Un an après l’attaque terroriste perpétrée par le Hamas en Israël, l’historien* décrypte la signification profonde de ce pogrom, les ressorts de la haine contre l’État hébreu dans le monde musulman et le tropisme d’une partie des intellectuels occidentaux pour l’islamisme.
LE FIGARO. – Un an après le 7 octobre , Israël se retrouve plus isolé que jamais sur le plan international. La réponse d’Israël était-elle, selon vous, proportionnée ?
GEORGES BENSOUSSAN. – Le spectacle des destructions à Gaza est en effet effrayant. Cela posé, le Hamas a réussi à effacer du bilan des victimes tout un groupe de la population, les adultes de sexe masculin, alimentant ce faisant un narratif qui réactive en creux l’imagerie du Juif lâche et cruel. Dans l’enchevêtrement urbain de Gaza, confronté au cynisme d’une organisation islamiste qui cache son arsenal dans des hôpitaux et interdit aux civils l’accès à ses tunnels pour s’y protéger, le bilan humain ne peut être qu’impressionnant.
Par le biais de ces images, le Hamas entend émouvoir l’opinion internationale et isoler l’État d’Israël, il sait combien l’émotion balaie tout raisonnement, ce qu’avaient très tôt compris les communistes en URSS. La propagande est aujourd’hui plus sophistiquée, mais la manipulation des foules est identique. On en connaît la labilité moutonnière, généralement stupide et féroce, a fortiori quand elle est couplée à la fascination de certains intellectuels pour la violence.
Israël, État « raciste et génocidaire » ? Peu importe l’absurdité de l’assertion, elle répond à l’antique nécessité de cristalliser le mal sur « les Juifs », ce signe-paria de nos économies psychiques. Et si les Israéliens étaient des nazis, ironisait déjà Jankélévitch en 1971, « ce serait merveilleux ». Le poète palestinien Mahmoud Darwich expliquait de son côté que l’intérêt qu’on lui portait ne tenait pas à lui, mais aux Juifs.
Il n’y a pas de « riposte proportionnée » quand le conflit est d’ordre existentiel, avec le risque, réel, d’un effondrement de l’État juif sur le modèle du 7 octobre 2023. Ceux qui prétendent que c’est inenvisageable devraient regarder un instant le dernier siècle écoulé pour constater combien d’inenvisageables ont finalement dû être envisagés au mépris du jugement des « gens raisonnables ». La « disproportion » est la condition de la victoire. A-t-on jamais parlé de « proportionnalité » lorsque les Occidentaux ont écrasé Daech en 2016, alors que cette disproportion seule a permis leur succès ?
Pour le Hamas, Israël n’est pas un adversaire, c’est une entité à éradiquer, ce qu’il répète sans fard depuis sa fondation en 1987. « Le Hamas rejette toute alternative à la libération complète et achevée de la Palestine, du fleuve à la mer » stipule l’article 20 de sa Charte (1988, révisée en 2017). « Israël est un pays qui n’a pas sa place sur notre sol. Nous devons éliminer ce pays » déclare le 23 octobre 2023 Ghazi Ahmad, membre du Bureau politique du Hamas. « Est-ce que cela signifie la destruction d’Israël ? » interroge le journaliste. « Oui, bien sûr. L’existence d’Israël est illogique. » De quelle marge de manœuvre disposez-vous face à un ennemi qui entend vous exterminer ? Poserait-on cette question à un autre peuple pareillement menacé dans sa survie ? L’État d’Israël peut-il laisser ses citoyens à la merci d’une organisation qui a montré le 7 octobre ce dont elle est capable ?
« La vérité est qu’on a tellement pris l’habitude de voir le Juif ne pas se défendre que cette résistance à peine organisée prend une allure de scandale et de provocation », écrivait Albert Memmi en 1962. Le Juif armé déstabilise en effet la représentation classique que l’on en a. Le Juif apeuré et sans relief de l’islam et la Synagogue vaincue aux yeux bandés de l’Église s’accommodent mal du soldat israélien. Israël souverain sur la terre de sa naissance, c’est le retour du spectre. Or personne n’aime les fantômes. Et les mêmes qui éprouveront toute la compassion du monde pour les victimes de la Shoah n’auront souvent que diatribes à l’endroit des Juifs en armes.
