’hui, dans sa propre conscience et dans celle de nombreuses nations, au bord d’un tel abîme psychique.
Les slogans martelés désormais au cours de manifestations de masse, sur les campus universitaires de toute la planète et dans des éditoriaux, les mots d’ordre «A mort Israël !» ou «La Palestine de la mer [Méditerranée] au fleuve [le Jourdain] !» montrent que, du fond de cet abîme, les adversaires d’Israël ne se contentent pas de critiquer ses actions – critique parfois justifiée –, mais lui dénient le droit qu’ils reconnaissent à n’importe quel autre pays : celui d’avoir une existence pleine, incontestée et durable.
Pour nombre de peuples, de religions et d’Etats, l’existence israélienne‑juive, étrange et précaire, est soumise à conditions. Jusqu’à quel point cette sensation – ce doute existentiel – s’est‑elle instillée dans la conscience des Juifs vivant en Israël ? Et quelle empreinte va laisser le carnage du 7 octobre ?
Une chose est sûre : «la vie au bord de l’abîme», selon les mots du poète israélien Nathan Alterman, est devenue de plus en plus tangible, fragile, incertaine.
Ce n’est pas une tristesse «habituelle»
Et puis il y a cette expression que je lis sur les visages de mes frères israéliens à chaque rencontre, le lourd soupir que presque chacun d’eux lâche lorsqu’on pose cette simple question : «Comment ça va ?» Soupir comme retenu à grand‑peine, venant du plus profond des entrailles, et que cette question banale «libérerait» en quelque sorte. Voilà un symptôme supplémentaire de la situation : il n’existe plus de gestes et de propos banals. Tout remonte des profondeurs, le contact immédiat avec la mort – notre lot presque quotidien – nous a rendus plus vulnérables. La tristesse accumulée en nous n’est pas une tristesse «habituelle» : elle résulte de l’amère constatation qu’il n’y a pas – et peut‑être n’y en aura‑t‑il jamais – de soulagement, ni même d’issue à la frayeur et au désespoir qui sont les nôtres ici. Mais devons‑nous vraiment désespérer ? Et cesser de chercher une solution ?
Avons‑nous néanmoins le luxe de désespérer et de ne plus remuer ciel et terre pour parvenir à trouver une solution ?
Une autre évidence s’impose à nous, Israéliens, après un an de guerre : nous sommes dans l’obligation d’avoir ici, au Proche‑Orient, des alliés fidèles et forts, car ce que nous avons découvert au cours de la dernière guerre – contrairement à ce que nous pensions depuis toujours, et contrairement à ce que l’on s’est escrimé, avec arrogance, à nous faire croire pendant des décennies –, c’est que, dans les guerres futures, nous ne pourrons pas vaincre grâce à nos seules forces.
«Dans les guerres futures», ai‑je écrit, comme résigné à l’inéluctable. Car, même si Israël réussit – avec l’aide de quelques pays et puissances – à infliger un coup terrible à ses ennemis, il subira les ripostes cruelles, voire fatales, de la «coalition» meurtrière du Hezbollah et du Hamas, des Houthis du Yémen et peut‑être même de l’Armée islamique d’Irak et de Syrie, sans oublier les pays qui, comme l’Iran, l’attaqueront à partir de plusieurs fronts.
Tout cela nous amène à tirer plusieurs conclusions : Israël doit parvenir, le plus tôt possible, à une situation de stabilité, d’apaisement et de reconnaissance avec ses voisins. En d’autres termes, Israël est obligé de favoriser au plus vite les conditions d’une situation de paix avec ses voisins – du moins, avec ceux qui y sont disposés. Et avec l’Iran aussi. Même si cet espoir semble vain aujourd’hui, la paix relève de l’intérêt national suprême d’Israël. Et de celui d’un certain nombre de pays arabes.
Une situation de paix est indispensable à la sécurité d’Israël, c’est la garantie vitale de sa survie, tout autant que sa puissance militaire.
