De Lyon à Paris en passant par toutes les banlieues, reprise sur une année où toute la communauté juive française a dû adopter de nouveaux réflexes.
Dans un coin de la synagogue de Rouen, la Torah est intacte, encadrée par l’Aron Hakodesh, cette grande armoire consacrée, dont l’un des flancs est carbonisé. Une odeur âcre pique le nez. Deux ouvriers perchés sur un échafaudage grattent le plafond. Encore noir de jais il y a peu, il a viré au gris pâle sous l’effet du produit étalé par la société de nettoyage. « On va faire plusieurs passages », prévient l’un d’eux. Il le faudra bien pour redonner sa couleur originelle au lieu de culte, visé par un incendie criminel le 17 mai dernier. Le ministre de l’Intérieur d’alors, Gérald Darmanin, avait qualifié l’attentat d’acte antisémite « qui touche tout le monde ».
« Ce jour-là, on a pris le 7 octobre en pleine figure : ce gars voulait tuer des juifs », résume Natacha Ben Haïm, la présidente de l’Association cultuelle israélite de Rouen (Acir), plantée au milieu du hall de prière. Elle se perd dans ses pensées puis rembobine : le 17 mai, à l’aube, un homme armé d’un couteau a escaladé le mur d’enceinte, brisé une vitre et jeté un cocktail Molotov à l’intérieur, avant de nourrir l’incendie en jetant des cartons sur les flammes. Pas de victime, heureusement, mais de gros dégâts, tandis que l’agresseur a été tué par la police.
Pour les Français de confession juive, partout sur le territoire, l’attaque terroriste du Hamas en Israël commise il y a un an a été un point de bascule. « C’est l’un de ces événements qui changent le cours de l’histoire », résume Delphine Horvilleur, rabbin à Paris et autrice.
« J’ai enlevé la mezouza, changé mon nom sur Uber »
D’abord, l’un des effets les plus directs en France — où réside la plus importante communauté juive d’Europe avec près de 500 000 personnes — c’est la hausse des actes antisémites. Selon le ministère de l’Intérieur, leur nombre a été multiplié par trois au premier semestre 2024, avec un peu moins d’un millier d’actes à fin juillet contre 347 à la même période en 2023.
« Des croix gammées retrouvées sur la table par un enfant, un autre désinvité d’un anniversaire car juif, l’assignation au silence à la fac… égrène Delphine Horvilleur. Dans ma communauté, je n’ai pas une famille à qui il n’est pas arrivé quelque chose. » C’est le cas, aussi, de Carole, 32 ans, mère de deux enfants habitant à Sarcelles (Val-d’Oise). « Dès qu’il fait nuit, je change mes itinéraires et ne marche qu’aux endroits éclairés. J’ai enlevé la mezouza (objet du culte juif) devant ma porte, changé mon nom sur Uber », soupire la jeune femme.
C’est « une année de peur », abonde Arnaud, un papa de 50 ans habitant le Val-de-Marne. « À l’occasion de Roch Hachana (le Nouvel An juif, cette année du 2 au 4 octobre), les fidèles se rendent habituellement près d’un fleuve ou d’une source pour y jeter symboliquement leurs péchés. Cela fait quarante ans que je vais au lac de Vincennes, il peut y avoir 50, 60 personnes. Sauf cette année, j’ai vu passer des messages WhatsApp disant de ne pas y aller ! »
La haine a aussi fait irruption dans les écoles, sanctuaires jusqu’ici préservés. Jeudi, le ministère de l’Éducation nationale a annoncé 3 600 actes antisémites en 2023-2024, soit le triplement de l’année précédente. Même autour des établissements confessionnels, la crainte règne. « Je demande aux élèves de ne pas porter leur kippa avant d’entrer, de cacher tout ce qui peut indiquer qu’ils sont juifs », note Armelle (prénom modifié), directrice d’une école juive parisienne. « De toute façon, les parents l’anticipent, c’est devenu automatique », ajoute-t-elle.
« La fin d’une illusion »
L’attaque terroriste a engendré un élan de solidarité entre les juifs de France mais aussi à l’égard d’Israël. Au moins 1 660 personnes ont fait leur alya — la « montée » en hébreu, qui consiste, pour un juif, à s’installer en Israël — depuis octobre. Un chiffre multiplié par deux par rapport à 2023, malgré un contexte de guerre qui dure désormais depuis un an.
Dans la foulée de l’attentat, certains se sont même rendus en Israël pour remédier au manque de main-d’œuvre à la suite de la mobilisation dans l’armée des réservistes. Ainsi, le Fonds social juif unifié (FSJU) a envoyé plus de 600 volontaires depuis le 7 octobre afin d’« aider dans les kibboutz et chez Latet, une association d’aide aux plus défavorisés », indique Richard Odier, qui dirige le FSJU.
D’autres sont partis seuls, sans organisme, comme David, un Parisien de 29 ans. « Dès qu’on a su pour les otages et compris que ce serait un processus long qui pourrait mettre à mal l’économie, j’ai posé un congé et je suis allé récolter des tomates ! » Cet élan ne se tarit pas, assure Richard Odier : « D’ici au 15 décembre, on a trois voyages prévus ! »
Une solidarité accrue qui s’explique par l’immense solitude ressentie par de nombreux juifs après l’attentat. « Il y aura un avant et un après 7 octobre, mais certains ne s’en sont pas encore rendu compte », regrette Delphine Horvilleur. Pour elle, la date marque « la fin d’une illusion » : « Celle d’une parenthèse enchantée où l’on croyait que la proximité de la Shoah aurait empêché qu’un tel événement se reproduise, surtout pas en Israël, le refuge des juifs. » « Or, ce massacre n’a pas déclenché une forte empathie. On a même remis en cause la parole des femmes survivantes qui ont été violées », développe le rabbin, déplorant « que certains aient éprouvé de l’empathie pour le Hamas, en lui trouvant la légitimité d’un mouvement de résistance ». Dans son viseur, bien sûr : certains cadres de la France insoumise, qui n’ont pas qualifié l’organisation de terroriste.
Relever la tête
Une division largement nourrie par le camp politique, notamment lors des élections législatives de juin. « D’un côté il y a les fachos de Zemmour et du RN qui, tout d’un coup, nous adorent, et de l’autre, des types de gauche et d’extrême gauche qui considèrent qu’Israël l’a un peu mérité quand même », s’énerve Arnaud. « Quand tu vois ça, tu comprends qu’il n’y a plus de repères, que les digues ont sauté, que chacun est dans l’instrumentalisation », regrette le quinqua.
Quid de l’avenir ? Après la sidération, la vigilance, parfois la peur, on devine la nécessité de se remettre debout. Ainsi, Natacha Ben Haïm organisera, ce lundi, un concert mémoriel, ouvert à tous, au sein même de sa synagogue encore fumante. « C’est le moyen de dire : On est là et on n’a pas peur ! » De son côté, Delphine Horvilleur, qui publie un livre artistique sur des œuvres créées après le 7 octobre, a déjà réfléchi à ce qu’elle dira à ses ouailles. « Il faut qu’on réponde à cette question : comment le monde né des douleurs du 7, qui ne sont pas seulement juives mais humaines, peut-il être encore vivable ? »
Clarisse, croisée… rue aux Juifs, dans le centre-ville de Rouen, a un début de réponse : un geste symbolique qu’elle fera ce lundi. « Je vais remettre ma mezouza devant ma porte ! C‘est une ère nouvelle qui s’ouvre : celle où l’on assume de nouveau d’être juif. »