De la même manière, les frappes sur le Liban sont déjà très critiquées. Étaient-elles réellement inévitables ?
Depuis plus de onze mois, le nord d’Israël subit les bombardements quotidiens du Hezbollah qui, depuis 2006, refuse d’appliquer la résolution 1701 des Nations unies, et de se retirer au-delà du fleuve Litani. Et qui depuis dix-huit ans, sous les yeux des soldats des Nations unies (Finul), construit des kilomètres de galeries souterraines, y entrepose des missiles et s’y constitue un arsenal-forteresse.
Le 8 octobre 2023, le Hezbollah ouvre le feu sur le territoire souverain de l’État d’Israël (d’avant le 4 juin 1967) qu’il considère tout entier comme « illégitime ». Que voulez-vous négocier avec celui qui nie votre droit d’exister ? Si vous examinez le conflit sur le temps long, vous constaterez la présence d’un dénominateur commun d’une simplicité biblique, le refus radical d’une existence nationale juive sur une portion de la Palestine historique.
On peut se demander comme on le faisait dans les années 1930 s’il n’y a pas quelque chose d’indécent (au sens de la « common decency » d’Orwell) à voir 22 États arabes et 57 États musulmans contester (à quelques exceptions près) le droit d’exister au seul État juif de la planète. Et disputer des miettes (28.000 km carrés) quand on dispose soi-même de 4 millions de km carrés. L’égalité entre les peuples n’est pas synonyme d’égalité des enjeux. L’absence d’indépendance de la Palestine arabe n’a pas empêché la création de la Ligue arabe en 1945. Inversement, si l’État d’Israël disparaît, il n’y aurait plus aucune forme d’indépendance nationale juive sur la terre.
Enfin, les frappes israéliennes interviennent après plus de 300 jours de harcèlement du Hezbollah qui ont obligé 80.000 Israéliens à fuir leurs habitations. À l’échelle de la France, un demi-million de personnes. Notre pays tergiverserait-il dans ce cas de figure, et attendrait-il 300 jours pour obtenir le retour des réfugiés chez eux ?
La signification du pogrom du 7 octobre et les enjeux soulevés par ce massacre ont-ils été compris par la communauté internationale et les dirigeants occidentaux ?
Les Israéliens, et plus largement une partie des Juifs dans le monde, ont vécu le 7 octobre comme une préfiguration de l’effondrement final de l’État d’Israël. L’acte II de la Shoah. Cet inimaginable participe des terreurs secrètes qui habitent la psyché de nombreux Israéliens et de Juifs du monde entier. C’est ce qui leur a explosé au visage le 7 octobre, la possibilité, à tort ou à raison, d’une nouvelle menace d’extermination. Si de nombreux contemporains ont été choqués par les massacres du 7 octobre, la peur existentielle de l’anéantissement fait partie de l’ADN psychique des peuples génocidés. Et d’eux seuls. C’est cette peur-là que le 7 octobre a réveillée.
En matière de cruauté, le Liban de la guerre civile et l’Algérie des années 1990 avaient déjà atteint un seuil. À plus petite échelle, le 7 octobre, a rappelé les trésors de cruauté déployés lors des massacres de 1929 à Jérusalem et à Hébron. Des massacres qui ont choqué et contribué à radicaliser la partie juive et à empêcher la coexistence future des deux peuples. La tragédie palestinienne de 1948 était déjà là en germe.
Vous rappelez souvent que le conflit israélo-arabe dépasse la question des Territoires occupés. Peut-on cependant décorréler complètement les événements du 7 octobre ainsi que l’affrontement avec le Hezbollah des enjeux territoriaux ?