Tout accord de renforcement des liens d’Israël avec les Etats de la région – les accords d’Abraham (1), par exemple – doit prendre en compte le peuple palestinien, sa tragédie et ses blessures – celles des réfugiés, de l’occupation.
De plus en plus religieux, fanatiques et nationalistes
Ce que j’écris ici, je m’engage à le répéter à l’infini. Car c’est ce qui constitue le cœur du conflit. Sans quoi, ce ne serait qu’une «paix de nantis» qui exploserait au visage de ceux qui essaient de se dérober à la réalité.
Autrement dit, chaque fois qu’Israël entreprend une action en faveur de la paix, Israël ne fait pas une «fleur» aux Palestiniens, mais améliore sa propre situation et renforce ses chances de vivre une existence pleine et sûre dans ce Proche‑Orient instable et violent.
Toutefois, l’histoire des relations entre les «protagonistes» de premier plan – Israéliens et Palestiniens – soulève des interrogations inquiétantes.
Existe‑t‑il une chance réelle de paix véritable entre des peuples qui, au cours des dernières années, sont devenus de plus en plus religieux, fanatiques et nationalistes ? Sont‑ils prêts à renoncer sincèrement, pleinement, à l’absolu de leur foi, ou se contenteront‑ils de la «suspendre» pendant quelques années, le temps d’accumuler suffisamment de puissance armée pour déclencher une attaque surprise sur le voisin ?
Autant de questions fondamentales qui doivent être posées. Et qu’il faut affronter avec honnêteté. Sans nulle dérobade. Aujourd’hui, après le 7 Octobre, je ne peux y répondre qu’en raisonnant a contrario : si la situation entre Israël et ses voisins ne change pas du tout au tout, et si, régulièrement, nous sommes entraînés dans une guerre sanglante, comme celle dans laquelle nous sommes piégés en ce moment, Israël et la Palestine ne seront plus que deux nations dont l’existence se réduira à la guerre, à la haine, au nationalisme et au racisme. La démocratie ne sera plus, dès lors, qu’un vœu pieux. Est‑ce dans ce genre d’Etat que nous voulons vivre et élever nos enfants ?
Terrés, le cœur tremblant
Je suis un individu qui a vu les guerres se succéder. Un individu qui n’a pas connu un seul jour de paix véritable dans son pays, et c’est sans doute parce qu’il n’a jamais connu un tel jour qu’il se bat depuis des décennies pour y parvenir.
En ce moment même, des dizaines de citoyens israéliens et libanais sont terrés dans des abris, le cœur tremblant, tandis que, au‑dessus de leurs têtes, s’affrontent l’armée de l’air israélienne et le Hezbollah.
Au milieu de tout ce tumulte, militaire et psychique, je me suis efforcé [depuis le 7 octobre] d’exprimer [dans mes articles et mes discours] les sentiments profonds que la guerre interminable nous force à ressentir. J’ai essayé de garder la liberté de pensée d’un créateur, d’un écrivain, y compris dans les pires moments du conflit armé et lorsque mon cœur d’être humain s’est brisé.
Je suppose qu’aujourd’hui j’aurais écrit différemment certaines pages mais je veux espérer que, à presque chaque carrefour de réflexion ou d’action, j’ai agi, plus ou moins, de façon correcte.
Qu’est‑ce qu’agir «de façon correcte» ? J’ai du mal à le définir précisément. Parfois, ce n’est rien d’autre qu’une sensation viscérale. En général, j’ai tendance à faire confiance à cette réaction.
Traduit de l’hébreu par Jean‑Luc Allouche.
(1) Les accords d’Abraham sont des traités de paix conclus par Israël avec les Emirats arabes unis et Bahreïn, signés en septembre 2020.
Ce texte constitue la préface du recueil de dix articles et discours de David Grossman regroupés dans son nouvel ouvrage, «le Cœur pensant», paru aux éditions du Seuil.