Il n’y a pas de contentieux territorial avec le Hezbollah mis à part la contestation relative aux minuscules Fermes de Chebaa. Le Hamas et le Hezbollah attaquent l’État juif sur ses frontières internationales reconnues, et non sur des « Territoires occupés », à moins de considérer tout l’État d’Israël comme un territoire occupé. L’enjeu territorial est évident, en revanche, avec les Palestiniens de Cisjordanie, même si le refus arabe est largement antérieur à la question des « Territoires occupés ». Y réduire ce conflit, c’est se condamner à répéter les mêmes erreurs.
Depuis le 7 octobre, nous assistons à une poussée des actes antisémites en Occident. Comment l’expliquez-vous ?
Comme l’a montré récemment une étude de l’AJC et de la Fondapol, l’antisémitisme fait partie de l’atmosphère culturelle d’une part plus ou moins importante de l’immigration arabo-musulmane et de ses descendants citoyens français. Cet antisémitisme, qui est « comme dans l’air qu’on respire », ressort des résultats de cette enquête qui montre que pour 24 % des Français, pris dans leur globalité, « les Juifs ont trop de pouvoir dans les médias », 59 % des Français de culture musulmane pensent la même chose. Et si 31 % des Français pensent que « les Juifs sont plus riches que la moyenne des Français », le résultat est de 51 % chez les Français musulmans. Par ailleurs, en matière d’antisémitisme, les réseaux sociaux effacent de plus en plus les frontières entre « droite » et « gauche ».
Le passage à l’acte antisémite inscrit le Juif comme coupable, d’une culpabilité ontologique, et c’est pourquoi la violence déchaînée contre lui constitue un palier d’accoutumance vers une violence plus grande encore.
Si on a souvent fait le lien entre ce « nouvel antisémitisme » et la poussée de l’islamisme en Occident, comment expliquez-vous la séduction qu’il opère sur les élites ?
Le tropisme d’une partie des intellectuels occidentaux pour l’islamisme est le même qui les a souvent fait pencher vers un pouvoir absolu auquel une partie d’entre eux aspire souterrainement. C’est le mot de Lacan aux étudiants de Vincennes en décembre 1969 : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un Maître. Vous l’aurez. » Ils mettent en garde contre une force brute qui les fascine en même temps. L’islamisme est la dernière variante d’un totalitarisme étendu à l’ensemble de la planète. Pour « être antifasciste, prévenait Orwell à la fin des années 1930, la gauche n’est pas anti-totalitaire ». Tout au contraire, une partie d’entre elle nourrit un tropisme totalitaire quand elle raisonne en termes de Bien et de Mal et ne conçoit qu’une vérité, sans place pour la contradiction.
Les Israéliens insupportent nombre d’intellectuels occidentaux parce qu’ils sont la preuve vivante de leur défaite morale. Ils se battent, eux ne se battent plus. Ils constituent un État-nation, eux vomissent la nation. Ils revendiquent une identité forte, eux la criminalisent. L’existence d’Israël et sa défense opiniâtre sont comme un reproche vivant adressé à une partie des Occidentaux : les Israéliens sont ce que nous regrettons de ne plus être, pris dans la spirale des transfrontières et des transgenres, dans un univers d’indifférenciation qui évoque le tohu-bohu de la Genèse.
La séduction opérée par l’islamisme sur les élites (mais pas seulement comme le montre les nombreuses conversions à l’islam), tient à son image de force brute et de conquête. Les élites occidentales qui depuis longtemps ont fait sécession et perdu la notion de bien commun, sont sans emprise sur un monde qui leur échappe. Elles épousent la raison du plus fort à l’instar d’une partie de ces élites françaises qui furent hier fascinées par la force brute du régime nazi.
En écartant le religieux, l’Occident sécularisé a prétendu faire l’économie de toute transcendance. Dans une société désenchantée, l’islamisme offre un système de croyances rassurant, qui donne sens à nos vies et rend compte du chaos du monde. Il séduit en proportion exacte de notre dépérissement.
* Dernier ouvrage paru de Georges Bensoussan: « Les Origines du conflit israélo-arabe, 1870-1950 » (Presses universitaires de France, 2023).
Par Alexandre Devecchio